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Frimeurs d’Anvers

Numéro 3 Mars 2013 par Dan Kaminski

mars 2013

La mai­son était déses­pé­ré­ment sale et son vide à toute épreuve. Mon père et moi en avons par­cou­ru toutes les pièces, en sui­vant les pas du nou­veau loca­taire, ce jeune Algé­rien des années 1960, si fier d’avoir enfin un toit dans le Nord noir de la France. Au rez-de-chaus­­sée, deux pièces sen­si­ble­ment humides, dépour­vues de tout […]

La mai­son était déses­pé­ré­ment sale et son vide à toute épreuve. Mon père et moi en avons par­cou­ru toutes les pièces, en sui­vant les pas du nou­veau loca­taire, ce jeune Algé­rien des années 1960, si fier d’avoir enfin un toit dans le Nord noir de la France. Au rez-de-chaus­sée, deux pièces sen­si­ble­ment humides, dépour­vues de tout mobi­lier, et ce qui aurait pu s’appeler une cui­sine. Nous sommes mon­tés à l’étage. Nous n’avions encore rien vu en matière de déso­la­tion et de fier­té réunies. Là, ce qui aurait pu être une salle de bains et deux chambres de même dimen­sion pré­sen­tait un taux hydro­mé­trique iden­ti­que­ment exces­sif. Dans l’une des chambres, ce fut l’éblouissement. Par terre, posé déli­ca­te­ment sur ses petites roues, un splen­dide avion rouge, brillant de nou­veau­té et de pro­pre­té, stu­pé­fiant de réa­lisme, sa télé­com­mande sophis­ti­quée appuyée au mur suin­tant. L’enfant que j’étais, déjà trop rai­son­nable et si bour­geois, a vite sub­sti­tué l’incompréhension à l’éblouissement. Cet adulte, vieux bien sûr — quand on a six ans, avoir vingt ans, c’est être vieux —, visi­ble­ment dému­ni de tout sauf d’humidité, peut-il rai­son­na­ble­ment dis­po­ser d’un tel jouet, si cou­teux sans doute, rouge en plus ! Est-ce bien sen­sé ? Une morale bien ancrée veut que l’on s’octroie, avec des moyens licites bien sûr, le néces­saire avant tout. Et, s’il reste quelque chose, des miettes le plus sou­vent, alors le pauvre pour­ra-t-il com­men­cer à pen­ser (de pré­fé­rence rêver) au super­flu, par exemple un avion télé­gui­dé (rouge, s’il vous plait).

L’ex-bourgmestre d’Anvers n’aurait pu faire mieux que le nou­veau. Patrick Jans­sens (SP.A), vain­cu aux der­nières élec­tions par Bart De Wever (N‑VA), est en effet à l’initiative d’un pro­jet nom­mé « pat­sers » (tra­dui­sez : « fri­meurs »), per­met­tant à la police de sai­sir les « voi­tures de luxe » au volant des­quelles se trouvent des jeunes qui « ne dis­posent pas d’un emploi au salaire impor­tant ou sont au chô­mage ». « Les nui­sances pro­vo­quées par les jeunes (musique trop forte, conduite dan­ge­reuse) ont moti­vé le lan­ce­ment du pro­jet. » Grâce à la loi sur le blan­chi­ment d’argent, le par­quet peut ouvrir une infor­ma­tion rela­tive aux « biens d’origine mani­fes­te­ment cri­mi­nelle » ain­si sai­sis1.

On note­ra que l’information don­née par les auto­ri­tés anver­soises ne pré­cise pas que les jeunes visés seraient plu­tôt d’origine étran­gère, ni que les voi­tures visées seraient essen­tiel­le­ment des véhi­cules fabri­qués par les Baye­rische Moto­ren Werke AG. D’autres marques alle­mandes sont concer­nées, mais lais­sons-nous aller un ins­tant à l’anecdote, ou à ce que des fri­meurs appellent l’histoire : pen­dant la Seconde Guerre mon­diale, cette entre­prise pres­ti­gieuse exploite les tra­vailleurs for­cés, les pri­son­niers de guerre et les déte­nus de camps de concen­tra­tion, à son pro­fit comme à celui de l’effort de guerre du régime natio­nal-socia­liste. Dans ses usines, la Baye­rische Moto­ren Werke AG, dont le patron était nazi, fabri­quait armes, bat­te­ries pour les V2 et autres moteurs d’avions, en exploi­tant des mil­liers d’ouvriers « au salaire peu impor­tant » et dont la mort pré­ma­tu­rée exi­geait un turn-over constant2. Quant à ces jeunes Anver­sois, dont il n’est pas pré­ci­sé — j’insiste — qu’ils seraient d’origine étran­gère, je crois me sou­ve­nir que, bien après la Deuxième Guerre mon­diale, leurs grands-parents, et peut-être leurs parents, ont ser­vi, et servent peut-être encore, toutes les indus­tries d’Europe.

