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Françoise Collin (1928 – 2012)

Numéro 10 Octobre 2012 par Diane Lamoureux

octobre 2012

La mort de Fran­çoise Col­lin laisse un grand vide sur la scène fémi­niste fran­co­phone et inter­na­tio­nale. Certes, elle n’é­tait pas qu’une fémi­niste et refu­sait de se lais­ser réduire à la pos­ture de la « mili­tante », mais c’est prin­ci­pa­le­ment dans ce domaine qu’elle a agi et lais­sé une empreinte. Elle s’illustre d’a­bord dans le domaine de la lit­té­ra­ture. Déjà, […]

La mort de Fran­çoise Col­lin laisse un grand vide sur la scène fémi­niste fran­co­phone et inter­na­tio­nale. Certes, elle n’é­tait pas qu’une fémi­niste et refu­sait de se lais­ser réduire à la pos­ture de la « mili­tante », mais c’est prin­ci­pa­le­ment dans ce domaine qu’elle a agi et lais­sé une empreinte.

Elle s’illustre d’a­bord dans le domaine de la lit­té­ra­ture. Déjà, pen­dant ses études secon­daires en pleine Deuxième Guerre mon­diale, elle avait décou­vert dans celle-ci une ouver­ture vers la liber­té. Elle se fait connaitre dans les années 1960 par des romans publiés aux édi­tions du Seuil, Le jour fabu­leux (1960) et Rose qui peut (1962). Toute sa vie, elle pour­sui­vra une œuvre lit­té­raire, publiant 331W 20 (Tran­sé­di­tions, 1975), Le jar­din de Louise (Mont­réal, NBJ, 1987), Le ren­dez-vous (Tierce, 1988), On dirait une ville (des femmes, 2008) et une série d’es­sais sur la lit­té­ra­ture, Je par­ti­rais d’un mot (Fus Art, 1999).

Elle étu­die cepen­dant en phi­lo­so­phie et devient bour­sière du gou­ver­ne­ment fran­çais, ce qui lui per­met de suivre les ensei­gne­ments de Jean Hyp­po­lite et de Mau­rice Mer­leau-Pon­ty à Paris. Elle conci­lie d’ailleurs ce double inté­rêt pour la lit­té­ra­ture et la phi­lo­so­phie dans sa thèse de doc­to­rat d’É­tat qui sera publiée sous le titre de Mau­rice Blan­chot et la ques­tion de l’é­cri­ture par Gal­li­mard en 1971. Par­mi ses tra­vaux pro­pre­ment phi­lo­so­phiques, men­tion­nons Han­nah Arendt. L’homme est-il deve­nu super­flu ? (Odile Jacob, 1999), Les femmes de Pla­ton à Der­ri­da (en col­la­bo­ra­tion, Plon, 2000) et de nom­breux articles sur Lévi­nas, Arendt ou Blanchot.

Le fémi­nisme, qu’elle « découvre » lors d’un voyage aux États-Unis en 1972, lui per­met de trou­ver des mots et un cadre pour dire une injus­tice dont elle avait aupa­ra­vant fait l’ex­pé­rience dans sa dif­fi­cul­té à trou­ver un poste dans l’u­ni­vers bien mas­cu­lin de la phi­lo­so­phie uni­ver­si­taire. C’est d’ailleurs dans les pages de La Revue nou­velle qu’elle fait état de son éton­ne­ment devant ce qui se passe aux États-Unis. « Les nou­velles femmes amé­ri­caines sont belles, belles et sereines, belles de la liber­té qui régit leurs mou­ve­ments, leurs pas, leurs vête­ments. Elles ont ces­sé de qué­man­der l’hom­mage, l’ap­pro­ba­tion, de cher­cher dans les yeux de l’homme qui elles peuvent bien être. Pour la pre­mière fois peut-être elles connaissent le sen­ti­ment exal­tant de pou­voir peser sur leur des­tin1..»

