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François Martou sans étiquette(s)
François Martou est mort à la veille de ses soixante-six ans le 1er mars dernier. Les journaux ont amplement rapporté son action dans le paysage sociopolitique belge. À cette occasion, on a souligné le paradoxe du rôle, à la tête d’une organisation comme le Mouvement ouvrier chrétien, d’un universitaire non conformiste, à la parole libre et à l’humour dévastateur. Ce profil et ces qualités étaient déjà présents dans sa jeunesse, à l’université et dans les premiers engagements qui suivirent son activité dans le mouvement étudiant. Déjà il vivait son temps avec intensité et générosité. Il serait trop facile de dire qu’il était un activiste ; il ne s’est jamais investi dans l’action pour le simple plaisir de l’action, mais il a toujours voulu “faire bouger les choses”. François était l’ami de certains d’entre nous, un ami de notre jeunesse. Pour le saluer, plutôt que d’évoquer son rôle ou sa carrière dans le monde sociopolitique et à l’université, nous préférons parler de nos années communes d’apprentissage et de notre rencontre à La Revue nouvelle.
Un compagnon
Ne cherchez pas à quel titre je m’exprime ici ; je serais bien en peine de le dire moi-même. Et s’il faut trouver une raison pour commencer, disons que je m’appelle François comme lui. Un prénom intemporel, mais assez peu répandu. C’est à tel point que si j’entends crier « François », je me retourne toujours, persuadé qu’il ne peut s’agir que de moi. Alors quand j’ai croisé la route de ce François-là, je peux dire que cela a fait un sacré remue-méninges. C’était à la rentrée de septembre 1966. Il venait, je crois, de quitter la présidence du Mouvement des étudiants francophones (Mubef) et nous avons « kotté » un an dans la même maison communautaire : le Centre religieux universitaire de Louvain (CRU). Là, nous avions chacun nos responsabilités, mais pour garder son sens au mot « communautaire », nous nous réunissions régulièrement pour échanger et pour imaginer un monde meilleur. François parlait beaucoup et moi pas du tout. Avec lui, j’ai très vite compris que nous n’habitions pas au même étage de la pensée. Ne vous méprenez pas quand je parle d’étage. Il ne s’agit pas de hauteur. Jamais François ne m’a fait ressentir qu’il habitait plus haut que moi. Au contraire. Dans le dialogue singulier, il avait toujours le souci de se mettre au même niveau que son interlocu-teur. Non… le problème, c’était la vitesse. Je suis un penseur lent. Lui pas ; c’est un champion ! Donc… François parlait et moi j’écoutais.
Après Louvain, nos routes se sont croisées régulièrement. Lors de rencontres d’anciens du CRU ou chez des amis communs. Toujours lui, toujours le même, toujours aussi rapide et moi loin derrière. C’était parfois fatigant !
Mais nos chemins se croisaient aussi sur les pavés de Bruxelles. Nous fréquentions les mêmes manifs. Et là j’avais ma revanche. Parce que, lui, il était coincé devant, surtout quand il est devenu président du MOC. Et une manif, ça n’avance pas vite. Alors quand on est devant et qu’on se doit d’y rester, forcément, on marche lentement. Moi je pouvais me permettre d’avancer à mon rythme ; de l’avant vers l’arrière et de l’arrière vers l’avant. C’était une sorte de rituel. À chaque manif, je faisais une pointe jusque devant pour voir s’il y était. Et il y était bien sûr ! On se saluait et je repartais vers l’arrière. On manifestait pour nos frères humains et contre tous ceux qui les écrabouillent. Je crois que la dernière fois que je l’ai rencontré, c’était à la salle de la Madeleine, lors d’une manifestation pour les Palestiniens. Car s’il était un endroit où j’étais presque sûr de le rencontrer, c’est quand on manifestait pour les Palestiniens.
