Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Franco est mort il y a quarante ans

Numéro 7 - 2015 par Angel Viñas Martín

novembre 2015

La mort de Fran­co n’a pas seule­ment chan­gé le visage de l’Espagne, elle a aus­si modi­fié son récit his­to­rique contem­po­rain : Répu­blique, guerre civile et fran­quisme. Cepen­dant, le pas­sé conti­nue de pola­ri­ser le pays ; ain­si s’affrontent une his­to­rio­gra­phie rela­ti­ve­ment favo­rable à Fran­co et une autre bien plus cri­tique vis-à-vis de l’homme et de son régime. Si les légendes fran­quistes ont, pour l’essentiel, été décons­truites, l’enseignement reste lar­ge­ment en défaut d’ouvrir les étu­diants à l’esprit cri­tique. Com­ment dès lors s’étonner de la per­sis­tance de cer­taines d’entre elles ?

Dossier

Fran­co est mort le 20 novembre 1975. Il a mar­qué au fer rouge l’histoire de l’Espagne pen­dant près de qua­rante ans. Quatre décen­nies plus tard, son ombre se pro­jette tou­jours insi­dieu­se­ment sur la vie espagnole.

Un pays polarisé

Natu­rel­le­ment, le sys­tème poli­tique, ins­ti­tu­tion­nel, cultu­rel et répres­sif mis en place durant la dic­ta­ture fran­quiste a été rapi­de­ment déman­te­lé. Un par­ti social-démo­crate (le PSOE) a gou­ver­né la moi­tié des trente-neuf ans écou­lés. Un État hyper­cen­tra­li­sé, a cédé la place à un autre, qua­si fédé­ral. En 1977, l’Espagne est deve­nue membre du Conseil de l’Europe, en 1982, de l’Otan et en 1986 de ce qui est aujourd’hui l’Union euro­péenne. Ces orga­ni­sa­tions l’avaient tou­jours main­te­nue à dis­tance sous le fran­quisme. Si l’on exclut une cer­taine ten­dance à la régres­sion, en par­ti­cu­lier de 2011 à 2015, sous le règne du gou­ver­ne­ment conser­va­teur du Par­ti popu­laire (PP), la pro­tec­tion des liber­tés démo­cra­tiques a été com­pa­rable à celle en vigueur dans les autres États membres de l’Union.

En somme, l’Espagne a ces­sé d’être une ano­ma­lie en Europe. D’une cer­taine manière pour­tant, et à la dif­fé­rence du reste des pays occi­den­taux, nous, les Espa­gnols, ne nous sommes pas récon­ci­liés avec notre pas­sé. Les par­tis de droite et de gauche campent sur des posi­tions adverses. Pour les pre­miers, l’expérience démo­cra­tique et de moder­ni­sa­tion de la Seconde Répu­blique, ins­tau­rée en 1931, fut un désastre qui jus­ti­fia la guerre civile. Le fran­quisme aurait repré­sen­té une période excep­tion­nelle, mais pas néces­sai­re­ment néga­tive, et la crois­sance éco­no­mique qui l’avait accom­pa­gné aurait contri­bué à assoir les bases sur les­quelles une autre géné­ra­tion a été en mesure de construire la démo­cra­tie. Pour les seconds, ce fut l’incapacité d’accepter les résul­tats de la moder­ni­sa­tion poli­tique, sociale et cultu­relle de la Répu­blique qui mena quelques mili­taires félons à se sou­le­ver. Fran­co gagna la guerre avec l’appui des puis­sances de l’Axe. Il ins­tau­ra une dic­ta­ture ini­tia­le­ment fas­ci­sante, dont le trait prin­ci­pal fut la répres­sion conti­nue et impla­cable des vain­cus. Au cours de l’histoire espa­gnole, aucun régime ne s’est ren­du cou­pable d’autant de crimes et de vio­lences que celui de Franco.