De la morale bour­geoise de l’enfant au droit pénal du blan­chi­ment, il semble n’y avoir qu’un pas et qua­rante ans de crise éco­no­mique (quelqu’un sait-il encore ce que cette expres­sion signi­fie?). J’exècre la conduite dan­ge­reuse et les nui­sances sonores dont il est ques­tion. Mais, quatre cer­ti­tudes m’agitent. Pre­miè­re­ment, mon expé­rience de la frime est bien plus sou­vent ali­men­tée par l’attitude de fils et de filles à papa qui n’ont rien à blan­chir, ni leur cou­leur de peau ni de quel­conques reve­nus dou­teux3. Deuxiè­me­ment, la conduite dan­ge­reuse n’est pas le pri­vi­lège de fri­meurs au chô­mage ou au salaire déri­soire. Ensuite les nui­sances sonores ne sont pas l’apanage des voi­tures de luxe ; n’importe quelle « pou­belle » peut ser­vir à l’abrutissement de son conduc­teur et être équi­pée d’un sys­tème de son trop puis­sant. Et enfin, la loi sur le blan­chi­ment d’argent n’est pas des­ti­née à trai­ter les pro­blèmes de conduite dan­ge­reuse et de nui­sances sonores. Elle est ici ins­tru­men­ta­li­sée d’une façon qui devrait faire honte à ceux qui l’ont votée.

L’avion rouge revient tour­ner dans mon ciel. L’objet de la fier­té toute pro­vi­soire d’une vie étri­quée fut sai­si par un huis­sier qui ne fai­sait que son tra­vail. Aujourd’hui, le pro­duit luxueux et tant envié des Baye­rische Moto­ren Werke AG consti­tue une valeur, éga­le­ment pro­vi­soire, que se donnent des vies aus­si fra­giles qu’irritantes. Dans la concur­rence ado­les­cente à laquelle n’échappent ni les riches ni les moins jeunes, le désir de voi­tures de luxe, for­ma­té par le salon de l’auto, est par­fois le désir de celui qui n’a pour salon que son auto.

Le néces­saire avant tout, voyons ! C’est ce que devait pen­ser Gün­ther Quandt, fon­da­teur des Baye­rische Moto­ren Werke AG, pour assu­rer la meilleure ges­tion des res­sources humaines de son entre­prise entre 1941 et 1945.

Des nui­sances insup­por­tables jus­ti­fient donc la sai­sie de « biens d’origine mani­fes­te­ment cri­mi­nelle » et des pour­suites pénales pour blan­chi­ment d’argent. Une odeur désa­gréable de spo­lia­tion me monte aux narines… Un conseil aux pauvres, enfin à ceux qui « ne dis­posent pas d’un emploi au salaire impor­tant ou sont au chô­mage » : cachez vos signes exté­rieurs de richesse. Pen­dant ce temps, les autres fri­meurs, de pre­mière classe, conti­nue­ront d’exhiber les signes de leur pauvreté.

  1. Toutes les cita­tions de ce para­graphe sont tra­duites de l’édition du 9janvier 2013 du jour­nal Het Laatste Niews.
  2. Fr. Becker, « Hugo Boss et les pro­prié­taires de BMW brisent le tabou sur leur pas­sé nazi », AFP, 28 sept. 2011. Voir aus­si J. Schol­ty­seck, Der Auf­stieg der Quandts. Eine deutsche Unter­nehmerdynastie, Mün­chen, Beck Ver­lag, 2011.
  3. F. El Azzou­zi est plus expli­cite sur ce point dans son opi­nion (« Het par­fum van de pat­ser ») publiée, le 10 jan­vier 2013, dans De Mor­gen.

Dan Kaminski


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