Mon dernier contact avec lui est récent. C’était sur la « toile ». Quand il a décidé de présenter sa candidature aux dernières élections, il a envoyé un courriel à tout son carnet d’adresses. J’étais dedans ! Je ne sais pas si François était doué pour les langues, mais il est en tout cas une langue qu’il ne pratiquait pas du tout : c’est la langue de bois. Et comme moi non plus je n’aime pas cette langue-là, je lui ai renvoyé un courriel pour lui expliquer poliment que, selon moi, il s’était trompé de couleur et que je ne voterais pas pour lui. Échange de bons procédés, il m’a répondu que j’étais un peu borné. Et je peux parfaitement imaginer le son de sa voix et son parler un peu lent, en train de me dire : François, je te trouve un peu borné. C’est tout lui, ça !
À Louvain et pendant les années qui ont suivi, je pensais qu’un jour il deviendrait ministre, mais qu’il devrait pour ça faire un solide noeud dans sa langue. Mais François n’avait pas la langue assez souple pour ça et il n’est pas devenu ministre. Il est devenu président du MOC. Au début de cette présidence, il y a eu la mort de La Cité, mais ce journal était sous perfusion depuis longtemps déjà et c’était une mort annoncée. Je lui en ai voulu quand même ! Ce n’est pas rien de perdre le seul journal qui pense comme moi !
François n’est donc pas devenu ministre, mais il a fait mieux que ça. Le CRU, l’Isco, la Fopes, le MOC, La Revue nouvelle et sans doute d’autres choses que je ne connais pas, il y a beaucoup de cohérence là-dedans… beaucoup de droiture… beaucoup de fi délité aussi !
Alors ciao François. Je ne sais pas où tu es, mais si tu rencontres Robert1, salue-le pour moi. Et s’il y a des Palestiniens près de toi, dis-leur que je pense beaucoup à leurs frères écrabouillés. Et puis… pense plus lentement. Tu as tout le temps devant toi maintenant.
Fr. M.
Trencavel Martou
En 1965, la société belge vit encore sur ses « piliers ». Entendez que, dans ce pays resté unitaire, on naît, on vit, on meurt catholique en passant non seulement par l’église, mais encore par l’école, le parti, le syndicat, l’hôpital, avec un minimum de risques de rencontrer des membres des piliers socialiste ou libéral, dont le mode de vie n’est pas bien différent.
En avril de cette année, une signature énigmatique apparaît dans La Revue nouvelle. Le nom de Trencavel, sobriquet d’un vicomte d’Albi, protecteur d’hérétiques cathares au XIIIe siècle, se retrouve au bas d’une chronique de politique intérieure belge on ne peut plus contemporaine. L’article a été élaboré en commun par quelques jeunes gens à peine sortis de l’université et d’un mouvement étudiant annonciateur par certains côtés de mai 1968 : Étienne Bastin, Michel Molitor, Jean-Pierre Thiry et votre serviteur. Ils sont bientôt rejoints par Marc Delepeleire qui deviendra rédacteur en chef de la revue avant de mourir en 1990. Peut-on parler de jeunes gens en colère ? Début 1966, ils entrent ensemble au comité de direction de la revue où ils côtoient de plus anciennes et plus prudentes générations. Face à tant d’expérience, le salut passe par le travail collectif. En décembre de la même année, l’équipe produit un dossier alors audacieux sur « La Belgique en crise », qui se prononce à la fois en faveur d’un rassemblement des progressistes réunissant socialistes et démocrates-chrétiens et d’une large décentralisation, voire d’un fédéralisme fondés sur la solidarité de la Wallonie et de Bruxelles. En ligne de mire : la rénovation de la gauche, la réforme du système politique et le redressement de la Wallonie.
En 1968, d’avril à octobre, une chronologie politique s’ajoute, hélas trop brièvement, à la chronique mensuelle de Trencavel. Elle est signée F.M. Dès ce moment François Martou a intégré l’équipe de Trencavel qu’ont dû quitter deux de ses membres fondateurs, mais qui s’enrichit au fi l du temps d’autres talents. En janvier 1969, François Martou entre à son tour au comité de direction de la revue, où il signe, dans un dossier consacré à l’université, son premier papier personnel sous le pseudonyme de Frédéric Moutard, marqué au coin de cet humour d’autodérision typique de la Belgique. Ce que François nous apportait en propre, c’était, je crois, surtout, son sens aigu des réalités du terrain politique, économique et social, et sa connaissance de ses acteurs, une connaissance qui s’est très vite développée au fur et à mesure qu’il nourrissait son carnet d’adresses et étendait son réseau social.