La pola­ri­sa­tion des opi­nions com­men­ça à se mani­fes­ter dès le milieu des années 1980, lorsque se conso­li­da la démo­cra­tie. Elle n’a ces­sé de s’accentuer depuis.

La décou­verte de l’ampleur, des moda­li­tés et des mani­fes­ta­tions de la répres­sion des vain­cus pen­dant la guerre civile et l’après-guerre est le fac­teur qui a le plus contri­bué à cette pola­ri­sa­tion. La mani­fes­ta­tion la plus évi­dente en est la len­teur du pro­ces­sus d’identification de ce qu’on a appe­lé les « fosses de l’oubli », où gisent des dizaines de mil­liers de vic­times de la dic­ta­ture. Non iden­ti­fiées. Vouées au néant.

Le der­nier gou­ver­ne­ment social-démo­crate avait réus­si, non sans mal, à faire approu­ver une loi dite de « Mémoire his­to­rique » (2003), face à l’opposition du seul PP. Sous des dehors inof­fen­sifs, la mise en œuvre de ce texte ouvrait la boite de Pan­dore en se pro­po­sant de remettre en cause, sans les annu­ler, les juge­ments ren­dus par les conseils de guerre illé­gi­times de la dic­ta­ture et de consa­crer des fonds publics à l’exhumation des vic­times. Inutile de dire que, dès 2011, le gou­ver­ne­ment du PP a blo­qué l’application de cette loi, sans pour autant prendre le risque de l’abroger. Plus encore, en oppo­si­tion radi­cale avec une pra­tique constante des gou­ver­ne­ments anté­rieurs de l’un ou l’autre bord, il refu­sa de pour­suivre la déclas­si­fi­ca­tion des docu­ments rela­tifs à la guerre civile et à l’après-guerre : quelque dix-mille docu­ments prêts à être ren­dus publics demeurent scel­lés. Les expli­ca­tions du ministre de la Défense sont des plus étranges : les Forces armées ont mieux à faire, ou bien il ne faut pas créer des pro­blèmes avec des pays tiers (comme si la France de Vichy, le Troi­sième Reich ou la RDA ris­quaient de s’insurger).

Le combat pour l’histoire

Dès avant la mort de Fran­co, les his­to­riens espa­gnols avaient déve­lop­pé des approches cri­tiques de l’histoire contem­po­raine de leur pays, tout d’abord en déjouant la cen­sure, ensuite libre­ment. Ils avaient com­men­cé par la chute de la monar­chie et l’avènement de la Répu­blique, s’étaient attar­dés sur la guerre civile et, plus tard, vers la fin du siècle der­nier, avaient com­men­cé à dis­sé­quer la dic­ta­ture. Leur tra­vail fut appuyé par l’ouverture, lente, mais conti­nue, des archives natio­nales, régio­nales et locales. Sans hâte ni relâche et sur la base de toutes les sources demeu­rées closes jusqu’alors, ils mirent à l’épreuve, une à une, les prin­ci­pales thèses de l’historiographie et de la mytho­lo­gie fran­quiste. Aucune n’y résista.

L’angle d’attaque varia au fur et à mesure de l’influence des his­to­rio­gra­phies étran­gères et du ren­for­ce­ment des échanges avec des his­to­riens d’autres pays. L’histoire poli­tique s’enrichit d’approches éco­no­miques, sociales, cultu­relles, régio­nales ou por­tant sur le genre et les men­ta­li­tés. L’attention se dépla­ça d’un domaine à un autre. Ces der­nières années, l’étude de la répres­sion a sus­ci­té le plus de passions.

Pour les héri­tiers poli­tiques, socio­lo­giques et cultu­rels de la dic­ta­ture, ce tra­vail his­to­rio­gra­phique a fini par deve­nir insup­por­table. Avec l’arrivée au pou­voir du PP en 1996, une réac­tion s’est déclen­chée. Elle s’est prin­ci­pa­le­ment mani­fes­tée sous deux formes. D’abord, les jour­na­listes et les publi­cistes se sont révol­tés contre ce que d’aucuns ont appe­lé l’«histoire pro­gres­siste ». Appuyé par des moyens de com­mu­ni­ca­tion puis­sants, ce groupe se lan­ça à la conquête de l’opinion publique.

