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France. PS : la révolution néolibérale conservatrice et le “scénario italien”

Numéro 4 - 2015 par Philippe Marlière

juin 2015

Lorsqu’il était Pre­mier ministre dans les années 1997 – 2002, Lio­nel Jos­pin se pré­sen­tait comme l’anti-Blair. Les socia­listes fran­çais culti­vaient, de manière osten­ta­toire, leur oppo­si­tion au New Labour et à la troi­sième voie alors en vogue au sein de la social-démo­­cra­­tie euro­péenne. Le blai­risme — une guerre d’Irak et des résul­tats sociaux et éco­no­miques déce­vants plus tard — est pas­sé de mode. […]

Le Mois

Lorsqu’il était Pre­mier ministre dans les années 1997 – 2002, Lio­nel Jos­pin se pré­sen­tait comme l’anti-Blair. Les socia­listes fran­çais culti­vaient, de manière osten­ta­toire, leur oppo­si­tion au New Labour et à la troi­sième voie alors en vogue au sein de la social-démo­cra­tie euro­péenne. Le blai­risme — une guerre d’Irak et des résul­tats sociaux et éco­no­miques déce­vants plus tard — est pas­sé de mode. Ed Mili­band a conquis le Par­ti tra­vailliste en 2010 car il avait pro­mis de rompre avec le New Labour et son « that­ché­risme à visage humain ». Les socia­listes fran­çais sont déci­dé­ment en retard d’une guerre. Alors que les par­tis sociaux-démo­crates en Europe tentent — tant bien que mal — de redé­fi­nir une voie qui ne soit pas qu’une vague atté­nua­tion sociale du capi­ta­lisme finan­cier, le PS se conver­tit aux réformes les plus bru­tales de la troi­sième voie. La « poli­tique de l’offre » pour­sui­vie par Fran­çois Hol­lande et Manuel Valls, n’est ni de « gauche » ni même « social-démo­crate » : c’est un « néo­li­bé­ra­lisme conser­va­teur1 ».

Du côté éco­no­mique et social, il s’agit d’une pano­plie de mesures struc­tu­relles, dont der­niè­re­ment le pro­jet de loi Macron. Sous cou­vert de réduc­tion des défi­cits publics, cette poli­tique entend mettre la France aux normes euro­péennes de l’«État mini­mal ». Côté poli­tique, on observe un repli sur un répu­bli­ca­nisme iden­ti­taire et dis­ci­pli­naire sem­blable à celui de la IIIe Répu­blique. Des poli­tiques sécu­ri­taires — dont la récente loi sur le ren­sei­gne­ment — stig­ma­tisent des enne­mis inté­rieurs réels ou ima­gi­naires. Cette poli­tique « aus­té­ri­taire » a déjà pro­vo­qué des dégâts consi­dé­rables : débâcles élec­to­rales du PS à toutes les élec­tions depuis 2012 ; dis­cré­dit de la gauche en géné­ral qui a per­mis la radi­ca­li­sa­tion d’un UMP revan­chard et mon­tée inexo­rable du Front natio­nal. Autre dom­mage col­la­té­ral : l’esprit civique fran­çais. Dans un contexte social ten­du, la recherche de bouc émis­saire est patente. Un racisme dif­fus, mais « accep­table », a péné­tré la classe poli­tique et les médias domi­nants. En 2014, le roman Sou­mis­sion, de Michel Houel­le­becq, et l’essai Le sui­cide fran­çais, d’Éric Zem­mour, ont été clas­sés par­mi les meilleures ventes de livres. Ces deux ouvrages étalent sans fard leur haine des musul­mans et de l’islam. L’islamophobie atteint aujourd’hui des som­mets jamais éga­lés aupa­ra­vant dans la socié­té française.

C’est dans ce contexte en tout point dépri­mant et inquié­tant que le PS, en chute libre sur le plan élec­to­ral et mili­tant, va tenir son congrès à Reims du 5 au 7 juin. Une fois la révo­lu­tion néo­li­bé­rale conser­va­trice du PS ache­vée ; quand le PS aura per­du ses posi­tions de pou­voir à tous les niveaux, que res­te­ra-t-il du PS ? Que sera-t-il encore en mesure de faire ?

