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Fuensanta
DANS LA CUISINE Nous sommes dans un appartement ordinaire d’un quartier ouvrier de Saragosse. Plus précisément, nous nous trouvons dans la cuisine d’un appartement ordinaire, un jour de printemps ordinaire. Dans la petite cuisine encombrée, une femme frit du poisson tandis que sa fille adolescente et son mari, déjà attablés, mangent. Tout est exigu et […]
DANS LA CUISINE
Nous sommes dans un appartement ordinaire d’un quartier ouvrier de Saragosse. Plus précisément, nous nous trouvons dans la cuisine d’un appartement ordinaire, un jour de printemps ordinaire. Dans la petite cuisine encombrée, une femme frit du poisson tandis que sa fille adolescente et son mari, déjà attablés, mangent. Tout est exigu et étriqué, à l’instar de la vie des gens ordinaires.
Au menu du jour, il y a d’abord des lentilles, puis du merlan et, entre les deux, une petite salade.
La radio de la cuisine diffuse les infos ; la voix de la présentatrice se mêle au jingle :
« Bonjour. Rue Casta Alvarez, la police nationale a découvert un lance-roquette chargé aux côtés du corps sans vie d’une prostituée toxicomane.
La police locale a immédiatement alerté le SMUR, qui a confirmé que la femme avait succombé à une overdose d’héroïne. Après avoir obtenu du magistrat de garde l’autorisation de procéder à la levée du corps, les autorités judiciaires et les agents de la police nationale ont trouvé sur place des traces d’héroïne, du matériel destiné à sa consommation, ainsi qu’une quantité considérable de stupéfiants. Ils ont aussi découvert un lance-roquette dont un projectile était fiché dans la porte de la cuisine. Le service de déminage est intervenu pour sécuriser le périmètre et procéder au retrait de la roquette.
L’arme saisie serait un lance-roquette C‑90, modèle que le gouvernement espagnol a envoyé en Ukraine pour répondre à l’invasion russe. Ces lance-roquettes sont fabriqués par l’entreprise Instalaza, installée à Saragosse.
Avec ses 5,3 kilogrammes, le C‑90 est le système de calibre 90 millimètres le plus léger au monde. Il est le seul à permettre le déclenchement à distance. Son tir génère un recul minimal et est extrêmement précis. Il est capable d’atteindre une cible ponctuelle à 350 mètres et une cible de zone à 700 mètres, selon le type de munition utilisé. »
PILAR, tout en panant et faisant frire le merlan se tourne vers son mari. Non mais t’entends ? Ils ont trouvé un lance-flamme ! Mon Dieu, quelle horreur ! Où va le monde ? La rue Casta Alvarez, c’est pas celle qui se trouve à côté du Mercado central ?
ANDRES, mâche, avale et parle. Pas un lance-flamme, Pili. Un lance-roquette.
JULIA. Oh nan m’man ! Encore du poisson ? J’aime pas le poisson, j’te l’dis tous les jours. Et toi, t’écoutes pas et t’en fais tous les jours !
PILAR, visiblement irritée. Commence pas, ma grande, commence pas, hein ! Et mange ton poisson.
JULIA. Mais j’aime pas !
PILAR. Pas besoin d’aimer ! Moi non plus, y’a des trucs que j’aime pas et j’les mange quand même ! Le poisson, c’est bon pour la santé.
JULIA. Steuplait m’man !!
PILAR. T’imagines ? Un lance-flamme à la maison !
ANDRES. Mais non, Pili. C’était un lance-roquette.
PILAR. C’est encore pire. T’imagines que le coup parte ? Je vois déjà la scène d’ici : la droguée avec son lance-roquette chargé à l’épaule, aller et venir, lalala, avant d’ouvrir la porte aux clients. C’est du n’importe quoi ! T’as beau être noir, si on te pointe avec un lance-roquette, t’as la trouille de ta vie !
ANDRES. Mais quel rapport entre les Noirs et les lance-roquettes ?? Il sort d’où ce Noir ??
PILAR. Mais qu’est-ce que j’en sais, moi ! Y’a beaucoup de Noirs dans cette rue-là.
ANDRES. Y’a de toutes les couleurs dans cette rue, chou. Et c’est jamais la bonne. Toi, tu ne passes pas par là, je te l’ai déjà dit. Et toi, Julia, nomdedjeu, mange ton poisson !
