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France. L’imbroglio du genre

Numéro 4/5 avril-mai 2014 par Degraef

mai 2014

En jan­vier  2014, un appel au boy­cot­tage des écoles, un jour par mois, a pro­vo­qué un absen­téisme consé­quent dans une cen­taine d’établissements sco­laires fran­çais. Coor­don­né par un site inter­net, ce mou­ve­ment des « jour­nées de retrait des enfants des écoles » enten­dait pro­tes­ter contre l’enseignement sup­po­sé d’une « théo­rie du genre ». En réa­li­té, un dis­po­si­tif appe­lé « ABCD de l’égalité » […]

En jan­vier  2014, un appel au boy­cot­tage des écoles, un jour par mois, a pro­vo­qué un absen­téisme consé­quent dans une cen­taine d’établissements sco­laires fran­çais. Coor­don­né par un site inter­net, ce mou­ve­ment des « jour­nées de retrait des enfants des écoles » enten­dait pro­tes­ter contre l’enseignement sup­po­sé d’une « théo­rie du genre ». En réa­li­té, un dis­po­si­tif appe­lé « ABCD de l’égalité » lan­cé, à titre expé­ri­men­tal à la ren­trée 2013, par le minis­tère de l’Éducation natio­nale et celui des Droits des femmes dans des classes mater­nelles et pri­maires de dix aca­dé­mies afin de lut­ter contre les pré­ju­gés et sté­réo­types filles-gar­çons à l’école. Le phé­no­mène a pris une telle ampleur que le ministre de l’Éducation natio­nale a dû deman­der aux direc­teurs et chefs d’établissements de « tout mettre en œuvre pour infor­mer les parents de la réa­li­té des pro­grammes et des conte­nus d’enseignement sur ces sujets et de rap­pe­ler les valeurs de la République ».

Rumeur et réseaux

La rapi­di­té de pro­pa­ga­tion de la « folle » rumeur est le pre­mier trait mar­quant de cette his­toire. Nous remé­mo­rant la rumeur anti­sé­mite sur la traite des Blanches qui, grâce à la bonne vieille tech­nique du « bouche-à-oreille », s’empara de la ville d’Orléans en 1969, phé­no­mène social dont Edgar Morin nous livra l’analyse1, la rumeur sur l’« idéo­lo­gie du genre » a béné­fi­cié de la redou­table effi­ca­ci­té des TIC. Réseaux sociaux, inter­net, tex­tos et cour­riels ont ain­si consi­dé­ra­ble­ment accé­lé­ré et mas­si­fié la cir­cu­la­tion de l’appel au boy­cot­tage et de la vaste opé­ra­tion d’« intox » qui l’accompagne. Car, ain­si que l’ont consta­té, aba­sour­dis, nombre de jour­na­listes, d’enseignants et de poli­tiques, une fois la rumeur ins­tal­lée, l’ampleur du men­songe n’importe plus, les mes­sages enflent et ali­mentent les fan­tasmes. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, des mil­liers de parents ont ain­si dénon­cé l’« ensei­gne­ment de la théo­rie du genre à l’école, des­ti­né à nier les dif­fé­rences entre filles et gar­çons et de nature à por­ter atteinte à l’intégrité et à la pudeur des enfants. His­toire d’affoler un peu plus les parents, ses ini­tia­teurs évoquent cours d’éducation sexuelle dès la mater­nelle, inci­ta­tion à la mas­tur­ba­tion et apo­lo­gie de l’homosexualité2 ».

L’histoire illustre aus­si l’ambivalence d’internet et des réseaux sociaux qui peuvent être de for­mi­dables moyens d’accès au savoir et d’outils du débat démo­cra­tique, mais aus­si de redou­tables relais de trans­mis­sion d’élucubrations insen­sées et de théo­ries du com­plot éche­ve­lées. Dis­po­nibles en ligne sur le site de l’Éducation natio­nale3, les modules de l’ABCD de l’égalité, conçus par des pro­fes­sion­nels et des mou­ve­ments édu­ca­tifs, dont la Ligue de l’enseignement, et des­ti­nés à per­mettre aux élèves de s’interroger dans divers contextes d’apprentissage sur leurs dif­fé­rences dans le res­pect et l’égalité, ne sont pas en soi une nou­veau­té, des acti­vi­tés péda­go­giques sur les pré­ju­gés sexistes et les sté­réo­types étant menées dans les écoles fran­çaises depuis une dizaine d’années. Si nou­veau­té il y a, elle concerne l’intégration des ques­tions de dis­cri­mi­na­tion sexuelle, de l’affirmation de l’égalité des sexes et de la pos­si­bi­li­té de s’émanciper des rôles que la socié­té a ten­dance à assi­gner par avance aux filles et aux gar­çons. « Est-ce qu’un che­va­lier a le droit d’avoir peur du noir ? Est-ce que les prin­cesses peuvent aus­si jouer un rôle dans leur propre his­toire ? Com­ment orga­ni­ser des jeux de bal­lon mixtes ? Voi­ci les enjeux de ces modules4 », écrit le secré­taire géné­ral de la Ligue de l’enseignement dans Le Monde.