Plus tard, avec le retour de la droite au pou­voir, la controf­fen­sive adop­ta un ton plus modé­ré. Dédai­gnant les apports de jour­na­listes et d’amateurs, un groupe d’historiens de droite com­men­ça à dis­pu­ter à la gauche sa supré­ma­tie dans le com­bat pour l’histoire, sui­vant la maxime orwel­lienne de 1984 : « He who controls the past controls the future. He who controls the present controls the past. »

En regard d’approches mul­ti­dis­ci­pli­naires mêlant une his­toire poli­tique, sociale, cultu­relle et des men­ta­li­tés avec des fac­teurs struc­tu­rels et conjonc­tu­rels, les ten­ta­tives de quelques-uns de ces his­to­riens conser­va­teurs, tels que Fer­nan­do del Rey Reguillo ou Manuel Álva­rez Tardío, paraissent bien pâles car cen­trées essen­tiel­le­ment sur des récits poli­tiques décon­nec­tés des réa­li­tés sociales de l’époque.

Cette controf­fen­sive aca­dé­mique visait à contre­car­rer la vision, pré­su­mée posi­tive, de la Répu­blique. Rien d’étonnant à cela, puisque sa dia­bo­li­sa­tion avait été le noyau dur de la mytho­lo­gie fran­quiste. Délé­gi­ti­mer la Répu­blique impli­quait la légi­ti­ma­tion du sou­lè­ve­ment de 1936 et, par­tant, d’une guerre civile dans laquelle les répu­bli­cains auraient été mani­pu­lés par l’Union sovié­tique afin de péné­trer insi­dieu­se­ment en Europe.

À l’approche du soixan­tième anniversaire

À mesure qu’approche le 20 novembre, les publi­ca­tions sur Fran­co et son régime se mul­ti­plie­ront pro­ba­ble­ment. À l’heure où sont écrites ces lignes, deux livres ont ouvert la voie. Le pre­mier, Fran­co. Bio­grafía del mito, est une étude cultu­relle sur la créa­tion du mythe du cau­dillo que l’on doit à Anto­nio Cazor­la (2015), pro­fes­seur à l’université de York (Cana­da). La deuxième œuvre, 40 años con Fran­co, coor­don­née par Julian Casa­no­va, pro­fes­seur à l’université de Sara­gosse, tente de cla­ri­fier l’évolution de la dic­ta­ture en la situant dans la durée.

Le livre inti­tu­lé La otra cara del Cau­dillo. Mitos y rea­li­dades en la bio­grafía de Fran­co, publié en sep­tembre 2015, n’est pas un ouvrage de vul­ga­ri­sa­tion, mais une recherche pure, dans laquelle je pré­sente une inter­pré­ta­tion quelque peu éloi­gnée des canons tra­di­tion­nels de l’historiographie espa­gnole : cette dic­ta­ture a été pro­fon­dé­ment influen­cée par le Füh­rer­prin­zip nazi et a été très dif­fé­rente du modèle de « régime auto­ri­taire » qui fait encore auto­ri­té chez de nom­breux auteurs. Fran­co a été un pré­da­teur sans scru­pule qui, pen­dant la guerre civile et dans l’immédiat après-guerre, a amas­sé une for­tune esti­mée au moins à l’équivalent de 388 mil­lions d’euros.

À la recherche d’un back­ground adéquat

Ces der­nières années, l’historiographie espa­gnole sur la Répu­blique, la guerre civile et le fran­quisme s’est remar­qua­ble­ment conso­li­dée. Après un tra­vail inces­sant ayant abou­ti à de nom­breuses mono­gra­phies, l’heure des grandes réca­pi­tu­la­tions a sonné.

