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Fraudes et mensonges : le temps des scandales

Numéro 9 Septembre 2013 par Luc Van Campenhoudt

septembre 2013

Dans le numé­ro pré­cé­dent, Albert Bas­te­nier et Renaud Maes avaient ana­ly­sé res­pec­ti­ve­ment la fraude dans la recherche scien­ti­fique et dans les tra­vaux des étu­diants. Dans le dos­sier de ce mois, Natha­lie Fro­gneux traite du men­songe en poli­tique, Mous­sa Meri­mi de la fraude fis­cale, Roc­co Vita­li de la fraude sociale et Joëlle Kwa­schin du faux en […]

Dans le numé­ro pré­cé­dent, Albert Bas­te­nier et Renaud Maes avaient ana­ly­sé res­pec­ti­ve­ment la fraude dans la recherche scien­ti­fique et dans les tra­vaux des étu­diants1. Dans le dos­sier de ce mois, Natha­lie Fro­gneux traite du men­songe en poli­tique, Mous­sa Meri­mi de la fraude fis­cale, Roc­co Vita­li de la fraude sociale et Joëlle Kwa­schin du faux en art. Les constats et ensei­gne­ments de ces deux dos­siers com­plé­men­taires s’additionnent.

Le pre­mier est évi­dem­ment que, dans ces mul­tiples domaines, la fraude, la triche et le men­songe sont des phé­no­mènes extrê­me­ment répan­dus et vieux comme le monde. Pour se limi­ter aux thèmes trai­tés dans le pré­sent dos­sier, le men­songe est consub­stan­tiel à la vie poli­tique2, sou­vent mais pas tou­jours pour des rai­sons stra­té­giques ser­vant une cause hono­rable. De source poli­cière, près d’un tiers des œuvres d’art actuel­le­ment sur le mar­ché serait des faux. Quant à la fraude fis­cale, elle dépas­se­rait lar­ge­ment le bud­get annuel de l’État. La triche et la fraude sont le fait des petits autant que des puis­sants, étu­diants incon­nus autant que scien­ti­fiques recon­nus, com­mer­çants de quar­tier autant que mul­ti­na­tio­nales, muni­ci­pa­listes dis­crets autant que poli­tiques répu­tés, modestes arti­sans autant qu’artistes de grand talent.

Le second ensei­gne­ment est que la fraude et la triche impliquent presque tou­jours plu­sieurs per­sonnes ou ins­ti­tu­tions, en conni­vence expli­cite ou impli­cite, bien que pour­sui­vant cha­cune son inté­rêt propre. L’étudiant frau­deur se fait aider par un uni­ver­si­taire véreux, rému­né­ré par les parents du pre­mier. Des faux en pein­ture sont recon­nus par des experts par­fois avides ou peu rigou­reux, expo­sés par des gale­ristes com­plai­sants et acquis par des ache­teurs qui spé­culent sur des œuvres consi­dé­rées seule­ment pour leur valeur mar­chande, les plus gros frau­deurs — ain­si que ceux qui devraient payer le plus d’impôts — peuvent comp­ter sur des fis­ca­listes et des ban­quiers cyniques, voire sur l’État lui-même qui est action­naire de banques pos­sé­dant des filiales dans des para­dis fis­caux et qui conforte la fraude par ses mesures visant à la contrer. Les tri­cheurs soli­taires sont presque tou­jours des petits, que le manque de savoir-faire et de pro­fes­sion­na­lisme conduit plus vite à se faire pincer.

Le troi­sième ensei­gne­ment est que, s’il y a des gagnants, fût-ce pro­vi­soi­re­ment, il y a sur­tout des per­dants. La fraude et la triche font tou­jours des vic­times : le contri­buable qui ne peut ou ne veut pas frau­der et paie pour les biens col­lec­tifs dont pro­fitent aus­si les frau­deurs, l’artiste copié et l’acheteur abu­sé, l’étudiant qui ne compte que sur lui-même, le cher­cheur pla­gié qui ne pla­gie pas, l’homme poli­tique scru­pu­leux qui voit toute sa cor­po­ra­tion perdre son crédit.

Comme mon­tré déjà dans le pré­cé­dent dos­sier, la fraude et la triche sont aujourd’hui encou­ra­gées par la culture ambiante de com­pé­ti­tion (éco­no­mique, poli­tique, scien­ti­fique…) et d’individualisme, qui sont exa­cer­bés dans qua­si­ment tous les domaines, et entre­te­nues par le fonc­tion­ne­ment des ins­ti­tu­tions elles-mêmes qui en paient le prix, comme les universités.

