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François Martou sans étiquette(s)

Numéro 3 Mars 2009 par François Mougenot

mars 2009

Fran­çois Mar­tou est mort à la veille de ses soixante-six ans le 1er mars der­nier. Les jour­naux ont ample­ment rap­por­té son action dans le pay­sage socio­po­li­tique belge. À cette occa­sion, on a sou­li­gné le para­doxe du rôle, à la tête d’une orga­ni­sa­tion comme le Mou­ve­ment ouvrier chré­tien, d’un uni­ver­si­taire non confor­miste, à la parole libre et à l’hu­mour dévas­ta­teur. Ce pro­fil et ces qua­li­tés étaient déjà pré­sents dans sa jeu­nesse, à l’u­ni­ver­si­té et dans les pre­miers enga­ge­ments qui sui­virent son acti­vi­té dans le mou­ve­ment étu­diant. Déjà il vivait son temps avec inten­si­té et géné­ro­si­té. Il serait trop facile de dire qu’il était un acti­viste ; il ne s’est jamais inves­ti dans l’ac­tion pour le simple plai­sir de l’ac­tion, mais il a tou­jours vou­lu “faire bou­ger les choses”. Fran­çois était l’a­mi de cer­tains d’entre nous, un ami de notre jeu­nesse. Pour le saluer, plu­tôt que d’é­vo­quer son rôle ou sa car­rière dans le monde socio­po­li­tique et à l’u­ni­ver­si­té, nous pré­fé­rons par­ler de nos années com­munes d’ap­pren­tis­sage et de notre ren­contre à La Revue nou­velle.

Un compagnon

Ne cher­chez pas à quel titre je m’ex­prime ici ; je serais bien en peine de le dire moi-même. Et s’il faut trou­ver une rai­son pour com­men­cer, disons que je m’ap­pelle Fran­çois comme lui. Un pré­nom intem­po­rel, mais assez peu répan­du. C’est à tel point que si j’en­tends crier « Fran­çois », je me retourne tou­jours, per­sua­dé qu’il ne peut s’a­gir que de moi. Alors quand j’ai croi­sé la route de ce Fran­çois-là, je peux dire que cela a fait un sacré remue-méninges. C’é­tait à la ren­trée de sep­tembre 1966. Il venait, je crois, de quit­ter la pré­si­dence du Mou­ve­ment des étu­diants fran­co­phones (Mubef) et nous avons « kot­té » un an dans la même mai­son com­mu­nau­taire : le Centre reli­gieux uni­ver­si­taire de Lou­vain (CRU). Là, nous avions cha­cun nos res­pon­sa­bi­li­tés, mais pour gar­der son sens au mot « com­mu­nau­taire », nous nous réunis­sions régu­liè­re­ment pour échan­ger et pour ima­gi­ner un monde meilleur. Fran­çois par­lait beau­coup et moi pas du tout. Avec lui, j’ai très vite com­pris que nous n’ha­bi­tions pas au même étage de la pen­sée. Ne vous mépre­nez pas quand je parle d’é­tage. Il ne s’a­git pas de hau­teur. Jamais Fran­çois ne m’a fait res­sen­tir qu’il habi­tait plus haut que moi. Au contraire. Dans le dia­logue sin­gu­lier, il avait tou­jours le sou­ci de se mettre au même niveau que son inter­lo­cu-teur. Non… le pro­blème, c’é­tait la vitesse. Je suis un pen­seur lent. Lui pas ; c’est un cham­pion ! Donc… Fran­çois par­lait et moi j’écoutais.

Après Lou­vain, nos routes se sont croi­sées régu­liè­re­ment. Lors de ren­contres d’an­ciens du CRU ou chez des amis com­muns. Tou­jours lui, tou­jours le même, tou­jours aus­si rapide et moi loin der­rière. C’é­tait par­fois fatigant !