Ceci la pousse à par­ti­ci­per à la fon­da­tion (avec Jac­que­line Aube­nas) de la pre­mière revue fémi­niste de langue fran­çaise, les Cahiers du Grif (1973 – 1992), une entre­prise col­lec­tive à laquelle son nom reste atta­ché et qui a mobi­li­sé une bonne par­tie de son acti­vi­té poli­tique et intel­lec­tuelle durant une ving­taine d’an­nées. Cette revue a été unique en son genre dans la mesure où elle est ouverte à tous les cou­rants de pen­sée du fémi­nisme, mêle femmes connues et incon­nues, mais sur­tout per­met une écri­ture dia­lo­gique dans la mesure où les textes (signés) sont accom­pa­gnés de com­men­taires, attes­tant du fait que le fémi­nisme consti­tue pour elle une pen­sée en mou­ve­ment qui doit res­ter atten­tive à la sin­gu­la­ri­té de cha­cune. Se méfiant de tout dog­ma­tisme et scep­tique devant les ten­ta­tives de récu­pé­ra­tion ins­ti­tu­tion­nelle du fémi­nisme, elle voit dans ce der­nier la condi­tion de main­tien de la plu­ra­li­té du monde, « lais­sant réson­ner l’in­fi­ni­té hété­ro­gène du lan­gage dans l’empire homo­gène du dis­cours2 ». Bref, un fémi­nisme de la libé­ra­tion et de la liber­té, pour cha­cune et pour toutes. Quelques années plus tard, elle par­ti­ci­pe­ra éga­le­ment à la fon­da­tion de l’U­ni­ver­si­té des femmes à Bruxelles.

Je l’ai ren­con­trée pour la pre­mière fois en 1985, à Mont­réal, même si j’a­vais déjà l’im­pres­sion de la connaitre puisque j’a­vais lu ses articles dans les Cahiers du Grif, autant de façon mili­tante, puisque nous en dis­cu­tions dans cer­tains col­lec­tifs fémi­nistes aux­quels j’ai par­ti­ci­pé, qu’in­tel­lec­tuelle, puisque j’a­vais assis­té à des col­loques uni­ver­si­taires dans les­quels elle inter­ve­nait et que j’a­vais mis cer­tains de ses textes au pro­gramme de mes cours. Cette ren­contre s’est dérou­lée autour d’Han­nah Arendt que nous décou­vrions alors toutes les deux. Ce fut le début d’une longue ami­tié qui s’est pour­sui­vie jus­qu’à sa mort. Elle a pré­fa­cé mon pre­mier livre et je lui ai consa­cré un cha­pitre dans Pen­sées rebelles (Remue-ménage, 2011).

Fran­çoise Col­lin a lar­ge­ment contri­bué à la dif­fu­sion de l’œuvre d’Han­nah Arendt en France, où elle s’ins­talle à par­tir de 1981. Elle lui a consa­cré un numé­ro des Cahiers du Grif en 1986, a co-orga­ni­sé un col­loque dont les actes sont publiés par les édi­tions Tierce en 1988, Onto­lo­gie et poli­tique, a favo­ri­sé de nou­velles tra­duc­tions de ses œuvres, dont son ouvrage sur une salon­nière ber­li­noise juive du début du XIXe siècle, Rahel Varn­ha­gen (Tierce, 1986). En plus de l’ou­vrage déjà men­tion­né, elle lui consacre plu­sieurs articles qu’elle pen­sait réunir en livre encore quelques mois avant sa mort.

Ce qui l’in­té­resse dans le fémi­nisme (mais aus­si chez Han­nah Arendt et dans cer­taines pen­sées phi­lo­so­phiques ou pra­tiques artis­tiques), c’est le rap­port entre insur­rec­tion et ins­ti­tu­tion, la capa­ci­té d’ou­vrir de nou­veaux hori­zons intel­lec­tuels et d’é­lar­gir le champ des pra­tiques sociales. Loin de tout dog­ma­tisme, son fémi­nisme est en mou­ve­ment et « exige de ne jamais consi­dé­rer comme révo­lue ou réso­lue une ques­tion quel­conque3 » et de com­prendre sa radi­ca­li­té comme un tra­vail de sape de dimen­sions à la fois intimes et poli­tiques de l’exis­tence humaine.