Une social-démocratie introuvable

Le PS a tou­jours été un par­ti à part dans la galaxie de la gauche réfor­miste euro­péenne. Sans attache dyna­mique avec le monde syn­di­cal et du tra­vail, c’est avant tout un par­ti répu­bli­cain de gauche (ou radi­cal-socia­liste), étran­ger à l’organisation et à la culture sociale-démo­crate. For­ma­tion diri­gée par les élites bour­geoises de la répu­blique, il est capable du meilleur (le Pro­gramme com­mun des années 1972 – 1978, certes par trop pro­duc­ti­viste) comme du pire (la plu­part du temps, sur­tout quand il gou­verne). À quelques rares excep­tions près, ce par­ti n’a jamais été maté­ria­liste (mar­xiste) ou (poli­ti­que­ment) libé­ral (pro­mo­teur de thé­ma­tiques prô­nant l’autonomie indi­vi­duelle). C’est un par­ti impré­gné des valeurs abs­traites d’un répu­bli­ca­nisme bour­geois et césa­riste : celui de la IIIe Répu­blique et de ses suc­cé­da­nés, notam­ment le régime monar­cho-bona­par­tiste de la Ve République.

Depuis la fin des années 1980, les diri­geants socia­listes se sont pro­gres­si­ve­ment ral­liés à une inter­pré­ta­tion dévoyée de la loi de 1905, le texte posant le prin­cipe de la laï­ci­té. Reniant l’esprit libé­ral de cette loi, selon la concep­tion défen­due par Aris­tide Briand et Jean Jau­rès, ils en ont pri­vi­lé­gié une lec­ture iden­ti­taire. En ver­tu de celle-ci, l’État « laïque » édicte des normes de plus en plus contrai­gnantes qui exigent aux citoyens de défendre des « valeurs » ou de se confor­mer à un type de conduite par­ti­cu­lier. Cette démarche a abou­ti au vote de la loi de 2004 ban­nis­sant le port des signes reli­gieux dans les écoles publiques (en réa­li­té, c’était le hijab qui était visé). Sou­te­nu par le PS, cet acte légis­la­tif est contraire à la laï­ci­té car il dis­cri­mine notoi­re­ment une caté­go­rie de citoyens et impose un « devoir de neu­tra­li­té » aux usa­gers d’un ser­vice public. La loi de 1905 n’exige celui-ci que du per­son­nel de l’État.

Les diri­geants socia­listes ont trou­vé dans ce « com­bat » le moyen de faire oublier leurs renon­ce­ments sociaux et éco­no­miques des années 1980 et 1990. En 1981, le PS pro­po­sait de « chan­ger la vie ». Puis, il y eut le « tour­nant de la rigueur » en 1982, le ral­lie­ment de Fran­çois Mit­ter­rand à l’Europe des mar­chés et de la finance contre celle des peuples (qu’il éri­gea acti­ve­ment avec l’Acte unique euro­péen et le trai­té de Maas­tricht) et la marche (pro­gres­sive mais inexo­rable) vers le régime néo­li­bé­ral-conser­va­teur qui est le cours actuel de l’exécutif Hollande-Valls.

Ce sont donc autant l’adieu de Jean-Pierre Che­vè­ne­ment au socia­lisme et l’adoption d’une ligne natio­nale-répu­bli­caine, que l’affairisme sans scru­pule du mit­ter­ran­disme qui sont res­pon­sables de l’épuisement total du mou­ve­ment socia­liste en France. La mue blai­riste dif­fé­rée des socia­listes fran­çais s’explique par le retrait poli­tique des der­niers mar­xistes de la géné­ra­tion d’Épinay (Lio­nel Jos­pin), par l’affaiblissement de l’aile gauche à la suite du départ de Jean-Luc Mélen­chon en 1999 et par le renou­vè­le­ment des cadres et des mili­tants, étran­gers à la culture de gauche uni­taire des géné­ra­tions pré­cé­dentes. Le PS est en outre deve­nu un par­ti d’élus, d’assistants par­le­men­taires et de conseillers poli­tiques ; une situa­tion peu com­pa­tible avec le mili­tan­tisme et le radi­ca­lisme politique.