Mais nos che­mins se croi­saient aus­si sur les pavés de Bruxelles. Nous fré­quen­tions les mêmes manifs. Et là j’a­vais ma revanche. Parce que, lui, il était coin­cé devant, sur­tout quand il est deve­nu pré­sident du MOC. Et une manif, ça n’a­vance pas vite. Alors quand on est devant et qu’on se doit d’y res­ter, for­cé­ment, on marche len­te­ment. Moi je pou­vais me per­mettre d’a­van­cer à mon rythme ; de l’a­vant vers l’ar­rière et de l’ar­rière vers l’a­vant. C’é­tait une sorte de rituel. À chaque manif, je fai­sais une pointe jusque devant pour voir s’il y était. Et il y était bien sûr ! On se saluait et je repar­tais vers l’ar­rière. On mani­fes­tait pour nos frères humains et contre tous ceux qui les écra­bouillent. Je crois que la der­nière fois que je l’ai ren­con­tré, c’é­tait à la salle de la Made­leine, lors d’une mani­fes­ta­tion pour les Pales­ti­niens. Car s’il était un endroit où j’é­tais presque sûr de le ren­con­trer, c’est quand on mani­fes­tait pour les Palestiniens.

Mon der­nier contact avec lui est récent. C’é­tait sur la « toile ». Quand il a déci­dé de pré­sen­ter sa can­di­da­ture aux der­nières élec­tions, il a envoyé un cour­riel à tout son car­net d’a­dresses. J’é­tais dedans ! Je ne sais pas si Fran­çois était doué pour les langues, mais il est en tout cas une langue qu’il ne pra­ti­quait pas du tout : c’est la langue de bois. Et comme moi non plus je n’aime pas cette langue-là, je lui ai ren­voyé un cour­riel pour lui expli­quer poli­ment que, selon moi, il s’é­tait trom­pé de cou­leur et que je ne vote­rais pas pour lui. Échange de bons pro­cé­dés, il m’a répon­du que j’é­tais un peu bor­né. Et je peux par­fai­te­ment ima­gi­ner le son de sa voix et son par­ler un peu lent, en train de me dire : Fran­çois, je te trouve un peu bor­né. C’est tout lui, ça !

À Lou­vain et pen­dant les années qui ont sui­vi, je pen­sais qu’un jour il devien­drait ministre, mais qu’il devrait pour ça faire un solide noeud dans sa langue. Mais Fran­çois n’a­vait pas la langue assez souple pour ça et il n’est pas deve­nu ministre. Il est deve­nu pré­sident du MOC. Au début de cette pré­si­dence, il y a eu la mort de La Cité, mais ce jour­nal était sous per­fu­sion depuis long­temps déjà et c’é­tait une mort annon­cée. Je lui en ai vou­lu quand même ! Ce n’est pas rien de perdre le seul jour­nal qui pense comme moi !

Fran­çois n’est donc pas deve­nu ministre, mais il a fait mieux que ça. Le CRU, l’Is­co, la Fopes, le MOC, La Revue nou­velle et sans doute d’autres choses que je ne connais pas, il y a beau­coup de cohé­rence là-dedans… beau­coup de droi­ture… beau­coup de fi déli­té aussi !

Alors ciao Fran­çois. Je ne sais pas où tu es, mais si tu ren­contres Robert1, salue-le pour moi. Et s’il y a des Pales­ti­niens près de toi, dis-leur que je pense beau­coup à leurs frères écra­bouillés. Et puis… pense plus len­te­ment. Tu as tout le temps devant toi maintenant.

Fr. M.


Trencavel Martou

En 1965, la socié­té belge vit encore sur ses « piliers ». Enten­dez que, dans ce pays res­té uni­taire, on naît, on vit, on meurt catho­lique en pas­sant non seule­ment par l’é­glise, mais encore par l’é­cole, le par­ti, le syn­di­cat, l’hô­pi­tal, avec un mini­mum de risques de ren­con­trer des membres des piliers socia­liste ou libé­ral, dont le mode de vie n’est pas bien différent.