Sa pré­oc­cu­pa­tion pour le monde com­mun, une thé­ma­tique qu’elle déve­loppe à par­tir de sa lec­ture d’Han­nah Arendt, implique de prendre au sérieux à la fois la domi­na­tion mas­cu­line (et l’en­semble de ses effets, connus et incon­nus) et l’i­dée que la plu­ra­li­té humaine com­mence avec la dif­fé­rence des sexes. Ces deux dimen­sions sont pré­sentes dans la notion du « dif­fé­rend des sexes », ce qui lui per­met d’é­chap­per à ce qu’elle qua­li­fie de « méta­phy­sique des sexes ». Sur ce ter­rain, elle sou­ligne que « pour la pre­mière fois dans l’his­toire peut-être, il appar­tient aux hommes de répondre à un débat que les femmes ont ins­tau­ré. Car elles ne reven­diquent pas seule­ment tel ou tel droit ponc­tuel, mais annoncent une trans­for­ma­tion pro­fonde du rap­port entre les sexes. Elles sont, sur ce sujet, celles qui prennent la parole4.

Par le fémi­nisme, les femmes peuvent accé­der à l’es­pace poli­tique, mais le main­tien de cet espace exige que le mou­ve­ment fémi­niste demeure plu­riel. Fran­çoise Col­lin se méfie des ten­ta­tives de rame­ner son hété­ro­gé­néi­té à une concep­tion uni­taire de son sens et de ses pra­tiques. Ce n’est qu’à tra­vers cette plu­ra­li­té que le fémi­nisme pour­ra s’a­vé­rer créa­tif et inno­va­teur. Déjà en 1972, elle sou­li­gnait le rôle du conscious­ness-rai­sing dans la pos­si­bi­li­té de pré­ser­ver la parole sin­gu­lière et l’ex­pé­rience de cha­cune dans un mou­ve­ment col­lec­tif. Dans le pre­mier numé­ro des Cahiers du Grif, elle pré­ci­sait aus­si que l’«entrée du fémi­nisme sur la scène his­to­rique, ce n’est pas l’ap­pa­ri­tion d’un nou­veau figu­rant qui vou­drait s’in­sé­rer dans une pièce déjà écrite : c’est plu­tôt l’é­mer­gence d’un prin­cipe sub­ver­sif, consti­tu­tif d’un monde à venir5 ».

Elle s’est éga­le­ment pré­oc­cu­pée de la trans­mis­sion, une pré­oc­cu­pa­tion liée à sa fonc­tion d’en­sei­gnante, mais aus­si de femme plus âgée agis­sant poli­ti­que­ment avec des femmes plus jeunes. Elle se refuse à oppo­ser la mater­ni­té (trans­mis­sion bio­lo­gique) et la créa­tion (trans­mis­sion sym­bo­lique). Sou­cieuse de toutes les créa­trices, elle insis­tait sur la néces­si­té de « ne pas lais­ser mou­rir les vivantes » et assi­gnait aux his­to­riennes de la lit­té­ra­ture la tâche « tout à la fois de guet­ter et de rele­ver les signes du nou­veau, de les arra­cher au risque de leur ense­ve­lis­se­ment, de les mettre en pers­pec­tive, de leur faire écho, de les accom­pa­gner et de les éclai­rer pour leur per­mettre de se déployer6 », regret­tant que cette absence d’é­cho ait empê­ché des textes de se trans­for­mer en œuvre.

Le meilleur hom­mage (fem­mage ?) que nous puis­sions lui rendre n’est pas de com­bler le vide qu’elle laisse, mais de pour­suivre cha­cune nos réflexions et nos com­bats sur un ter­rain que nous avons par­ta­gé avec elle et qui gar­de­ra son empreinte.

  1. Fran­çoise Col­lin, « Le New York des femmes », La Revue nou­velle, n°2, février 1973
  2. Fran­çoise Col­lin, « Praxis de la dif­fé­rence », Cahiers du Grif, 46, 1992, p.134.
  3. Par­cours fémi­nistes, Entre­tiens avec Irène Kau­fer, Labor, 2005, p.15.
  4. Fran­çoise Col­lin, Le dif­fé­rend des sexes, Pleins Feux, 1999, p.59.
  5. Fran­çoise Col­lin, « Le fémi­nisme pour quoi faire ?», Cahiers du Grif, n°1, 1973, p.17.
  6. Fran­çoise Col­lin, Je par­ti­rais d’un mot, Fus Art, 1999, p.20.

Diane Lamoureux


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