Comme l’explique plus loin Michel Molitor, c’est à la même époque que François Martou se rapproche de Max Bastin et de ses amis du Mouvement ouvrier chrétien, avant de participer, avec d’autres membres de Trencavel, au groupe Bastin-Yerna, réunissant des rebelles des gauches socialiste et chrétienne qui explorent ensemble les voies de l’autonomie wallonne et du rassemblement des progressistes. Après le décès de Max Bastin, il en sortira, à la fi n 1971, dans l’assez droite ligne de « La Belgique en crise » un ouvrage collectif intitulé Quelle Wallonie ? quel socialisme ? C’est un socialiste talentueux et très indépendant, Jacques Defay, qui en a assuré la rédaction fi nale.
De son côté, l‘équipe de Trencavel poursuivait obstinément la publication de sa chronique mensuelle. Pour elle, le problème, naturellement, était de concilier vaille que vaille la vigueur de certaines prises de position et le minimum de distance documentée qu’implique une chronique de revue consacrée à l’évolution de la vie politique. L’autre défi était de réussir le pari de l’écriture collective, dont on sait qu’au sens plein elle n’a existé que dans le jeu de cadavres exquis de certains surréalistes. Ici tout partait de réunions conviviales tenues alternativement au domicile de l’un ou de l’autre. Ces soirées débouchaient au pire sur la désignation d’une victime expiatoire chargée de pondre le prochain papier, au mieux sur l’élaboration commune d’une réfl exion et d’un schéma d’article qu’il ne restait plus qu’à mettre en musique. Dans ses meilleurs moments, Trencavel faisait ainsi fi gure d’intellectuel collectif. François prenait toute sa place dans ce groupe où il s’imposait par la qualité de ses analyses et la force de son argumentation.
Jusqu’en 1982, il m’est revenu à plusieurs moments d’avoir à coordonner les activités de l’équipe. Il m’arrivait ainsi de devoir non seulement dactylographier, mais aussi discipliner la prose de François Martou, dont la grande écriture comme lâchée à toutes brides s’échinait à poursuivre la pensée, l’une et l’autre si rapides, si fulgurantes parfois, que des erreurs de vocabulaire ou de syntaxe y appelaient l’intervention d’un ami à qui il pût faire confi ance. Mais ce qui me reste surtout de cette époque, c’est la chaleur de nos amitiés, la chaleur de notre jeunesse et le grand rire de François. Un rire qui ne nous quittera pas.
V.G.
Une ligne droite
C’est fin 1967 que je rencontre François Martou. Nous aurions pu nous connaître auparavant, dans le mouvement étudiant, notamment au Mubef 2 où, avec quelques amis, j’avais milité entre 1961 et 1963, mais nous quittons l’université au moment où François arrive à Louvain en provenance des facultés universitaires Saint Louis. Après l’université, il fait son service civil dans les Services de programmation de la politique scientifi que (il expliquera plus tard, mi-sérieux, mi-goguenard qu’il y avait mis en chantier les études sur l’université qui allaient produire en 1970 les fameuses lois d’expansion universitaire). Après quelques mois dans le secteur privé (il raconte qu’on lui fait étudier le prix de revient d’emballages en polystyrène expansé destinés à contenir des « éléments » métalliques susceptibles de résister à des parachutages dans d’obscures zones de confl it), il est engagé dans un centre de recherches à l’UCL où il rejoindra certains d’entre nous. Il entre aussi dans l’équipe politique de La Revue nouvelle, comme Vincent Goffart l’a expliqué ci-dessus.
En 1968, nous vivons ensemble avec beaucoup d’intensité les événements qui secouent l’université française et une bonne partie de la jeunesse universitaire européenne. François et trois d’entre nous passerons quelques jours à Paris entre le 22 et le 26 mai. Nous y ferons un rapide apprentissage de la frontière ténue entre les illusions et les espérances politiques.
