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Freedom, de Jonathan Franzen

Numéro 12 Décembre 2011 par Jean-Pierre Delchambre

novembre 2011

Publié une semaine avant l’effondrement des tours du World Trade Cen­ter, le troi­sième roman de Jona­than Fran­zen, Les cor­rec­tions, avait per­mis à son auteur de faire son entrée dans le cercle des grands auteurs vivants. Déjà conscient, dès ses pre­mières œuvres, que la lit­té­ra­ture était un médium dont l’âge d’or appar­te­nait au pas­sé, et ne se […]

Publié une semaine avant l’effondrement des tours du World Trade Cen­ter, le troi­sième roman de Jona­than Fran­zen, Les cor­rec­tions, avait per­mis à son auteur de faire son entrée dans le cercle des grands auteurs vivants. Déjà conscient, dès ses pre­mières œuvres, que la lit­té­ra­ture était un médium dont l’âge d’or appar­te­nait au pas­sé, et ne se pri­vant pas d’en faire un sujet de réflexion, comme dans le texte remar­quable inti­tu­lé « Pour­quoi s’en faire1 ? », Jona­than Fran­zen s’est trou­vé en posi­tion de repré­sen­ter une lit­té­ra­ture label­li­sée « post-11 sep­tembre », explo­rant le sen­ti­ment de crise à la fois socié­tale et exis­ten­tielle, sur fond de « déclin de l’empire amé­ri­cain ». Été 2010 : ce qui est pré­sen­té comme le digne suc­ces­seur des Cor­rec­tions sort enfin aux États-Unis, et Jona­than Fran­zen est consa­cré «[plus] grand roman­cier amé­ri­cain » à la une du maga­zine Time — ce qui après tout paraît assez cré­dible, à un moment où Phi­lip Roth, vieillis­sant, semble devoir pas­ser la main, et où Bret Eas­ton Ellis n’emballe plus que Houel­le­becq et Beig­be­der (vu d’ici). Un an plus tard, l’ouvrage tra­duit en fran­çais2 ne fait pas l’unanimité de la cri­tique : encen­sé par les uns (Libé­ra­tion à son tour consacre sa une au roman­cier3), érein­té par d’autres (Marc Weitz­mann parle de roman-sit­com qu’aurait pu écrire Marc Lévy4). Il est vrai que tant d’éloges et d’honneurs incitent à la méfiance. Cela d’autant plus que Jona­than Fran­zen n’a pas caché les affres dans les­quels l’a plon­gé l’écriture de ce livre (longue période de doutes et d’errements, pro­jet plu­sieurs fois remis sur le métier, avant que prenne la sauce lors d’une année d’intense écri­ture). Alors, qu’a‑t-il dans le ventre, ce Free­dom ?

Le titre n’est pas une fausse piste : le roman­cier pro­pose bien une trame qui per­met de s’interroger sur ce qu’est deve­nue la liber­té dans les condi­tions du monde (occi­den­tal) actuel. Et s’il n’est pas inter­dit de rap­pro­cher le pro­pos du livre de cer­tains débats poli­tiques et phi­lo­so­phiques contem­po­rains, Jona­than Fran­zen a le sou­ci de ne pas appor­ter de réponses uni­la­té­rales et caté­go­riques, lais­sant le lec­teur se for­ger sa propre opi­nion à par­tir des tra­jec­toires et des situa­tions qu’il décrit avec une grande minu­tie, sur plus de sept-cents pages. Car Free­dom est un roman non seule­ment ample et dense, mais éga­le­ment carac­té­ri­sé par une cer­taine len­teur. Il brouille les cartes (confor­mé­ment à une cer­taine éthique du roman qui assume une part d’ambigüité), et déjoue les attentes du lec­teur habi­tué à la tem­po­ra­li­té accé­lé­rée des tech­no­lo­gies de la com­mu­ni­ca­tion et du diver­tis­se­ment. Ce roman à la forme clas­sique, néo­réa­liste (cela lui a été repro­ché), n’est guère agui­cheur au pre­mier abord. Il faut accep­ter de s’y lais­ser prendre en trou­vant le bon rythme, qui est plu­tôt ici celui du cou­reur de fond. Le point de vue est net­te­ment situé socio­lo­gi­que­ment : la classe moyenne amé­ri­caine, les sub­urbs, la géné­ra­tion qui a eu vingt ans dans la seconde moi­tié des années sep­tante, dotée en capi­tal cultu­rel, lan­cée socio­pro­fes­sion­nel­le­ment dans la grande com­pé­ti­tion des années quatre-vingt, ten­tant de se débrouiller avec l’éducation des enfants et les névroses fami­liales… Ce qui — chose à mettre au cré­dit du roman­cier — n’empêche pas les per­son­nages de vivre leur propre vie, sans don­ner l’impression de se réduire à des fiches signa­lé­tiques ou à des types-idéaux.