En avril de cette année, une signa­ture énig­ma­tique appa­raît dans La Revue nou­velle. Le nom de Tren­ca­vel, sobri­quet d’un vicomte d’Al­bi, pro­tec­teur d’hé­ré­tiques cathares au XIIIe siècle, se retrouve au bas d’une chro­nique de poli­tique inté­rieure belge on ne peut plus contem­po­raine. L’ar­ticle a été éla­bo­ré en com­mun par quelques jeunes gens à peine sor­tis de l’u­ni­ver­si­té et d’un mou­ve­ment étu­diant annon­cia­teur par cer­tains côtés de mai 1968 : Étienne Bas­tin, Michel Moli­tor, Jean-Pierre Thi­ry et votre ser­vi­teur. Ils sont bien­tôt rejoints par Marc Dele­pe­leire qui devien­dra rédac­teur en chef de la revue avant de mou­rir en 1990. Peut-on par­ler de jeunes gens en colère ? Début 1966, ils entrent ensemble au comi­té de direc­tion de la revue où ils côtoient de plus anciennes et plus pru­dentes géné­ra­tions. Face à tant d’ex­pé­rience, le salut passe par le tra­vail col­lec­tif. En décembre de la même année, l’é­quipe pro­duit un dos­sier alors auda­cieux sur « La Bel­gique en crise », qui se pro­nonce à la fois en faveur d’un ras­sem­ble­ment des pro­gres­sistes réunis­sant socia­listes et démo­crates-chré­tiens et d’une large décen­tra­li­sa­tion, voire d’un fédé­ra­lisme fon­dés sur la soli­da­ri­té de la Wal­lo­nie et de Bruxelles. En ligne de mire : la réno­va­tion de la gauche, la réforme du sys­tème poli­tique et le redres­se­ment de la Wallonie.

En 1968, d’a­vril à octobre, une chro­no­lo­gie poli­tique s’a­joute, hélas trop briè­ve­ment, à la chro­nique men­suelle de Tren­ca­vel. Elle est signée F.M. Dès ce moment Fran­çois Mar­tou a inté­gré l’é­quipe de Tren­ca­vel qu’ont dû quit­ter deux de ses membres fon­da­teurs, mais qui s’en­ri­chit au fi l du temps d’autres talents. En jan­vier 1969, Fran­çois Mar­tou entre à son tour au comi­té de direc­tion de la revue, où il signe, dans un dos­sier consa­cré à l’u­ni­ver­si­té, son pre­mier papier per­son­nel sous le pseu­do­nyme de Fré­dé­ric Mou­tard, mar­qué au coin de cet humour d’au­to­dé­ri­sion typique de la Bel­gique. Ce que Fran­çois nous appor­tait en propre, c’é­tait, je crois, sur­tout, son sens aigu des réa­li­tés du ter­rain poli­tique, éco­no­mique et social, et sa connais­sance de ses acteurs, une connais­sance qui s’est très vite déve­lop­pée au fur et à mesure qu’il nour­ris­sait son car­net d’a­dresses et éten­dait son réseau social.

Comme l’ex­plique plus loin Michel Moli­tor, c’est à la même époque que Fran­çois Mar­tou se rap­proche de Max Bas­tin et de ses amis du Mou­ve­ment ouvrier chré­tien, avant de par­ti­ci­per, avec d’autres membres de Tren­ca­vel, au groupe Bas­tin-Yer­na, réunis­sant des rebelles des gauches socia­liste et chré­tienne qui explorent ensemble les voies de l’au­to­no­mie wal­lonne et du ras­sem­ble­ment des pro­gres­sistes. Après le décès de Max Bas­tin, il en sor­ti­ra, à la fi n 1971, dans l’as­sez droite ligne de « La Bel­gique en crise » un ouvrage col­lec­tif inti­tu­lé Quelle Wal­lo­nie ? quel socia­lisme ? C’est un socia­liste talen­tueux et très indé­pen­dant, Jacques Defay, qui en a assu­ré la rédac­tion fi nale.