En ce qui concerne la contro­ver­sée période répu­bli­caine, l’attention s’est concen­trée sur les mois pré­cé­dant la guerre civile, lorsque le gou­ver­ne­ment s’appuyait sur une large coa­li­tion de Front popu­laire incluant des membres de deux par­tis bour­geois de gauche. De février à juillet 1936, l’on assis­ta à une pola­ri­sa­tion qui condui­sit à des vio­lences et des assas­si­nats. C’est ce cli­mat qui jus­ti­fia le sou­lè­ve­ment mili­taire. Cette période est la plus dia­bo­li­sée par l’historiographie fran­quiste et néofranquiste.

Les his­to­riens se sont dès lors inté­res­sés à mettre au jour les res­sorts de la vio­lence et de la conspi­ra­tion. Pour la pre­mière, les tra­vaux les plus impor­tants sont ceux d’Angel Baha­monde, Rafael Cruz, Fran­cis­co Espi­no­sa et Eduar­do Gon­za­lez Cal­le­ja. Ce der­nier a éga­le­ment explo­ré les manœuvres des conspi­ra­teurs mili­taires et civils. Le sou­lè­ve­ment mili­taire a été démy­thi­fié par une équipe diri­gée par Fran­cis­co San­chez Pérez. Pour ma part, j’ai prou­vé la conni­vence de l’Italie fas­ciste avec les milieux monar­chistes les plus radi­caux et l’achat par ces der­niers d’armes modernes, le 1er juillet 1936, avant le sou­lè­ve­ment. Pour une guerre courte. L’idéologie pré­fas­ciste ou même fas­ciste qui s’est empa­rée du mou­ve­ment anti­ré­pu­bli­cain a été dis­sé­quée par Fer­ran Gal­le­go. Deux Bri­tan­niques, Maria Tho­mas et Sid Lowe ont explo­ré la ques­tion de l’anticléricalisme, pour l’une, et la fas­ci­sa­tion des mou­ve­ments de jeu­nesse de droite, pour l’autre.

Julio Arós­te­gui (2012) a lais­sé, peu avant son décès, une superbe bio­gra­phie de Fran­cis­co Lar­go Cabal­le­ro, lea­deur socia­liste, éter­nelle bête noire1 de la droite. Sur le Par­ti com­mu­niste espa­gnol (PCE), les études basées sur des sources pri­maires ont connu une nou­velle vie. La plus signi­fi­ca­tive de ces recherches est celle de Fer­nan­do Hernán­dez Sán­chez, qui couvre les années répu­bli­caines jusqu’à 1939. Dans un second livre publié récem­ment, il aborde les ten­ta­tives de recons­truc­tion du par­ti com­mu­niste pen­dant les pre­mières années de la dic­ta­ture. Par ailleurs, le livre de plus de mille pages, La Segun­da Repú­bli­ca españo­la, coécrit par Eduar­do Gon­za­lez Cal­le­ja, Fran­cis­co Cobos Rome­ro, Ana Mar­ti­nez Rus et Fran­cis­co San­chez Pérez (2015), est appe­lé à deve­nir une réfé­rence absolue.

La pro­duc­tion lit­té­raire espa­gnole et étran­gère sur la guerre civile a été plé­tho­rique, avoi­si­nant les vingt-mille titres. Les trois géné­ra­tions actuelles d’historiens espa­gnols, plus une poi­gnée d’historiens bri­tan­niques (Paul Pres­ton, Helen Gra­ham) ont lit­té­ra­le­ment balayé les vieilles thèses fran­quistes et celles enkys­tées dans la logique de la guerre froide. En 2014, à l’occasion des sep­tante-cinq ans de la fin du conflit, la revue de l’université de Sala­manque, Stu­dia His­to­ri­ca. His­to­ria contem­porá­nea, a consa­cré un volume à une ana­lyse biblio­gra­phique d´environ huit-cents publi­ca­tions espa­gnoles et étran­gères parues ces der­nières années. D´ailleurs, il ne se passe pas de semaine sans que ne paraissent de nou­veaux titres.