Le roman s’ouvre sur la des­crip­tion de l’existence de Pat­ty et Wal­ter Ber­glund, jeunes diplô­més venus s’installer à Bar­rier Street, une ban­lieue ordi­naire de St. Paul, Min­ne­so­ta. Le couple s’est for­mé à l’université, où Pat­ty était une des meilleures joueuses de l’équipe de bas­ket, et où Wal­ter, jeune homme sérieux, hon­nête et plu­tôt terne, avait pour meilleur ami Richard Katz, un punk-rocker flam­beur et cynique dont on ne tar­de­ra pas à décou­vrir qu’il ins­pi­ra un amour mal­heu­reux à Pat­ty… Cette der­nière, à la fois com­pé­ti­trice dans l’âme et en manque d’estime de soi, reproche à sa mère, une grande bour­geoise new-yor­kaise fai­sant par­tie de l’establishment démo­crate, de n’avoir que dédain pour ses talents de bas­ket­teuse. Un soir d’hiver, alors qu’elle vient de s’échapper d’une rela­tion pié­gée avec une amie per­tur­bée et mani­pu­la­trice, Pat­ty glisse sur une plaque de ver­glas et se blesse gra­ve­ment au genou. Ses rêves de deve­nir une spor­tive de haut niveau se brisent, et elle trouve l’attention dont elle a besoin chez le brave, le gen­til Wal­ter (qui, en révé­lant ce qu’elle a d’intéressant en elle, se rend lui-même inté­res­sant à ses yeux, écrit Fran­zen). Du coup, elle renonce — au moins pour un temps — à son désir pour le bad boy Richard, qui reste un ami de la famille en pour­sui­vant sa car­rière d’out­si­der dans des petits groupes de rock aus­si indé­pen­dants que confidentiels.