De son côté, l‘équipe de Tren­ca­vel pour­sui­vait obs­ti­né­ment la publi­ca­tion de sa chro­nique men­suelle. Pour elle, le pro­blème, natu­rel­le­ment, était de conci­lier vaille que vaille la vigueur de cer­taines prises de posi­tion et le mini­mum de dis­tance docu­men­tée qu’im­plique une chro­nique de revue consa­crée à l’é­vo­lu­tion de la vie poli­tique. L’autre défi était de réus­sir le pari de l’é­cri­ture col­lec­tive, dont on sait qu’au sens plein elle n’a exis­té que dans le jeu de cadavres exquis de cer­tains sur­réa­listes. Ici tout par­tait de réunions convi­viales tenues alter­na­ti­ve­ment au domi­cile de l’un ou de l’autre. Ces soi­rées débou­chaient au pire sur la dési­gna­tion d’une vic­time expia­toire char­gée de pondre le pro­chain papier, au mieux sur l’é­la­bo­ra­tion com­mune d’une réfl exion et d’un sché­ma d’ar­ticle qu’il ne res­tait plus qu’à mettre en musique. Dans ses meilleurs moments, Tren­ca­vel fai­sait ain­si fi gure d’in­tel­lec­tuel col­lec­tif. Fran­çois pre­nait toute sa place dans ce groupe où il s’im­po­sait par la qua­li­té de ses ana­lyses et la force de son argumentation.

Jus­qu’en 1982, il m’est reve­nu à plu­sieurs moments d’a­voir à coor­don­ner les acti­vi­tés de l’é­quipe. Il m’ar­ri­vait ain­si de devoir non seule­ment dac­ty­lo­gra­phier, mais aus­si dis­ci­pli­ner la prose de Fran­çois Mar­tou, dont la grande écri­ture comme lâchée à toutes brides s’é­chi­nait à pour­suivre la pen­sée, l’une et l’autre si rapides, si ful­gu­rantes par­fois, que des erreurs de voca­bu­laire ou de syn­taxe y appe­laient l’in­ter­ven­tion d’un ami à qui il pût faire confi ance. Mais ce qui me reste sur­tout de cette époque, c’est la cha­leur de nos ami­tiés, la cha­leur de notre jeu­nesse et le grand rire de Fran­çois. Un rire qui ne nous quit­te­ra pas.

V.G.


Une ligne droite

C’est fin 1967 que je ren­contre Fran­çois Mar­tou. Nous aurions pu nous connaître aupa­ra­vant, dans le mou­ve­ment étu­diant, notam­ment au Mubef 2 où, avec quelques amis, j’a­vais mili­té entre 1961 et 1963, mais nous quit­tons l’u­ni­ver­si­té au moment où Fran­çois arrive à Lou­vain en pro­ve­nance des facul­tés uni­ver­si­taires Saint Louis. Après l’u­ni­ver­si­té, il fait son ser­vice civil dans les Ser­vices de pro­gram­ma­tion de la poli­tique scien­ti­fi que (il expli­que­ra plus tard, mi-sérieux, mi-gogue­nard qu’il y avait mis en chan­tier les études sur l’u­ni­ver­si­té qui allaient pro­duire en 1970 les fameuses lois d’ex­pan­sion uni­ver­si­taire). Après quelques mois dans le sec­teur pri­vé (il raconte qu’on lui fait étu­dier le prix de revient d’emballages en poly­sty­rène expan­sé des­ti­nés à conte­nir des « élé­ments » métal­liques sus­cep­tibles de résis­ter à des para­chu­tages dans d’obs­cures zones de confl it), il est enga­gé dans un centre de recherches à l’U­CL où il rejoin­dra cer­tains d’entre nous. Il entre aus­si dans l’é­quipe poli­tique de La Revue nou­velle, comme Vincent Gof­fart l’a expli­qué ci-dessus.

En 1968, nous vivons ensemble avec beau­coup d’in­ten­si­té les évé­ne­ments qui secouent l’u­ni­ver­si­té fran­çaise et une bonne par­tie de la jeu­nesse uni­ver­si­taire euro­péenne. Fran­çois et trois d’entre nous pas­se­rons quelques jours à Paris entre le 22 et le 26 mai. Nous y ferons un rapide appren­tis­sage de la fron­tière ténue entre les illu­sions et les espé­rances politiques.