DANS LES HAUTES INSTANCES DES FORCES DE L’ORDRE
Dans un immense bureau anonyme situé dans un immense bâtiment anonyme de Saragosse, un homme ordinaire est assis derrière un immense bureau. C’est Martinez, le délégué du gouvernement pour la région.
Le regard pensif de Martinez se perd au-delà des immenses fenêtres qui inondent la pièce d’une lumière silencieuse.
Quelqu’un frappe à la porte, l’entrouvre et passe la tête.
PADILLA. Vous permettez, Monsieur le Délégué ?
MARTINEZ. Entrez, entrez, Padilla. Je vous attendais. Asseyez-vous, je vous prie.
En uniforme de commissaire en chef de la police nationale, Padilla entre d’un pas décidé et s’assied en face de Martinez. Un homme ordinaire vêtu d’un uniforme constellé d’étoiles et de galons ne ressemble plus à un homme ordinaire. Pourtant, en réalité, il l’est toujours.
MARTINEZ. Je vous écoute, Padilla. Où en sommes-nous ?
PADILLA. Monsieur, tous nos hommes sont sur l’affaire…
MARTINEZ. Padilla, droit au but, bon sang ! Pouvez-vous m’expliquer ce que faisait un putain de lance-roquette chez une toxico morte ? Bordel !!
PADILLA. Voyons voir, Monsieur. Ce n’est pas exactement ça qui nous inquiète. D’après ce que nous avons pu découvrir, l’hypothèse la plus plausible serait que l’arme et le projectile aient servi de paiement contre de la drogue. De la vente au détail, si vous voyez ce que je veux dire, à un type aussi défoncé qu’elle.
MARTINEZ. Et alors ?
PADILLA. Ce qui nous inquiète, c’est comment cet individu a mis la main sur un C‑90. C’est ça la vraie question. Parce qu’évidemment…
Padilla se tait et Martinez l’interroge du regard.
PADILLA. Nous avons plusieurs pistes, Monsieur. Nous sommes en train d’enquêter afin d’exclure les failles de sécurité dans les installations de l’usine ainsi que dans la ligne de transport et de stockage, Monsieur. Ce sont des pistes dont nous devons tenir compte. L’arme pourrait aussi avoir été achetée au marché noir, c’est une autre possibilité.
MARTINEZ. Je vois…
PADILLA. Dans tous les cas, il est essentiel de déterminer qui est à l’origine du détournement ou du vol du lance-roquette. Nous envisageons plusieurs hypothèses. D’une part, les mafias de l’Est : des Russes, des Albano-Kosovars… ou encore des Ukrainiens à l’insu de leur gouvernement. D’autre part, des fondamentalistes islamiques. Boko Haram. Un groupe soutenant la cause palestinienne ou des Kurdes. Ou même des Colombiens, des Nicaraguayens, voire les Dominican Don’t Play. Nous n’en avons, pour l’heure, aucune idée. C’est peu vraisemblable, mais nous ne pouvons rien exclure.
MARTINEZ. Mais enfin, Padilla, c’est Saragosse ici, merde ! Vous êtes en train de me dire qu’il y a des guérillas kurdes à Saragosse ?
PADILLA. Monsieur, comme je vous le disais, c’est peu probable. Mais il était encore moins probable que l’on découvre un lance-roquette chargé dans le quartier de San Pablo, et pourtant…
Martinez regarde Padilla et Padilla regarde Martinez. Tous deux finissent par regarder le monde dehors, au-delà des grandes fenêtres. Leur monde. Un monde qui, de manière inattendue, est devenu étranger.
MARTINEZ, brise le silence. Très bien, Padilla. Vous pouvez disposer. Continuez. Et tenez-moi informé de toute avancée.
PADILLA. Bonne soirée, Monsieur.
Le soir tombe derrière les immenses fenêtres. Le soleil se couche, bercé par le bruit de la circulation et par les lumières multicolores. Les gens vont et viennent, à la hâte, absorbés par leurs soucis. La vie suit son cours.
CHEZ TANTE ISA
À plus de 90 ans, tante Isa a conservé une lucidité exceptionnelle. Les mots qui sortent de sa bouche ne sont pas toujours dans le bon ordre, mais elle, elle sait ce qu’elle dit. Elle habite seule dans un appartement non loin de chez ses filles. Elle passe ses soirées dans son fauteuil inclinable devant la télévision, vêtue d’une robe de chambre d’hiver rose boutonnée jusqu’au cou, malgré les températures presque estivales. Irina prend soin d’elle le matin et le soir.