Le tri­angle de base est ins­tal­lé, d’autres vont venir s’ajouter et pro­duire leurs effets, au gré de champs de forces mêlant fac­teurs indi­vi­duels et influences col­lec­tives (de nature cultu­relle, sociale, éco­no­mique, mais aus­si éco­lo­gique, démo­gra­phique et géos­tra­té­gique…). Le couple Ber­glund a deux enfants, très dif­fé­rents l’un de l’autre : Jes­si­ca, fille sage et « qui se prend en charge », res­te­ra assez dis­crète, bien qu’à cer­tains moments elle joue­ra le rôle de mau­vaise conscience pour ses parents ; par contre, Joey pren­dra une place de plus en plus impor­tante, jusqu’à pou­voir pré­tendre être le per­son­nage peut-être le plus com­plexe et le plus atta­chant de ce roman, en dépit de ses côtés pour le moins pro­blé­ma­tiques. Alors que ses parents baignent dans une bonne conscience de gauche, impli­quant une édu­ca­tion de style libé­ral et démo­cra­tique, cen­trée sur l’épanouissement, Joey s’affirme comme un enfant à pro­blèmes, récal­ci­trant, oppor­tu­niste et cal­cu­la­teur, beau gosse sûr de son bon droit et de son pou­voir de séduc­tion, qui aura tôt fait de s’opposer à son père (contes­ta­tion de l’autorité — ou de ce qu’il en reste — dès l’enfance, appren­tis­sage du sens des affaires dans la cour de récréa­tion, rap­pro­che­ment avec les répu­bli­cains au début de l’âge adulte…), et plus encore, de déce­voir sa mère. Cette der­nière, pour­tant pleine de bons sen­ti­ments à l’égard des habi­tants du quar­tier, n’acceptera jamais que son fils pré­fé­ré, son ché­ri, sorte avec la fille de la voi­sine (une mère céli­ba­taire remise avec un homme mal dégros­si, ama­teur de méca­niques et de bri­co­lage), cette Connie Mona­ghan tel­le­ment « popu » qu’elle ne se fait même pas invi­ter aux fêtes d’Halloween orga­ni­sées dans le quar­tier… Joey met à l’épreuve sa mère, il sera lui aus­si mis à l’épreuve. Selon son plan de car­rière, Connie semble n’être qu’une étape, voire un ins­tru­ment uti­li­sable en fonc­tion de divers objec­tifs (Connie a ser­vi d’appât, de jouet sexuel, de faire-valoir, et aus­si quand même un peu de confi­dente, de sou­tien affec­tif, de com­plice…). Comme on pou­vait s’y attendre, Joey trouve l’occasion de prendre son envol lorsqu’il croise Jen­na, sœur de son ami Jona­than, fille d’une riche famille juive répu­bli­caine, incar­na­tion à ses yeux de la beau­té sophis­ti­quée suprê­me­ment désirable.

Ce qui est moins pré­vi­sible, c’est que Joey va foi­rer sa rela­tion avec Jen­na, et fina­le­ment res­ter atta­ché à Connie, avec qui il s’est marié en cachette peu de temps aupa­ra­vant. Cette séquence, qui ain­si résu­mée peut sem­bler tirée par les che­veux, est en fait une des réus­sites du roman. Per­son­nage secon­daire opaque, non soluble dans la psy­cho­lo­gie, mora­le­ment indé­ter­mi­né, Connie brille para­doxa­le­ment comme un micro trou noir qui, entre doci­li­té et tri­via­li­té, insa­tis­fac­tion et dévoue­ment, maso­chisme et sim­pli­ci­té, finit par aspi­rer non seule­ment Joey, mais aus­si le lec­teur — quelque part entre l’Idiot, de Dos­toïevs­ki et la Bess McNeill de Brea­king the Waves5, le fatras reli­gieux en moins… Quant à Joey, qui débute comme un Julien Sorel à l’époque du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé et des croi­sades néo­con­ser­va­trices, c’est pour ain­si dire à son insu et à son corps défen­dant qu’il découvre qu’il n’est peut-être « pas la per­sonne qu’il croyait être, ou qu’il aurait choi­si d’être s’il avait été libre de son choix ». Pour­quoi n’a‑t-il pas sai­si les occa­sions de rompre avec Connie ? Par sen­ti­ment de culpa­bi­li­té ? Pour conti­nuer à infli­ger à sa mère cette rela­tion appa­rem­ment mal assor­tie ? En réac­tion à l’«injustice » que repré­sente le mépris de classe de Pat­ty ? Certes, il y a de cela, mais il y a aus­si une rai­son plus posi­tive, quand bien même demeure-t-elle inté­res­sée (en plu­sieurs sens d’ailleurs): Joey compte sur Connie, à la fois parce qu’elle est prête à lui filer son argent pour ses inves­tis­se­ments dou­teux, et sur­tout parce qu’elle paraît immu­ni­sée contre les patho­lo­gies de l’individu concur­ren­tiel, n’ayant de cesse de se mesu­rer à autrui et d’imposer ses vues ; elle est comme pré­ser­vée de la dis­tor­sion des rela­tions à l’autre (la riva­li­té, l’envie, la jalou­sie, la vani­té, le nar­cis­sisme, la pos­ses­si­vi­té, la sus­pi­cion, la cruau­té, la para­noïa, l’insécurité…), et c’est cette base-là qui leur per­met de s’aider mutuel­le­ment « à battre en brèche les attentes de tout le monde ».