Dès notre arri­vée, le pre­mier soir, nous sommes plon­gés dans l’am­biance des nuits chaudes du Mai pari­sien : bar­ri­cades, charges de la police aux car­re­fours des bou­le­vards Saint Ger­main et Saint Michel, voi­tures incen­diées et arbres abat­tus. C’est la face sombre de ces jour­nées mar­quées par une vio­lence fort éloi­gnée de ce que nous avions connu lors des mani­fes­ta­tions et dépa­vages lou­va­nistes. La face claire, ce sont les dis­cus­sions pas­sion­nées, les ren­contres sur­pre­nantes et magni­fi ques. Des mili­tants de la CFDT nous parlent de l’au­to­ges­tion ; j’en débat­trai avec Fran­çois encore long­temps ce soir-là et après. Dans le grand amphi de la Sor­bonne, nous résis­tons à un groupe de jeunes trots­kystes qui nous enjoignent de rejoindre le mou­ve­ment réel des masses. À la paroisse uni­ver­si­taire, le jour de l’As­cen­sion, une célé­bra­tion pleine de lumière et d’at­ten­tion aux évé­ne­ments nous secoue. Dans les rues, sur les places, sur les trot­toirs, des gens nous inter­pellent et nous expliquent pour­quoi ils sont là, racontent leur vie et nous inter­rogent sur la nôtre. Des artistes et des comé­diens à l’O­déon expliquent leurs pro­jets et com­ment ils dési­rent un art qui per­mette à cha­cun de voir au-delà de l’ho­ri­zon. Un soir sur la fon­taine à l’angle du bou­le­vard Saint Michel, des musi­ciens impro­visent un concert. Nous vivons inten­sé­ment ces ren­contres au fi l des heures qui passent, atten­tifs à tout ce qui se dit, éba­his devant le for­mi­dable poten­tiel de créa­ti­vi­té et le désir de vivre qui s’ex­priment pen­dant ces jour­nées. Com­ment un pays peut-il se pas­ser de ces gens-là ? Nous nous deman­dons si nous vivons l’His­toire ou, plus sim­ple­ment, si nous sommes dans une sorte de déca­lage excep­tion­nel de l’es­pace-temps qui ouvre des pos­sibles fugitifs.

Le temps était superbe. Le ven­dre­di, des cor­tèges devaient par­tir des quatre coins de Paris pour conver­ger vers la gare de Lyon. Nous nous gref­fons sur un de ces cor­tèges en le trou­vant fort maigre, mais il gros­si­ra au fi l des heures. Arri­vés gare de Lyon, nous réa­li­sons que la foule est immense et, un moment, nous pen­sons que les choses ont bas­cu­lé et que rien ne rede­vien­dra plus comme avant. La foule se trans­forme en de mul­tiples cor­tèges qui, par divers iti­né­raires, confl uent vers le Quar­tier latin où éclatent de très vio­lentes bagarres qui se trans­for­me­ront par­fois en véri­tables com­bats de rue. Il est inutile d’i­ma­gi­ner rejoindre notre petit hôtel de la rue Car­di­nal Lemoine et nous nous réfu­gions à l’O­déon où nous pas­se­rons la nuit. Le théâtre est blo­qué par les CRS qui l’i­nondent de gaz lacry­mo­gènes. Fran­çois y contrac­te­ra une bron­chite qui le gêne­ra longtemps.

Tôt le len­de­main, nous rejoin­drons l’hô­tel. Le beau temps est pas­sé et nous mar­chons sous la pluie par des rues dévas­tées par les batailles de la nuit. Nous ren­trons à Bruxelles un peu plus tard. Nous retrou­vons la voi­ture de Fran­çois, intacte, où nous l’a­vions lais­sée, à côté d’une bar­ri­cade éven­trée près de l’Hô­tel de ville, rem­plie des bidons d’es­sence des­ti­nés à nous per­mettre de voya­ger par des routes aux sta­tions-ser­vice closes par la grève. Pen­dant le voyage, nous ne dirons pas un mot. Plus qu’une gueule de bois morale, nous éprou­vons un énorme cafard, une sorte de lourde peine tant est grand le contraste entre le cli­mat d’es­pé­rance joyeuse et la convic­tion que chan­ger le monde était pos­sible dont nous avions été impré­gnés pen­dant ces jour­nées et la décou­verte de la bru­ta­li­té avec laquelle se fer­maient les grilles de la réa­li­té. Mais pour Fran­çois, ce qui allait deve­nir « Demain il fera jour, cama­rades » s’est dit alors : « Ren­dez-vous en octobre ! »