Contrai­re­ment à ce que disent les médias domi­nants, il n’y a pas une once de social-démo­cra­tie dans la poli­tique de ce gou­ver­ne­ment « socia­liste ». Ce n’est pas non plus un « social-libé­ra­lisme », car on peine à y trou­ver toute trace de « social ». Le social-libé­ra­lisme fut un cou­rant poli­tique bri­tan­nique au XIXe siècle, pré­co­ni­sant la mise en place d’un État social. John May­nard Keynes, le père du Wel­fare State bri­tan­nique, est issu de cette tra­di­tion qui est, évi­dem­ment, lar­ge­ment à gauche du PS français.

J’ai pris soin de par­ler des « élites bour­geoises » qui dirigent le PS, les Hol­lande, Valls, Macron, Sapin, Le Guen, Fabius, Reb­sa­men, Cam­ba­dé­lis, etc. (hier Strauss-Kahn, Cahu­zac, etc.). Mais il demeure des mili­tants de base et des élus qui sont d’authentiques socia­listes ou sociaux-démo­crates ; il y a encore dans ce par­ti des syn­di­ca­listes qui déplorent cette marche for­cée vers une situa­tion à l’italienne. Après moult trans­for­ma­tions, l’ex-Parti com­mu­niste ita­lien (PCI) avait rom­pu, au début des années 2000, avec le com­bat de classe pour deve­nir un par­ti « démo­crate » cen­triste, allié des démo­crates-chré­tiens et des libé­raux. C’est l’ambition recon­nue de Manuel Valls.

L’électorat socia­liste — dont le cœur est consti­tué des classes moyennes sala­riées et d’une por­tion décrois­sante d’un pro­lé­ta­riat frag­men­té — a bien conscience d’effectuer un vote de gauche, de classe, quand il dépose son bul­le­tin PS dans l’urne. D’où la diver­gence d’intérêt et d’objectif fon­da­men­tal entre cet élec­to­rat et les élites néo­li­bé­rales du par­ti. Cette contra­dic­tion d’intérêt irré­con­ci­liable pour­rait, à terme, pro­vo­quer l’implosion du PS. Contrai­re­ment à ce que res­sassent cer­tains gau­chistes, le PS n’est pas un par­ti de droite. Le PS demeure un par­ti de classe, de gauche, car la majo­ri­té du sala­riat popu­laire conti­nue de voter pour lui. Sa base mili­tante est mixte — certes de plus en plus domi­née par les pro­fes­sions libé­rales et les caté­go­ries diplô­mées, et sa direc­tion est, en effet, objec­ti­ve­ment acquise aux idées et aux poli­tiques du néo­li­bé­ra­lisme. Par consé­quent, quand un diri­geant du Front de gauche déclare que le PS est un « par­ti de droite », il offense et détourne de lui les mil­lions d’électeurs qui ont voté pour ce par­ti en ayant conscience de faire un vote de gauche.

Le PS peut mourir

J’écris ce texte quelques jours avant la tenue du congrès socia­liste qui aura lieu à Poi­tiers du 5 au 7 mai. Quatre motions sont en lice pour la direc­tion du par­ti. La motion A, pré­sen­tée par Jean-Chris­tophe Cam­ba­dé­lis, le Pre­mier secré­taire sor­tant (non élu), a voca­tion à demeu­rer majo­ri­taire. Elle regroupe tous les ministres du gou­ver­ne­ment (dont Manuel Valls) et a reçu le ren­fort de Mar­tine Aubry, pour­tant très cri­tique de la poli­tique du gou­ver­ne­ment. Pré­sen­tée comme l’aile sociale-démo­crate de la majo­ri­té, la maire de Lille a pro­fon­dé­ment déçu celles et ceux qui comp­taient sur elle pour pro­po­ser une alter­na­tive à la poli­tique droi­tière de Hol­lande-Valls. On la dit fati­guée des jeux d’appareil, dés­in­té­res­sée par le pou­voir et, aus­si, dou­tant de sa propre vic­toire dans le par­ti. Ceci expli­que­rait ce ral­lie­ment aus­si éton­nant que tar­dif. Le texte de la motion A est sur­réa­liste : de fac­ture sociale-démo­crate clas­sique (il fal­lait tout de même cela pour accueillir Mar­tine Aubry!), il prend à contre­pied la poli­tique néo­li­bé­rale conser­va­trice du gou­ver­ne­ment… qu’il sou­tient pour­tant ! Le PS, de nos jours, c’est cela : des motions de congrès creuses et attrape-tout avec un mini­mum de réfé­rences « de gauche » pour atti­rer ce qu’il faut de voix mili­tantes, et un sou­tien sans faille aux poli­tiques d’un gou­ver­ne­ment qui vont dans une direc­tion dia­mé­tra­le­ment opposée.