Au bout du compte, c’est donc bien ce per­son­nage de fils indigne, cet affreux Jojo amo­ral et poli­ti­que­ment sus­pect — com­pro­mis avec les fau­cons répu­bli­cains, pro­fi­tant de la guerre en Irak pour faire du busi­ness, prêt à exploi­ter les autres puis à les jeter après usage — qui fait l’expérience de quelque chose qui résiste au déci­sion­nisme et à l’ambition. Le roman­cier sug­gère un « engre­nage » qui n’est pas au pou­voir de l’individu et qui se mani­feste notam­ment par cet acte man­qué : en vou­lant dis­si­mu­ler son alliance, Joey l’avale par acci­dent. Or, com­ment la récu­pé­rer autre­ment qu’en « fouillant dans sa propre merde » ? La méta­phore est trans­pa­rente : ce qui vaut ici comme rite de pas­sage ou comme opé­ra­tion thé­ra­peu­tique per­met­tra à Joey de se rendre compte qu’il est le seul à aper­ce­voir des qua­li­tés cachées en Connie, qu’il se sent une res­pon­sa­bi­li­té par rap­port à son dévoue­ment incon­di­tion­nel (qui à la fois la pro­tège et la rend vul­né­rable), et qu’à la ques­tion de savoir pour­quoi il ne l’avait pas quit­tée, « la seule réponse logique était qu’il l’aimait ».

Pen­dant ce temps, que devient le tri­angle for­mé par Pat­ty, Wal­ter et Richard ? Les Ber­glund, la qua­ran­taine venue, ont reven­du leur mai­son de Ram­sey Hill et habitent désor­mais dans la ban­lieue de Washing­ton. Pat­ty, tou­jours femme au foyer, est ordi­nai­re­ment ennuyée et frus­trée, elle tâte de la bou­teille en écou­tant des chan­sons sen­ti­men­tales, et bien qu’elle n’ait pas per­du son esprit libre et moqueur, on peut résu­mer la situa­tion en disant qu’elle déprime gentiment.

De son côté, Wal­ter a déci­dé de réorien­ter sa car­rière pro­fes­sion­nelle et de s’engager pour des causes éco­lo­giques, ce qui l’amène, lui, le démo­crate idéa­liste, à pas­ser un mar­ché de dupes et à se four­voyer dans un pro­jet finan­cé par de l’argent répu­bli­cain : l’exploitation de char­bon à ciel ouvert — ce qui sup­pose de sac­ca­ger un ter­ri­toire et de le vider de ses habi­tants —, contre la pro­messe d’une réha­bi­li­ta­tion et d’une pré­ser­va­tion de ce ter­ri­toire « à l’état sau­vage », au pro­fit de la pro­tec­tion d’une espèce d’oiseaux mena­cée d’extinction : la paru­line azu­rée (qui orne la cou­ver­ture du livre). Dans le même temps, Wal­ter milite, avec le sou­tien enthou­siaste (et bien­tôt intime) de sa jeune col­la­bo­ra­trice Lali­tha, contre la sur­po­pu­la­tion et la « frag­men­ta­tion », ren­dues res­pon­sables des prin­ci­paux périls mena­çant l’avenir de la pla­nète. Enfin, Richard Katz a conti­nué à jouer dans des petits groupes de rock (qui portent des noms tels que The Trau­ma­tics, Wal­nut Sur­prise, etc.) et à « bai­ser les filles qu’il détes­tait ». La presse spé­cia­li­sée a trans­for­mé son sta­tut : de loseur, il est deve­nu un artiste culte, mais ce suc­cès d’estime n’a réus­si qu’à le rendre encore plus désa­bu­sé… De pas­sage chez ses vieux amis les Ber­glund, ce qui devait arri­ver finit par se pro­duire : Pat­ty et Richard ont une liai­son. À la suite d’un mal­en­ten­du qui se noue autour du jour­nal intime rédi­gé par sa femme (et qui lui tombe sous les yeux via Richard, évi­dem­ment), Wal­ter s’en va avec Lali­tha… Fin du tri­angle ? Pas vrai­ment, d’autres rebon­dis­se­ments sont à attendre, que l’on ne dévoi­le­ra pas ici, et dont il nous paraît dif­fi­cile de dire (comme cer­tains l’ont pré­ten­du) qu’ils consti­tuent un hap­py end