Pen­dant le mois de juin, Fran­çois va mul­ti­plier les expo­sés dans les lieux les plus divers pour don­ner une inter­pré­ta­tion de ce qui s’é­tait pas­sé pen­dant ce mois de mai et pro­po­ser des appli­ca­tions cri­tiques au monde qui nous était plus fami­lier. Il a le sens de la for­mule ; devant des groupes de reli­gieux, il vitu­père le « sta­li­nisme dans l’É­glise », mais il dit aus­si sa convic­tion que la parole réveillée en 68 est, quelque part, une secousse de l’Es­prit. Devant des mili­tants syn­di­caux, il expli­que­ra com­ment leurs col­lègues fran­çais se sont retrou­vés comme de véri­tables acteurs sociaux. À l’u­ni­ver­si­té, il dénonce les struc­tures sclé­ro­sées et les pra­tiques anciennes et il la conjure de com­bi­ner la liber­té de pen­ser et l’ou­ver­ture à tous. Il dit que le Mai pari­sien n’é­tait pas un psy­cho­drame, mais que les gens ont décou­vert qu’ils vou­laient eux­mêmes gou­ver­ner leur exis­tence. On dirait aujourd’­hui qu’ils décou­vraient le droit d’être les sujets de leur propre vie.

Pen­dant l’é­té, avec une série d’a­mis de La Revue nou­velle et d‘ailleurs, entre ludisme et convic­tion, Fran­çois par­ti­cipe à la créa­tion du Mpo­pu (Mou­ve­ment pour le pou­voir popu­laire) qui pro­pose une ana­lyse cri­tique du pou­voir poli­tique, éco­no­mique et cultu­rel en Bel­gique. Ses thèses seront sou­mises à l’ap­pré­cia­tion d’aî­nés de confi ance (nous éprou­vons à l’é­poque un fort sen­ti­ment géné­ra­tion­nel) comme Max Bas­tin et Jean Hal­let qui nous écou­te­ra avec une empa­thie très atten­tive3. Max Bas­tin recom­man­de­ra d’ap­pro­fon­dir la voie de l’é­du­ca­tion per­ma­nente. C’est l’é­poque où Fran­çois noue une série de rela­tions fortes, non seule­ment dans les milieux uni­ver­si­taires, mais aus­si dans les milieux sociaux (par l’Is­co, il ren­con­tre­ra de très nom­breux mili­tants qu’il retrou­ve­ra plus tard au MOC et ailleurs) ou dans les milieux d’É­glise (à « Église ser­vante et pauvre » par exemple) ou dans les milieux de l’en­sei­gne­ment où tra­vaille Ghis­laine, sa femme.