La déci­sion de Mar­tine Aubry a cou­pé l’herbe sous le pied à la motion B, regrou­pant les seg­ments épars de l’aile gauche du par­ti. On y retrouve pêle­mêle, Chris­tian Paul (un aubryste!), des ex-ministres du gou­ver­ne­ment Valls, Auré­lie Filip­pet­ti et Benoît Hamon ou encore des figures plus tra­di­tion­nelles de la gauche socia­liste telles la séna­trice Marie-Noëlle Lie­ne­mann et l’ex-inspecteur du tra­vail Gérard Filoche. C’est au sein de cette motion B qu’est regrou­pée la nébu­leuse des « fron­deurs» ; un groupe de dépu­tés qui a voté contre ou s’est abs­te­nu au Par­le­ment sur des textes de loi pro­po­sés par le gou­ver­ne­ment. Deux autres motions, plus cen­tristes, viennent com­plé­ter le tableau.

La gauche socia­liste peut-elle rem­por­ter le congrès et ren­ver­ser in extré­mis la vapeur ? Les socia­listes pour la plu­part authen­tiques de la motion B veulent y croire. Mais en fait per­sonne n’y croit en dehors de ce groupe. La vic­toire atten­due de la motion A aura pour consé­quence de don­ner carte blanche à Hol­lande, Valls et Emma­nuel Macron (le très néo­li­bé­ral ministre des Finances) pour main­te­nir le cap à droite. Que se pas­se­ra-t-il alors ? D’une part, les mêmes poli­tiques d’austérité qui ont échoué à réduire les défi­cits, relan­cer la crois­sance et réduire le chô­mage seront pour­sui­vies. D’autre part, la vic­toire de la motion A sera syno­nyme de nou­velles débâcles élec­to­rales (régio­nales en 2015, puis pré­si­den­tielle et légis­la­tives en 2017). De ce champ de ruines, le PS pour­ra-t-il se rele­ver ? Rien n’est moins sûr. Mais est-ce, après tout, ce que sou­haitent Hol­lande et Valls ?

Le len­de­main de la déroute des élec­tions dépar­te­men­tales, le 30 mars 2015, le quo­ti­dien Libé­ra­tion titrait en pre­mière page : « Manuel Valls est bat­tu, mais content. » Content, Manuel Valls pou­vait l’être car sa stra­té­gie est jusqu’à pré­sent cou­ron­née de suc­cès. L’affaiblissement de la gauche le rap­proche du champ de ruines qu’il recherche pour pou­voir jus­ti­fier son « scé­na­rio ita­lien » : la consti­tu­tion d’un Par­ti démo­crate à l’italienne (fin du PS, créa­tion d’un par­ti cen­triste à la place et alliance avec le centre droit). En 2017, Fran­çois Hol­lande mise­ra tout sur un deuxième tour entre Marine Le Pen et lui-même. Au rythme où vont les choses, nous aurons assu­ré­ment un deuxième tour entre Le Pen et un can­di­dat UMP. Si Hol­lande n’est pas réélu en 2017, Valls espère alors récu­pé­rer le PS et mettre en œuvre le « scé­na­rio ita­lien ». Nous n’en sommes pas encore là, mais après la révo­lu­tion néo­li­bé­rale conser­va­trice, exclure cette hypo­thèse serait faire preuve de peu de lucidité.

  1. Pour une argu­men­ta­tion détaillée de ce point, voir l’ouvrage que j’ai co-rédi­gé avec Liêm Hoang-Ngoc : La gauche ne doit pas mou­rir ! Le mani­feste des socia­listes affli­gés, Les Édi­tions qui libèrent, 2014.

Philippe Marlière


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