La consé­quence en est que la guerre civile est aujourd’hui le cha­pitre le plus et le mieux étu­dié de l’histoire contem­po­raine espa­gnole. Mais, mal­gré cela, Stu­dia His­to­ri­ca a iden­ti­fié des lacunes qui res­tent encore à combler.

La difficulté d’atteindre l’opinion publique

Si nous, his­to­riens de géné­ra­tions dif­fé­rentes, espa­gnols et étran­gers, avons accom­pli notre devoir en met­tant notre talent pro­fes­sion­nel, grand ou modeste, au ser­vice de la com­pré­hen­sion d’un pas­sé plus ou moins obs­cur, voire sombre, com­ment alors expli­quer que les connais­sances pro­duites ne par­viennent pas à per­co­ler l’opinion publique ?

Le prin­ci­pal fac­teur, sinon le seul, est vrai­sem­bla­ble­ment l’indifférence du sys­tème édu­ca­tif pour l’histoire contem­po­raine. Cela concerne ses acteurs pri­vés et publics, tous éga­le­ment inca­pables de renou­ve­ler leurs conte­nus. Dans les pro­grammes de cours offi­ciels, un temps infime est consa­cré à l’enseignement de l’histoire du XXe siècle, et en par­ti­cu­lier à l’étude de la Répu­blique, de la guerre civile et du fran­quisme ; sans comp­ter que les conte­nus en sont par­fois allè­gre­ment défor­més. Il y a quelques années à peine, dans un manuel sco­laire, le trai­te­ment édul­co­ré de la fin des deux plus grands poètes espa­gnols du XXe siècle sou­le­va de vives pro­tes­ta­tions. On pou­vait ain­si lire que Fede­ri­co García Lor­ca « mou­rut près de son vil­lage » et qu’Antonio Macha­do « par­tit en France avec sa famille ». Ces men­tions durent être reti­rées2. On argüa que le manuel était des­ti­né à l’enseignement primaire.

Du reste, la situa­tion n’est pas non plus brillante dans les cycles supé­rieurs. C’est ain­si que, par exemple, en der­nière année de l’enseignement secon­daire obli­ga­toire, le pro­gramme d’histoire doit cou­vrir, à rai­son de trois heures par semaine, la période allant de la Révo­lu­tion fran­çaise au temps pré­sent. Le cours pré­pa­ra­toire d’histoire d’Espagne doit, en autant d’heures, par­cou­rir les époques sépa­rant l’«homme d’Atapuerca » de la fin du deuxième gou­ver­ne­ment Aznar, en 2004. S’il faut remon­ter à la loin­taine pré­his­toire, l’on peut ima­gi­ner l’attention accor­dée au XXe siècle (et plus encore à la guerre civile et au fran­quisme). De plus, dans les faits, l’on constate que, lors de la pré­pa­ra­tion aux exa­mens d’entrée aux études supé­rieures, les étu­diants sont davan­tage pré­oc­cu­pés par la mémo­ri­sa­tion des dates que par la com­pré­hen­sion des pro­ces­sus. Je ne peux m’empêcher de com­pa­rer le volume d’heures men­tion­né ci-des­sus avec les quatre heures de cours heb­do­ma­daires consa­crées à des thèmes aus­si impor­tants que le patri­moine cultu­rel et artis­tique anda­lou ou que la culture entre­pre­neu­riale, comme il est pré­vu dans les pro­grammes offi­ciels de la Jun­ta de Anda­lucía, sous contrôle social-démo­crate depuis 1979.

Il en résulte que les futurs citoyens qui ne fré­quentent pas l´enseignement supé­rieur (60%) n’auront reçu qu’un léger ver­nis de connais­sances, pas tou­jours exactes ni soli­de­ment fon­dées. En cela, les repré­sen­ta­tions trans­mises par un sys­tème d’enseignement catho­lique en régres­sion et celles colo­rées d’histoire locale incul­quées par les régions laissent peu de marge pour d’autres interprétations.