Avec un for­mi­dable culot, il s’ins­tau­re­ra l’in­ter­lo­cu­teur de Léo Col­lard, pré­sident du Par­ti socia­liste, après son appel au ras­sem­ble­ment des pro­gres­sistes du 1er mai 1969. Il s’in­ves­ti­ra dans Objec­tif 72 et, comme le rap­pelle Vincent Gof­fart, il par­ti­ci­pe­ra très acti­ve­ment, au groupe Bas­tin-Yer­na. La co-pré­si­dence du groupe lui assu­re­ra une sorte d’au­to­ri­té poli­tique et morale qu’il gar­de­ra toute sa vie. Dans ces expé­riences, il construi­ra sa vision et son approche de la poli­tique com­bi­nant l’i­déa­lisme et le réa­lisme ; la socié­té ne chan­ge­ra pas d’un coup, mais la pro­mo­tion de la jus­tice et de l’é­qui­té passe par des actions qui les rendent pos­sibles. La créa­tion de la Fopes, pour laquelle il mobi­li­se­ra une géné­ra­tion de jeunes pro­fes­seurs de l’U­CL, par­ti­cipe direc­te­ment de cette vision. Il ne faut pas attendre que le monde change ou que l’u­ni­ver­si­té se trans­forme pour agir, mais, ren­ver­sant la pro­po­si­tion, il pro­pose à l’in­té­rieur même des struc­tures uni­ver­si­taires, la créa­tion d’une facul­té ouverte dis­pen­sant une for­ma­tion uni­ver­si­taire à des adultes insé­rés dans la vie sociale et por­teurs d’un pro­jet de chan­ge­ment qui ser­vi­ra de prin­cipe struc­tu­rant à leurs études. Pour conso­li­der et garan­tir cette inno­va­tion, il asso­cie­ra deux par­te­naires, un mou­ve­ment social — le MOC — et une uni­ver­si­té, l’U­CL. Trente-cinq ans plus tard, la Fopes demeure un lieu excep­tion­nel de for­ma­tion et d’in­ter­pel­la­tion de l’u­ni­ver­si­té et des mou­ve­ments sociaux.

La créa­tion et l’a­ni­ma­tion de la Fopes ont tra­duit dans les actes les idées de jeu­nesse de Fran­çois Mar­tou sur les rela­tions entre culture, for­ma­tion et action sociale. Son enga­ge­ment ulté­rieur dans un MOC désor­mais ouvert au plu­ra­lisme poli­tique, comme, à l’ex­pi­ra­tion de ses man­dats, sa pré­sen­ta­tion à titre per­son­nel sur une liste du Par­ti socia­liste, sont dans la droite ligne des intui­tions du Fran­çois Mar­tou de la fi n des années soixante.

M.M.


Oraison non funèbre

Schal­tin, le 5 mars 2009

Je ne vais pas vous faire lan­guir avec le récit cir­cons­tan­cié de plus de qua­rante ans d’une ami­tié ponc­tuée de dis­cus­sions émi­nem­ment iro­niques ou de pro­jets com­muns plus ou moins réus­sis, le tout pas trop loin d’un cara­fon de pur malt de douze ans d’âge ou plus. Les graves ennuis de san­té que Fran­çois a connus ces der­nières années ont mal­heu­reu­se­ment conduit la facul­té à lui refu­ser le béné­fi ce de ce nec­tar mer­veilleu­se­ment convivial.

Je n’en­tends pas non plus vous par­ler de ces sortes de psy­cho­drames fami­liaux où ma fi lle et l’une des fi lles de Fran­çois, alors mineures toutes deux, avaient pro­gram­mé de se rendre à une soi­rée qui com­men­çait bizar­re­ment à peu près à minuit, c’est-àdire à l’heure où nous nous pro­po­sions de rame­ner ces gamines au bercail.

Et je ne vais cer­tai­ne­ment pas vous dire que tout ce que Fran­çois a accom­pli à l’U­CL, au MOC, à La Revue nou­velle, dans sa com­mune, à l’Ins­ti­tut euro­péen de recherche sur les poli­tiques de l’eau4, etc., était tota­le­ment génial. Fran­çois n’au­rait jamais tolé­ré que l’on s’a­ge­nouille ain­si devant lui. Nous sommes dans une église et l’on ne doit s’y age­nouiller que devant Dieu, ses saintes et ses saints, si l’on y croit, pas devant Fran­çois ou n’im­porte qui d’autre d’ailleurs.

Non, Fran­çois n’ai­mait pas les génu­fl exions et vou­lait avoir en face de lui des gens droits, sans faux-fuyants, sans langue de bois et sans mau­vaise foi. Ces dif­fé­rentes qua­li­fi cations n’é­tant au demeu­rant que des sortes de syno­nymes. Il vou­lait donc voir des gens droits comme des « i », mais aus­si et sur­tout des gens res­pon­sables de leurs actes ou de leur inaction.