Dès notre arrivée, le premier soir, nous sommes plongés dans l’ambiance des nuits chaudes du Mai parisien : barricades, charges de la police aux carrefours des boulevards Saint Germain et Saint Michel, voitures incendiées et arbres abattus. C’est la face sombre de ces journées marquées par une violence fort éloignée de ce que nous avions connu lors des manifestations et dépavages louvanistes. La face claire, ce sont les discussions passionnées, les rencontres surprenantes et magnifi ques. Des militants de la CFDT nous parlent de l’autogestion ; j’en débattrai avec François encore longtemps ce soir-là et après. Dans le grand amphi de la Sorbonne, nous résistons à un groupe de jeunes trotskystes qui nous enjoignent de rejoindre le mouvement réel des masses. À la paroisse universitaire, le jour de l’Ascension, une célébration pleine de lumière et d’attention aux événements nous secoue. Dans les rues, sur les places, sur les trottoirs, des gens nous interpellent et nous expliquent pourquoi ils sont là, racontent leur vie et nous interrogent sur la nôtre. Des artistes et des comédiens à l’Odéon expliquent leurs projets et comment ils désirent un art qui permette à chacun de voir au-delà de l’horizon. Un soir sur la fontaine à l’angle du boulevard Saint Michel, des musiciens improvisent un concert. Nous vivons intensément ces rencontres au fi l des heures qui passent, attentifs à tout ce qui se dit, ébahis devant le formidable potentiel de créativité et le désir de vivre qui s’expriment pendant ces journées. Comment un pays peut-il se passer de ces gens-là ? Nous nous demandons si nous vivons l’Histoire ou, plus simplement, si nous sommes dans une sorte de décalage exceptionnel de l’espace-temps qui ouvre des possibles fugitifs.
Le temps était superbe. Le vendredi, des cortèges devaient partir des quatre coins de Paris pour converger vers la gare de Lyon. Nous nous greffons sur un de ces cortèges en le trouvant fort maigre, mais il grossira au fi l des heures. Arrivés gare de Lyon, nous réalisons que la foule est immense et, un moment, nous pensons que les choses ont basculé et que rien ne redeviendra plus comme avant. La foule se transforme en de multiples cortèges qui, par divers itinéraires, confl uent vers le Quartier latin où éclatent de très violentes bagarres qui se transformeront parfois en véritables combats de rue. Il est inutile d’imaginer rejoindre notre petit hôtel de la rue Cardinal Lemoine et nous nous réfugions à l’Odéon où nous passerons la nuit. Le théâtre est bloqué par les CRS qui l’inondent de gaz lacrymogènes. François y contractera une bronchite qui le gênera longtemps.
Tôt le lendemain, nous rejoindrons l’hôtel. Le beau temps est passé et nous marchons sous la pluie par des rues dévastées par les batailles de la nuit. Nous rentrons à Bruxelles un peu plus tard. Nous retrouvons la voiture de François, intacte, où nous l’avions laissée, à côté d’une barricade éventrée près de l’Hôtel de ville, remplie des bidons d’essence destinés à nous permettre de voyager par des routes aux stations-service closes par la grève. Pendant le voyage, nous ne dirons pas un mot. Plus qu’une gueule de bois morale, nous éprouvons un énorme cafard, une sorte de lourde peine tant est grand le contraste entre le climat d’espérance joyeuse et la conviction que changer le monde était possible dont nous avions été imprégnés pendant ces journées et la découverte de la brutalité avec laquelle se fermaient les grilles de la réalité. Mais pour François, ce qui allait devenir « Demain il fera jour, camarades » s’est dit alors : « Rendez-vous en octobre ! »
Pendant le mois de juin, François va multiplier les exposés dans les lieux les plus divers pour donner une interprétation de ce qui s’était passé pendant ce mois de mai et proposer des applications critiques au monde qui nous était plus familier. Il a le sens de la formule ; devant des groupes de religieux, il vitupère le « stalinisme dans l’Église », mais il dit aussi sa conviction que la parole réveillée en 68 est, quelque part, une secousse de l’Esprit. Devant des militants syndicaux, il expliquera comment leurs collègues français se sont retrouvés comme de véritables acteurs sociaux. À l’université, il dénonce les structures sclérosées et les pratiques anciennes et il la conjure de combiner la liberté de penser et l’ouverture à tous. Il dit que le Mai parisien n’était pas un psychodrame, mais que les gens ont découvert qu’ils voulaient euxmêmes gouverner leur existence. On dirait aujourd’hui qu’ils découvraient le droit d’être les sujets de leur propre vie.