La « connais­sance » du pas­sé récent qu’a la majo­ri­té des jeunes, et notam­ment de la Répu­blique, de la guerre civile et du fran­quisme, pro­vient de la famille, de la télé­vi­sion et, main­te­nant, d’internet. Une immé­diate levée de bou­cliers des conser­va­teurs salua la créa­tion par le gou­ver­ne­ment PSOE d’un cours obli­ga­toire d’«éducation citoyenne » (sem­blable à ceux dis­pen­sés, sur recom­man­da­tion du Conseil de l’Europe, dans au moins quinze autres États de l’Union euro­péenne). L’actuel gou­ver­ne­ment PP l’a abo­li, lui sub­sti­tuant, pour les étu­diants qui n’optent pas pour la reli­gion (catho­lique), un sous-cours sur les « valeurs éthiques ». Et, comme le poids du cours de reli­gion dans les résul­tats sco­laires est iden­tique à celui des ensei­gne­ments des mathé­ma­tiques, de phy­sique ou de phi­lo­so­phie, il n’est pas rare que l’on suive ce cours afin d’augmenter sa moyenne et donc ses chances d’accéder à l’université ou d’obtenir une bourse. Peu importe que l’État espa­gnol n’ait consti­tu­tion­nel­le­ment pas d’affiliation religieuse.

Les avan­cées his­to­rio­gra­phiques et leur ana­lyse pon­dé­rée des nom­breux fac­teurs qui ont déter­mi­né le pas­sé tombent en porte-à-faux, sauf quand elles confortent une cer­taine opi­nion publique dans les repré­sen­ta­tions qu’elle a for­gées dans le tumulte des luttes poli­tiques et idéo­lo­giques contem­po­raines. L’histoire cri­tique du fran­quisme est bien accueillie par la gauche. À l’inverse, celle qui défend ce régime en dépit des évi­dences sou­lève l’enthousiasme de la droite.

Quid de l’histoire ?

Le spectre de la révo­lu­tion et la néces­si­té de s’en pro­té­ger ont été uti­li­sés comme modèle expli­ca­tif de l’évolution poli­tique espa­gnole de 1931 jusqu’à la vic­toire armée impo­sée par Fran­co en 1939. Ce para­digme sur­vit dans les médias, les­quels, en Espagne comme au Royaume-Uni, tendent à être de droite.

Étant don­né que la rémis­sion des péchés du fran­quisme ne semble plus pos­sible sans cau­tion intel­lec­tuelle, les seuls his­to­riens à rece­voir un écho média­tique sont ceux qui, par convic­tion ou par inté­rêt, naviguent dans le sillage de la droite. Dans un monde qui pri­vi­lé­gie un savoir simple et rapi­de­ment acces­sible, les demi-véri­tés, les dis­tor­sions, les mani­pu­la­tions, les ter­gi­ver­sa­tions et les omis­sions ne peuvent que l’emporter.

Aujourd’hui, plu­tôt qu’à un his­to­rien espa­gnol, c’est à un étran­ger que revient l’honneur de por­ter la ban­nière du régime fran­quiste et de ses suc­cès, à savoir le pro­fes­seur nord-amé­ri­cain Stan­ley G. Payne, assis­té de l’historien ita­lien Gabriele Ran­za­to. Auprès de la droite espa­gnole, Payne jouit d’un grand pres­tige qu’il a conso­li­dé grâce à un flot conti­nu d’œuvres res­sas­sant un éter­nel refrain auquel il ne change que le ton et les rimes.