Ce qui m’a­mène à pro­lon­ger quelque peu la der­nière inter­ven­tion publique, c’est-à-dire télé­vi­sée de Fran­çois. Je veux par­ler du débat sur For­tis à l’é­mis­sion « Ques­tions à la une » que la plu­part d’entre vous ont pu suivre. Fran­çois y a sug­gé­ré que l’or­ga­nisme de contrôle des banques et des assu­rances avait été soit un peu sourd, soit un peu aveugle, soit un peu incom­pé­tent, soit un peu de tout cela, mais que cette ins­ti­tu­tion n’en était pas moins co-res­pon­sable du marasme de For­tis, comme d’ailleurs des autres banques opé­rant sur notre territoire.

Mais ce que l’on sait moins, c’est que le res­pon­sable ou l’ir­res­pon­sable de cet orga­nisme de contrôle s’est avi­sé d’en­voyer là-des­sus à Fran­çois une lettre recom­man­dée lui enjoi­gnant de rétrac­ter ses pro­pos au lieu d’ex­pli­quer, comme ce mon­sieur aurait dû le faire, en quoi ledit orga­nisme n’é­tait ni sourd à demi, ni à moi­tié aveugle, ni vrai­ment incom­pé­tent et qu’il n’a­vait pas, selon l’ex­pres­sion déli­cieuse de Fran­çois, mis « le doigt dans le pot de confi ture » ! Fran­çois a répon­du à tout cela dans une lettre non moins recom­man­dée où il était clai­re­ment sti­pu­lé qu’il ne s’a­gis­sait pas d’er­go­ter sur des mots, mais de fi xer des res­pon­sa­bi­li­tés au tra­vers d’un débat public.

Fina­le­ment, dans la der­nière conver­sa­tion télé­pho­nique que j’ai eue avec Fran­çois il y a une quin­zaine de jours, et où il était pré­ci­sé­ment ques­tion de trou­ver des élé­ments de réponse à une éven­tuelle nou­velle lettre recom­man­dée de la Com­mis­sion ban­caire, Fran­çois a conclu de la façon sui­vante : « Écoute vieux, si ces types me jettent en pri­son sur ce coup-ci, je pour­rai au moins y côtoyer des tas de gens inté­res­sants, mais cer­tai­ne­ment pas des ban­quiers. Ceux-ci conti­nuent en effet à fl otter dans les airs accro­chés à leur para­chute doré ! »

C’est là un des aspects domi­nants de Fran­çois que je vou­lais sou­li­gner ici avec force : son extra­or­di­naire sinon dévas­ta­teur sens de l’humour.

Ou plu­tôt, et mal­heu­reu­se­ment pour nous, c’é­tait un des aspects domi­nants de Fran­çois jus­qu’à dimanche dernier.

P.P.

  1. Robert Detry.
  2. Le Mou­ve­ment des étu­diants uni­ver­si­taires belges d’ex­pres­sion fran­çaise. Sur cette expé­rience, voir le livre de Mathilde Col­lin, L’illu­sion iden­ti­taire des étu­diants fran­co­phones, Aca­de­mia-Bruy­lants, 2008.
  3. Jean Hal­let est, à l’é­poque, le secré­taire géné­ral des Mutua­li­tés chré­tiennes, un poids lourd du Mou­ve­ment ouvrier chré­tien (MOC). Max Bas­tin, ancien jour­na­liste, est alors res­pon­sable de la for­ma­tion au MOC qui a créé quelques années plus tôt l’Ins­ti­tut supé­rieur de culture ouvrière (Isco) orga­ni­sant alors des for­ma­tions sociales et cultu­relles de mili­tants en Wal­lo­nie et à Bruxelles. Beau­coup d’entre nous par­ti­ci­pe­ront alors à l’ex­pé­rience de l’Is­co qui pré­fi gure­ra dans un registre voi­sin la Facul­té ouverte en poli­tique éco­no­mique et sociale (Fopes) qui s’ou­vri­ra dix années plus tard à l’UCL.
  4. Ricar­do Petrel­la en est le pré­sident ; Fran­çois en était le vice-président.

François Mougenot


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