Le fil rouge qui tra­verse Free­dom est donc bien celui-ci : qu’avons-nous fait de la liber­té ? Et cela tant à un niveau indi­vi­duel que géné­ra­tion­nel et socié­tal — à une époque où des guerres sont menées au nom de la liber­té, où la liber­té comme valeur (sur un plan moral et poli­tique) tend à se confondre avec la liber­té comme arme (sur le plan éco­no­mique et rela­tion­nel), et où, entre « libé­ra­tion » et « libé­ra­li­sa­tion », l’individu hap­pé par la logique ver­ti­gi­neuse qui tend à dis­soudre toutes les bases, ne sait plus très bien si ladite liber­té est éman­ci­pa­trice ou toxique, un salut ou une perte, ou élan ou un far­deau, une chance ou une malé­dic­tion… Bien sûr, il est ten­tant de rap­pro­cher le pro­pos de Jona­than Fran­zen de repères phi­lo­so­phi­co-poli­tiques bien connus, le plus sou­vent d’ailleurs typi­que­ment amé­ri­cains (le débat entre libé­raux et com­mu­nau­ta­riens, le néo­con­ser­va­tisme ver­sus le radi­ca­lisme cultu­rel, John Stuart Mill : quel usage fai­sons-nous de la liber­té ? John Dewey : croyons-nous encore dans les valeurs de la liber­té et de la démo­cra­tie ? D. H. Tho­reau, Wal­den et la ten­ta­tion du retrait dans la nature6, etc.). Mais le roman­cier est assez habile pour déjouer les trans­po­si­tions hâtives (en par­ti­cu­lier, il est dif­fi­cile de lui repro­cher de céder aux sirènes d’un néo­con­ser­va­tisme ambiant, alors que son livre est une charge contre l’Amérique de l’administration Bush). Sur­tout, la réfé­rence (impli­cite) aux débats d’idées n’est qu’une pre­mière couche ou un ver­nis, et c’est à un niveau sous-jacent que Jona­than Fran­zen excelle à décrire com­ment les indi­vi­dus s’y prennent pour tenir dans ce monde, en trou­vant un sys­tème, un agen­ce­ment ou un dis­po­si­tif qui les sauve… au moins tem­po­rai­re­ment. Pour ne prendre qu’un exemple, on peut s’en remettre à ce magni­fique pas­sage où sont décrits la « foi » et le sou­tien que le bas­ket a pro­cu­ré à Pat­ty lorsqu’elle était jeune.