Natu­rel­le­ment, il est impos­sible d’absoudre tota­le­ment une dic­ta­ture qui, pour une large part de l’opinion espa­gnole et étran­gère, n’a jamais joui d’une quel­conque res­pec­ta­bi­li­té. C’est pour­quoi, en abor­dant le fran­quisme, Payne lui-même n’a d’autre choix que de recon­naitre l’existence d’une part d’ombre, notam­ment la répres­sion et l’alignement (momen­ta­né) avec les puis­sances de l’Axe. Tous deux sont rela­ti­vi­sés en argüant que tous les Espa­gnols furent vio­lents et que l’alignement, éphé­mère, lais­sa peu de séquelles.

Plus encore, le même Payne, pro­fi­tant de la proxi­mi­té du qua­ran­tième anni­ver­saire de la mort du cau­dillo, a publié, en sep­tembre 2014, une bio­gra­phie de Fran­co, dans laquelle il fait subir un authen­tique lif­ting au dic­ta­teur, fai­sant de lui une figure salonfä­hig3. Il a été épau­lé dans cette tâche par un jour­na­liste espa­gnol, Jesús Pala­cios. Dans les temps trou­blés de la fin du fran­quisme et de la tran­si­tion démo­cra­tique, ce der­nier appar­te­nait, selon la presse et plu­sieurs his­to­riens, au Cedade4, un groupe néo­na­zi aujourd’hui dissous.

Une telle bio­gra­phie (« objec­tive » et « dépas­sion­née ») ambi­tionne de deve­nir une bible pour la droite. Publiée simul­ta­né­ment en anglais et en espa­gnol, elle a été accueillie favo­ra­ble­ment par quelques auteurs étran­gers lar­ge­ment igno­rants de la figure de Fran­co. Cela étant, il convient de rap­pe­ler que ce der­nier a fait de tout temps l’objet de bio­gra­phies extrê­me­ment lau­da­tives, tant pour dimi­nuer les consé­quences de son ali­gne­ment avec le Troi­sième Reich que pour le pré­sen­ter, en temps de guerre froide, sous le jour favo­rable de l’allié de l’Occident et du par­fait anti­com­mu­niste. Ce type de bio­gra­phie fut majo­ri­tai­re­ment publié en France et en Angle­terre. Aucune n’a résis­té à l’épreuve du temps.

À la veille du qua­ran­tième anni­ver­saire de la mort du dic­ta­teur, un numé­ro spé­cial de la revue scien­ti­fique en ligne His­pa­nia nova sera publié, qui pré­sen­te­ra clai­re­ment, contre Payne et Pala­cios, les résul­tats de l’historiographie espa­gnole la plus cré­dible. Avec un groupe d’historiens de trois géné­ra­tions dif­fé­rentes, nous y pas­se­rons en revue les mani­pu­la­tions, les ter­gi­ver­sa­tions, les omis­sions et les absur­di­tés majeures de ces deux auteurs. Nous prê­te­rons une atten­tion par­ti­cu­lière aux cha­pitres rela­tifs à deux pro­blé­ma­tiques : la répres­sion (que la droite conti­nue obs­ti­né­ment à mini­mi­ser à tout prix) et le rôle de Fran­co, à la fois comme pré­ten­du pro­mo­teur de la crois­sance éco­no­mique, mais aus­si comme mili­taire qui fit durer la guerre afin de mieux écra­ser une gauche hon­nie. Le choix s’est por­té sur une publi­ca­tion scien­ti­fique répu­tée et élec­tro­nique, afin de dif­fu­ser sans limite la cri­tique. Pour l’honneur de l’histoire, simplement.

Tra­duit de l’espagnol par Marie-Anne Hen­neuse et Cris­tal Huer­do Moreno

  1. En fran­çais dans le texte.
  2. Lor­ca a été assas­si­né en aout 1936 et son corps git tou­jours dans une fosse anda­louse non iden­ti­fiée. Macha­do fut contraint de s’exiler en France. Il mou­rut en février 1939 peu avant la chute de la Seconde Répu­blique (NDT).
  3. Lisse (NDT).
  4. Centre espa­gnol des amis d’Europe.

Angel Viñas Martín


Auteur