Ce soir, la télévision est éteinte. Quand Irina entre dans l’appartement, elle la trouve en sanglots et angoissée.
IRINA. Bonsoir, me voilà. Vous allez bien ? Comment se passe votre soirée, ma petite Isaura ?
ISAURA. Oh là là, ma chérie. Oh là là…
IRINA. Mais qu’est-ce qui ne va pas, Isaura ?
ISAURA. Eh bien, ma fille m’a appelée.
IRINA. Laquelle ? L’aînée ? Téré ?
ISAURA. Non, pas Térésa ; Pili, la plus jeune.
IRINA. Ah oui, Pili. Et elle vous a dit quoi ?
ISAURA. Tu n’es pas au courant ?
IRINA. Non, je ne sais pas. Dites-moi.
ISAURA. Eh bien, tu sais… ce qui se passe dans ton pays. La guerre. Y’avait un canon de la guerre ici, ils l’ont retrouvé chez une femme qui est morte.
IRINA. Mais attendez, c’est quoi cette histoire de canon ?
ISAURA. Un canon de la guerre. J’étais toute petite pendant la guerre. Écoute, si je dois mourir, je meurs, c’est pas la mer à boire, moi, je suis très vieille. Mais toi, ma chérie… et mes pauvres petites-filles… La guerre, c’est atroce, ma chérie. J’étais très petite, et pourtant je me souviens de tout.
IRINA. Ne vous en faites pas, Isaura, il n’y a pas de guerre ici. La guerre, elle est loin ! Allez, c’est rien. On va mettre Motus, ça va bientôt commencer.
Irina allume la télévision.
IRINA. Isaura, qu’est-ce qui vous ferait plaisir pour le souper ? Une petite omelette et une tomate coupée en deux ?
ISAURA. Oui s’il te plait et une petite tranche de jambon. Et apporte-moi aussi un verre d’eau pour mes médicaments.
AU BAR DU COIN
Le bar du coin est un bar ouvrier dans un quartier ouvrier. On y trouve ceux qui prennent un café en vitesse, ou une bière, avant ou après le boulot, les retraités qui restent pour jouer une partie de cartes, celui qui entre glisser quelques pièces dans la machine à sous, et ceux qui y passent simplement l’après-midi.
Comme pour tous les bars ouvriers, le propriétaire est maintenant un Chinois. À part ça, rien de neuf : les mêmes tapas, le même calendrier de la S.A. Terrassement Tomey, le même Saint-Pancrace le doigt pointé vers l’intérieur pour s’assurer que l’argent entre et ne sorte pas, la même machine à sous…
C’est là qu’entre Andres. Déjà accoudés au bar discutant de tout et de rien, ses camarades l’attendent.
ANDRES. Alors, Ochimin, quoi de neuf ? Sers-moi un petit café crème.
LE CHINOIS OCHIMIN. Je le rallonge ?
ANDRES. Oui, avec du cognac. Merci, chef. En s’adressant à ses amis. Vous avez entendu l’histoire du lance-roquette ?
JESUS. Mais pourquoi tu l’appelles Ochimin ?
ANDRES. Mais merde, je vais quand même pas l’appeler Antonio !
JESUS, s’adressant au Chinois. Eh mec, c’est quoi ton nom ?
LE CHINOIS OCHIMIN. Moi ? Ho Xiaoming.
ANDRES. Tu vois ? Ochimin.
LUISITO. Bon, c’est quoi cette histoire de lance-roquette ?
ANDRES. Ben, l’autre jour, une pute est morte rue Casta Alvarez, t’imagines pas le ramdam : les pompiers, la police nationale, les démineurs… Et c’est pas tout, parce que quand la police est entrée, elle est tombée sur un lance-roquette chargé dans le couloir.
LUISITO. Tu déconnes !! Pourquoi elle avait un lance-roquette, la pute ?
JESUS. Pour te le foutre dans le cul, Luisito. T’es pas un bon client. T’en as une toute petite.
LUISITO. T’en sais quoi toi, connard ?
ANDRES. Ben, depuis ce matin, je n’arrête pas de me demander comment un lance-roquette a atterri chez cette pute. Parce que c’était un sacré engin. Un truc qu’ils fabriquent là-bas, près de Cuarte, pour les envoyer en Ukraine.