« Comme toute spor­tive, elle avait subi bien des galères et eu sa part de matchs médiocres, mais même lors des pires soi­rées, elle s’était sen­tie confor­ta­ble­ment ins­tal­lée dans quelque chose de plus vaste — dans l’équipe, dans l’esprit du sport, dans l’idée que le sport avait vrai­ment de l’importance — et avait reti­ré un vrai récon­fort dans les cris d’encouragement de ses coéqui­pières, dans leurs moque­ries visant à inver­ser le sort à la mi-temps, dans les varia­tions sur les thèmes des bras cas­sés et des empo­tées, toutes ces expres­sions cli­chées qu’elle s’était elle-même enten­due hur­ler des mil­liers de fois aupa­ra­vant. Elle avait tou­jours cou­ru après le bal­lon, parce que le bal­lon l’avait tou­jours sau­vée, le bal­lon était ce qu’elle était sûre d’avoir dans sa vie, le bal­lon avait été son com­pa­gnon loyal lors de tous ses inter­mi­nables étés de fillette. Et toutes ces acti­vi­tés répé­ti­tives que les gens font à l’église et qui semblent insi­gni­fiantes ou fausses aux non-croyants — se taper dans les mains après chaque panier, s’étreindre après chaque lan­cer franc, se taper dans les mains à bras levés pour chaque coéqui­pière qui quitte le ter­rain, ou hur­ler sans arrêt, « C’est tout bon, Shaw­na ! », « Ça, c’est du jeu, Cathy ! » et « swish, Oua­ouhhh ! » —, tout cela était deve­nu une seconde nature pour elle et avait un tel sens, comme autant d’aides néces­saires à de grandes per­for­mances spon­ta­nées, qu’il ne lui serait pas davan­tage venu à l’idée d’être gênée par ça que par le fait de trans­pi­rer beau­coup parce qu’elle cou­rait d’un bout à l’autre du ter­rain. Le sport fémi­nin n’était pas que dou­ceur, bien sûr. Sous les embras­sades bouillon­naient les riva­li­tés, les juge­ments moraux et une très forte impa­tience […]. Mais le sport de com­pé­ti­tion est fon­dé sur une his­toire de dévo­tion, sur une méthode de croyance, et une fois que cela a été tota­le­ment mar­te­lé en vous, à l’école ou au lycée au plus tard, vous n’avez plus à vous poser de ques­tions sur quoi que ce soit d’important quand vous par­tez au gym­nase et que vous vous met­tez en tenue, vous connais­sez la Réponse à la Ques­tion, la Réponse, c’est l’Équipe, et tous vos petits sou­cis per­son­nels doivent être mis de côté » (p. 116 – 118).

Par­mi d’autres fils par­cou­rant le roman, on peut aus­si rele­ver la dimen­sion géné­ra­tion­nelle, qui est assez évi­dente, qui peut éven­tuel­le­ment aga­cer, mais qui, selon nous, intro­duit un glis­se­ment bien­ve­nu par rap­port à quelques habi­tudes de la lit­té­ra­ture des deux ou trois der­nières décen­nies, trop sou­vent foca­li­sée sur l’expérience, les aspi­ra­tions et les revi­re­ments de la jeu­nesse qui a eu vingt ans dans les années soixante, autre­ment dit les babys boo­mers. Or, contrai­re­ment à ce qu’annonce l’éditeur en qua­trième de cou­ver­ture, ce ne sont pas ces der­niers qui sont mis en scène dans Free­dom, mais plu­tôt ceux qui sont venus après, et qui n’ont d’ailleurs pas eu l’honneur d’être dési­gnés à l’aide d’une éti­quette aus­si mémo­rable (de la même façon que la new wave et le punk, géné­ra­le­ment sous-éva­lués, esca­mo­tés et lar­ge­ment incom­pris dans l’imaginaire col­lec­tif, n’ont jamais fait le poids par rap­port aux mou­ve­ments contre-cultu­rels des années soixante, sur­éva­lués, mythi­fiés, et fina­le­ment pas­teu­ri­sés comme objets de nos­tal­gie à haute valeur com­mer­ciale et publi­ci­taire…). Les per­son­nages du tri­angle prin­ci­pal écoutent Pat­ti Smith, Devo et les Tal­king Heads, et ils ont été socia­li­sés dans un monde déjà lézar­dé, fis­su­ré (fin de l’optimisme his­to­rique, impasses de la libé­ra­tion sexuelle, dif­fi­cul­tés dans l’éducation des enfants et la trans­mis­sion…). Cette géné­ra­tion, comme si elle pré­fi­gu­rait le bas­cu­le­ment du monde (ou de notre monde), semble être tom­bée dans une faille spa­tio­tem­po­relle. Pour autant, Jona­than Fran­zen refuse de dres­ser un tri­bu­nal et, notam­ment, il s’abstient de tran­cher dans un sens ou dans l’autre les dif­fé­rends qui opposent la géné­ra­tion de Pat­ty et Wal­ter à celle de leurs reje­tons, Jes­si­ca et Joey. À cet égard, Richard Katz est éga­le­ment un bon révé­la­teur. D’un côté, il est pro­fon­dé­ment dés­illu­sion­né par rap­port à sa propre tra­jec­toire (le rock, fût-il qua­li­fié d’indépendant, est plus que jamais la bande-son de la socié­té de consom­ma­tion et de com­mu­ni­ca­tion — « la liber­té de choi­sir sur son iPod la petite dou­ceur que l’on s’offre toutes les cinq minutes en se don­nant bonne conscience »). Et de l’autre, il brosse un tableau dévas­ta­teur de la jeune géné­ra­tion et des nou­velles façons d’être cool. Assis­tant, au milieu du public, à un concert de Bright Eyes, il est stu­pé­fait de consta­ter que la colère a été rem­pla­cée par la dévo­tion, l’ironie par le sérieux, le nihi­lisme punk par le néo­folk béat, et la volon­té d’en découdre et de cri­ti­quer par l’exigence du res­pect et le droit à l’émotion… (En écho à cette scène, Pat­ty raille cette jeu­nesse qui paie ses ham­bur­gers et ses sodas avec une carte de cré­dit, et porte des tongs dans la rue « comme si le monde était leur chambre à coucher »).