On doit tou­te­fois s’interroger sur la contra­dic­tion entre l’atmosphère de rela­tive tolé­rance envers ces pra­tiques très répan­dues et le fra­cas des scan­dales qui font régu­liè­re­ment la une de l’actualité. Affaire Bel­trac­chi en Alle­magne en 2011, du nom de ce faus­saire de haut vol qui réus­sit à vendre et à faire admi­rer quelques dizaines de faux tableaux de maitres, affaire Cahu­zac en France dont on attend impa­tiem­ment les pro­chains rebon­dis­se­ments, affaire Ome­ga Dia­monds à Anvers por­tant sur une fraude de près de 3 mil­liards ; ces trois affaires récentes trouvent place dans le pré­sent dos­sier et illus­trent une réflexion de plus large portée.

Il existe sans doute plu­sieurs expli­ca­tions au fait qu’elles fassent scan­dale : l’ampleur de la triche et ses consé­quences sur la socié­té ; le bon coup média­tique que le scan­dale repré­sente, avec son lot de scoops ; le plai­sir popu­laire et per­vers de voir chu­ter des puis­sants, atti­sé par la riva­li­té entre les puis­sants eux-mêmes ; la bonne conscience col­lec­tive que la dénon­cia­tion du scan­dale pro­cure à peu de frais ; le besoin de mar­quer des limites à un phé­no­mène deve­nu illi­mi­té dans un monde per­çu sans limites3… Quoi qu’il en soit, le scan­dale « réveille les consciences », ce qui sup­pose qu’elles étaient endor­mies, et « ouvre les yeux », ce qui sup­pose qu’ils étaient fermés.

Le pré­sent dos­sier veut les ouvrir plus grands et un peu plus loin. À par­tir de l’affaire Bel­trac­chi, Joëlle Kwa­schin pose la dif­fi­cile ques­tion de ce qui fait la valeur d’une œuvre d’art et du rap­port com­plexe entre le vrai et le faux. L’affaire Cahu­zac per­met à Natha­lie Fro­gneux de s’interroger sur les rap­ports entre la fran­chise et la sin­cé­ri­té, sur le men­songe qui bute sur le réel, et sur ses consé­quences pour le poli­tique en lequel la confiance est détruite, sur les rela­tions humaines bri­sées par le men­songe et le mépris qui le sous-tend, sur le men­teur aus­si qui s’isole et ne peut même plus dia­lo­guer avec lui-même. Mous­sa Meri­mi expose les méca­nismes de la fraude fis­cale, ses enjeux et les poli­tiques pour la com­battre, et montre les liens étroits entre eux.

Le cas de la fraude sociale qu’expose Roc­co Vita­li est sen­si­ble­ment dif­fé­rent. Le dis­cours offi­ciel de dénon­cia­tion des béné­fi­ciaires de l’aide sociale qui per­ce­vraient indu­ment des allo­ca­tions res­sor­tit à un autre registre qui est d’emblée idéo­lo­gique. Ce mar­ke­ting poli­tique qui pré­tend lut­ter ver­tueu­se­ment contre la pau­vre­té en fai­sant la chasse aux usur­pa­teurs pour redis­tri­buer avec davan­tage de jus­tice les res­sources de l’aide sociale aux « vrais mal­heu­reux » a, en réa­li­té, comme effets pra­tiques de désha­biller Paul pour rha­biller Jacques, de stig­ma­ti­ser les plus pauvres. Or cette rhé­to­rique qui vise à séduire un élec­to­rat de droite en repre­nant des thé­ma­tiques de gauche est non seule­ment injuste d’un point de vue empi­rique, mais éga­le­ment éthique : l’assistance sociale, der­nier filet de sécu­ri­té, devrait être incon­di­tion­nelle sans comp­ter que les petits frau­deurs ne sont pas légion en com­pa­rai­son du nombre de per­sonnes qui ne béné­fi­cient pas de l’aide à laquelle elles pour­raient pour­tant pré­tendre. Si dans les trois autres domaines de la triche et du men­songe, tout le monde ou presque triche dans la mesure de ses pos­si­bi­li­té, la fraude à l’aide sociale ne concerne qu’un nombre réduit de pauvres en butte à des sanc­tions et à des contrôles. Le vrai scan­dale réside ici dans cette exclu­sion de fait.

Pour chan­ger les choses, il faut com­prendre en pro­fon­deur ce qui se joue dans le men­songe et la fraude, en dépas­sant les offus­ca­tions ver­tueuses et, pour une part, hypo­crites. Cet effort de com­pré­hen­sion auquel se livrent les auteurs ouvre sur des ques­tions plus larges qui touchent à la vie en com­mun, à la démo­cra­tie et à leurs condi­tions de possibilité.

  1. Voir le dos­sier « Le bal des tri­cheurs » dans le numé­ro 7 – 8 de juillet-aout de La Revue nou­velle.
  2. Selon Han­nah Arendt, citée par Natha­lie Frogneux.
  3. Voir, dans le numé­ro 7 – 8 de juillet-aout de La Revue nou­velle, le texte de Chris­tophe Mincke : « L’impossible transgression ».

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.