Pendant l’été, avec une série d’amis de La Revue nouvelle et d‘ailleurs, entre ludisme et conviction, François participe à la création du Mpopu (Mouvement pour le pouvoir populaire) qui propose une analyse critique du pouvoir politique, économique et culturel en Belgique. Ses thèses seront soumises à l’appréciation d’aînés de confi ance (nous éprouvons à l’époque un fort sentiment générationnel) comme Max Bastin et Jean Hallet qui nous écoutera avec une empathie très attentive3. Max Bastin recommandera d’approfondir la voie de l’éducation permanente. C’est l’époque où François noue une série de relations fortes, non seulement dans les milieux universitaires, mais aussi dans les milieux sociaux (par l’Isco, il rencontrera de très nombreux militants qu’il retrouvera plus tard au MOC et ailleurs) ou dans les milieux d’Église (à « Église servante et pauvre » par exemple) ou dans les milieux de l’enseignement où travaille Ghislaine, sa femme.
Avec un formidable culot, il s’instaurera l’interlocuteur de Léo Collard, président du Parti socialiste, après son appel au rassemblement des progressistes du 1er mai 1969. Il s’investira dans Objectif 72 et, comme le rappelle Vincent Goffart, il participera très activement, au groupe Bastin-Yerna. La co-présidence du groupe lui assurera une sorte d’autorité politique et morale qu’il gardera toute sa vie. Dans ces expériences, il construira sa vision et son approche de la politique combinant l’idéalisme et le réalisme ; la société ne changera pas d’un coup, mais la promotion de la justice et de l’équité passe par des actions qui les rendent possibles. La création de la Fopes, pour laquelle il mobilisera une génération de jeunes professeurs de l’UCL, participe directement de cette vision. Il ne faut pas attendre que le monde change ou que l’université se transforme pour agir, mais, renversant la proposition, il propose à l’intérieur même des structures universitaires, la création d’une faculté ouverte dispensant une formation universitaire à des adultes insérés dans la vie sociale et porteurs d’un projet de changement qui servira de principe structurant à leurs études. Pour consolider et garantir cette innovation, il associera deux partenaires, un mouvement social — le MOC — et une université, l’UCL. Trente-cinq ans plus tard, la Fopes demeure un lieu exceptionnel de formation et d’interpellation de l’université et des mouvements sociaux.
La création et l’animation de la Fopes ont traduit dans les actes les idées de jeunesse de François Martou sur les relations entre culture, formation et action sociale. Son engagement ultérieur dans un MOC désormais ouvert au pluralisme politique, comme, à l’expiration de ses mandats, sa présentation à titre personnel sur une liste du Parti socialiste, sont dans la droite ligne des intuitions du François Martou de la fi n des années soixante.
M.M.
Oraison non funèbre
Schaltin, le 5 mars 2009
Je ne vais pas vous faire languir avec le récit circonstancié de plus de quarante ans d’une amitié ponctuée de discussions éminemment ironiques ou de projets communs plus ou moins réussis, le tout pas trop loin d’un carafon de pur malt de douze ans d’âge ou plus. Les graves ennuis de santé que François a connus ces dernières années ont malheureusement conduit la faculté à lui refuser le bénéfi ce de ce nectar merveilleusement convivial.