JESUS. Alors c’est surement un Russe qui a fait le coup. Ou un Albano-Kosovar.
LUISITO. Eh mec, t’en connais beaucoup des Albano-Kosovars à Saragosse qui vont aux putes à Casta Alvarez ? Et qui oublient un lance-roquette quand ils vont pisser ?
JESUS. Qu’est-ce que j’en sais moi ?!
LUISITO. Jamais de la vie. Ces mecs, c’est du sérieux. Hé, Ochimin, mets-moi la petite sœur.
ANDRES. C’est ce que je pense aussi. Parie que ce sont les Latin Kings. Ou les Chinois. T’en penses quoi toi, Ochimin ? C’est un coup des Chinois ?
LUISITO. Les Chinois, tu veux rire ou quoi !! T’as déjà vu un Chinois voler des lance-roquettes à Cuarte ?? C’est n’importe quoi !
JESUS, mort de rire. Attendez, y’a plus simple. Je vois ça d’ici : deux mecs de Cadrete en train de préparer les fêtes de leur village. « T’as pas les couilles de tirer avec un lance-roquette ». « Pas les couilles ? Tiens-moi ma bière. »
LUISITO. Hahahaha, ouais, ça pourrait être ça. Un gars de Cadrete qui travaille à l’usine de missiles et qui planque un lance-roquette dans un sac Carrefour pour l’amener à ses potes.
JESUS. Hahahaha, ouais bien sûr, puis il passe chez la pute acheter de la coke pour la fête, il tire son coup et oublie le lance-roquette.
LUISITO. Oui, c’est ça… Tu l’imagines sortir de l’usine avec un sac Carrefour sous le bras ? Un sac plein de salades pour que le vigile ne voie pas le lance-roquette…
JESUS. Hahaha, même pas, le gars à la porte ce serait un de ses potes…
LUISITO. Putain ! Plus possible de rentrer au village sans se faire démonter. T’imagines oublier le lance-roquette et la coke…
ANDRES. Vous déconnez grave les gars ! Hé, Ochimin, sers‑m’en un autre, chef.
DANS LA SALLE D’AUTOPSIE
L’Institut médico-légal se trouve dans le centre-ville, dans un magnifique bâtiment ancien, entouré de jardins. La médecin légiste en chef, Carmela, a la main verte. Pothos, plantes rubans, anthuriums… Le jardin extérieur s’étend jusqu’à l’intérieur, sur les étagères du bureau de la légiste. La salle d’autopsie est un havre de paix.
Carmela s’approche du cadavre de la femme qui gît sur une table en acier inoxydable. À côté d’elle sont disposés les instruments d’autopsie.
Carmela lave le cadavre avec une éponge avant de procéder à sa dissection, avec ses scalpels.
CARMELA. Ah là là ma belle, quelle tristesse ! Il y a des choses qui fendent le cœur. Enfin, bref, je vais regarder ton corps et ton corps ne me mentira pas. Pas besoin d’être Sherlock pour deviner que tu es morte d’une overdose. Mais c’était le dernier shoot, pas vrai chérie ? Le dernier d’une longue série.
Carmela manipule ses scalpels. Elle coupe, elle sectionne, elle observe.
CARMELA. Tu sais ce qui m’emmerde ? C’est que même morte, ils ne t’ont pas interrogée, toi. Personne ne se demande si tu as souffert, si tu as eu mal. Personne ne se demande quelle fut ta vie. Une chienne de vie, mon ange. Une chienne de vie. Et ta mort encore plus chienne parce que je ne sais pas si quelqu’un te pleurera. Quelle tristesse, mon Dieu. Ils ne connaissent même pas ton nom. Ils l’ignorent et ils s’en fichent. Un si beau nom en plus : Fuensanta.
Putain de lance-roquette.
* * * * * * * * * * * *
À la mémoire de Fuensanta Ondoño.
Inspiré d’un fait absurdement réel.
Traduit de l’espagnol par les étudiant·es de traduction littéraire Master 2 de l’École d’Interprètes Internationaux de l’UMONS (Amaru Jenny, Baneton Céline, Bonfitto Ophélie, Coulon Justine, Kasin Yesna, Laurent Lubin, Lejeune Dorian, Lorimer Louise, Makhlouk Feiza, Molin Anthony, Rampen Perrine, Sciacchitano, Valverde Marine, Vigneron Zoé) et par Cristal Huerdo Moreno.