Le chro­ni­queur sou­haite finir sur une note per­son­nelle. Par­mi les nom­breuses réac­tions qui, entre exci­ta­tion, effroi et conster­na­tion, ont sui­vi le 11 sep­tembre 2001, curieu­se­ment je n’ai pas oublié cette décla­ra­tion du gui­ta­riste de Sonic Youth (groupe majeur du rock indé­pen­dant amé­ri­cain), Lee Ranal­do : « Je me demande com­ment les ter­ro­ristes, quelles que soient leurs convic­tions, n’ont pas anti­ci­pé l’essentiel. Ils ont peut-être réus­si à détruire des bâti­ments impor­tants, mais tous leurs efforts n’auront conduit qu’à une chose : rendre les Amé­ri­cains et le reste du monde encore plus soli­daires, plus déter­mi­nés à défendre la liber­té. Tout le monde hisse la ban­nière étoi­lée. Loin de nous affai­blir, les ter­ro­ristes n’ont réus­si qu’à nous rendre encore plus forts7 ». En lisant cela à l’époque, dans ce cli­mat si spé­cial, en man­quant de recul — et sans vou­loir acca­bler ce musi­cien qui habi­tait à proxi­mi­té du drame et dont il aurait été illu­soire d’attendre qu’il fasse preuve d’une ana­lyse lucide plu­tôt que d’adhérer à la réac­tion de confor­misme chau­vin qui se pro­pa­gea alors —, je n’ai pas pu m’empêcher de pen­ser, devant l’inanité et l’aveuglement d’un tel pro­pos, que ce n’était pas seule­ment les tours du WTC qui s’étaient effon­drées, mais qu’elles avaient aus­si entrai­né dans leur chute des pans entiers d’une cer­taine culture ou contre­cul­ture qui avait carac­té­ri­sé la période en train de s’achever. Cette décla­ra­tion de Lee Ranal­do m’est reve­nue à l’esprit à la lec­ture de Free­dom, ce qui n’est guère éton­nant, le roman de Fran­zen pou­vant être lu comme une des­crip­tion, au ralen­ti, de cet autre effon­dre­ment, moins spec­ta­cu­laire, qua­si invi­sible, aux effets souterrains.

  1. Publié en fran­çais dans un ouvrage épo­nyme (éd. de l’Olivier, 2003).
  2. Éd. de l’Olivier, 2011 (tra­duit de l’américain ; éd. orig.: 2010)
  3. Libé­ra­tion, 16 aout 2011.
  4. Le Monde, 19 aout 2011.
  5. Le film de Lars von Trier.
  6. Sym­bo­li­sé à plu­sieurs reprises dans le roman par la mai­son au bord du lac sans nom (Name­less Lake, qui est aus­si le titre d’une chan­son de Katz).
  7. Les Inro­ckup­tibles, 18 sep­tembre 2001.

Jean-Pierre Delchambre


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