Je n’entends pas non plus vous parler de ces sortes de psychodrames familiaux où ma fi lle et l’une des fi lles de François, alors mineures toutes deux, avaient programmé de se rendre à une soirée qui commençait bizarrement à peu près à minuit, c’est-àdire à l’heure où nous nous proposions de ramener ces gamines au bercail.
Et je ne vais certainement pas vous dire que tout ce que François a accompli à l’UCL, au MOC, à La Revue nouvelle, dans sa commune, à l’Institut européen de recherche sur les politiques de l’eau4, etc., était totalement génial. François n’aurait jamais toléré que l’on s’agenouille ainsi devant lui. Nous sommes dans une église et l’on ne doit s’y agenouiller que devant Dieu, ses saintes et ses saints, si l’on y croit, pas devant François ou n’importe qui d’autre d’ailleurs.
Non, François n’aimait pas les génufl exions et voulait avoir en face de lui des gens droits, sans faux-fuyants, sans langue de bois et sans mauvaise foi. Ces différentes qualifi cations n’étant au demeurant que des sortes de synonymes. Il voulait donc voir des gens droits comme des « i », mais aussi et surtout des gens responsables de leurs actes ou de leur inaction.
Ce qui m’amène à prolonger quelque peu la dernière intervention publique, c’est-à-dire télévisée de François. Je veux parler du débat sur Fortis à l’émission « Questions à la une » que la plupart d’entre vous ont pu suivre. François y a suggéré que l’organisme de contrôle des banques et des assurances avait été soit un peu sourd, soit un peu aveugle, soit un peu incompétent, soit un peu de tout cela, mais que cette institution n’en était pas moins co-responsable du marasme de Fortis, comme d’ailleurs des autres banques opérant sur notre territoire.
Mais ce que l’on sait moins, c’est que le responsable ou l’irresponsable de cet organisme de contrôle s’est avisé d’envoyer là-dessus à François une lettre recommandée lui enjoignant de rétracter ses propos au lieu d’expliquer, comme ce monsieur aurait dû le faire, en quoi ledit organisme n’était ni sourd à demi, ni à moitié aveugle, ni vraiment incompétent et qu’il n’avait pas, selon l’expression délicieuse de François, mis « le doigt dans le pot de confi ture » ! François a répondu à tout cela dans une lettre non moins recommandée où il était clairement stipulé qu’il ne s’agissait pas d’ergoter sur des mots, mais de fi xer des responsabilités au travers d’un débat public.
Finalement, dans la dernière conversation téléphonique que j’ai eue avec François il y a une quinzaine de jours, et où il était précisément question de trouver des éléments de réponse à une éventuelle nouvelle lettre recommandée de la Commission bancaire, François a conclu de la façon suivante : « Écoute vieux, si ces types me jettent en prison sur ce coup-ci, je pourrai au moins y côtoyer des tas de gens intéressants, mais certainement pas des banquiers. Ceux-ci continuent en effet à fl otter dans les airs accrochés à leur parachute doré ! »
C’est là un des aspects dominants de François que je voulais souligner ici avec force : son extraordinaire sinon dévastateur sens de l’humour.
Ou plutôt, et malheureusement pour nous, c’était un des aspects dominants de François jusqu’à dimanche dernier.
P.P.
- Robert Detry.
- Le Mouvement des étudiants universitaires belges d’expression française. Sur cette expérience, voir le livre de Mathilde Collin, L’illusion identitaire des étudiants francophones, Academia-Bruylants, 2008.
- Jean Hallet est, à l’époque, le secrétaire général des Mutualités chrétiennes, un poids lourd du Mouvement ouvrier chrétien (MOC). Max Bastin, ancien journaliste, est alors responsable de la formation au MOC qui a créé quelques années plus tôt l’Institut supérieur de culture ouvrière (Isco) organisant alors des formations sociales et culturelles de militants en Wallonie et à Bruxelles. Beaucoup d’entre nous participeront alors à l’expérience de l’Isco qui préfi gurera dans un registre voisin la Faculté ouverte en politique économique et sociale (Fopes) qui s’ouvrira dix années plus tard à l’UCL.
- Ricardo Petrella en est le président ; François en était le vice-président.