Mais qui est à la source de cette rumeur ? Pour de nom­breux obser­va­teurs, la vague actuelle de contes­ta­tion relève d’un long et patient tra­vail de sape mené depuis plu­sieurs années par une mou­vance de droite, tant reli­gieuse — catho­lique et musul­mane — que laïque, de plus en plus orga­ni­sée à la suite du suc­cès de la mobi­li­sa­tion contre le « mariage pour tous ». D’après les médias fran­çais, la source poli­tique de l’appel au retrait des enfants de l’école serait la mou­vance d’extrême-droite « Éga­li­té et récon­ci­lia­tion » ani­mée par Alain Soral, mou­vance rejointe par Fari­da Bel­ghoul, ex-figure de la Marche des « beurs » dans les années 1980, qui mène aujourd’hui un com­bat contre tout ce qui « porte atteinte à l’identité de la per­sonne » : mariage pour tous, inter­rup­tion volon­taire de gros­sesse, éga­li­té homme-femme. Fai­sant réfé­rence à une vidéo pos­tée sur ERTV, la chaine de télé­vi­sion en ligne de l’association Éga­li­té et récon­ci­lia­tion, Le Monde sou­ligne l’influence de Bel­ghoul « dans les quar­tiers popu­laires où ont eu lieu la majo­ri­té des retraits d’enfants des écoles5 ». Convain­cu de l’existence d’un com­plot, le site web « vigi-gen­der » affirme, selon Le Monde, que les ABCD de l’égalité sont le « che­val de Troie » de l’« idéo­lo­gie du genre », qui pour­suit un agen­da pré­cis : « Au nom de l’égalité, on veut tra­quer et chas­ser chez nos enfants, dès l’âge de cinq ans, tout com­por­te­ment typi­que­ment fémi­nin ou mas­cu­lin. » Un objec­tif final aus­si rele­vé dans un tract de la Manif pour tous : « Elle revient à nier notre réa­li­té bio­lo­gique et cultu­relle et à décons­truire les repères élé­men­taires de nos enfants. Sous cou­vert de lutte pour l’égalité, c’est l’indifférenciation entre gar­çons et filles qui se pro­file6. »

En réa­li­té, l’introduction, en 2011, par le gou­ver­ne­ment Sar­ko­zy, de la dis­tinc­tion entre iden­ti­té sexuée et orien­ta­tion sexuelle dans les manuels de sciences de la vie et de la terre des classes de l’enseignement secon­daire supé­rieur avait déjà sou­le­vé l’indignation des conser­va­teurs et d’associations catho­liques, quatre-vingts dépu­tés de la majo­ri­té UMP ayant d’ailleurs récla­mé le retrait de la théo­rie du genre de ces manuels. Pour Laure Bere­ni, socio­logue et coau­teure d’un ouvrage d’introduction aux « gen­der stu­dies7 », « ce qui a vrai­ment sou­le­vé leur indi­gna­tion, c’est la ques­tion de la sexua­li­té, comme le sug­gère la for­mule absurde de la “théo­rie du genre sexuel” bran­die par les dépu­tés hos­tiles8 ». L’inacceptable à leurs yeux, c’est l’inscription dans un cours de bio­lo­gie, mar­qué du sceau de la scien­ti­fi­ci­té, du fait que l’hétérosexualité ne découle pas du sexe bio­lo­gique et de l’identité dite sexuelle, qu’elle n’est pas la forme « natu­relle » de la sexua­li­té, mais sa forme domi­nante, c’est-à-dire telle que le sys­tème social la pro­duit, la légi­time, et stig­ma­tise socia­le­ment celles et ceux qui s’en écartent. En ce sens, selon cette auteure, l’idée que les caté­go­ries hommes-femmes et les rap­ports entre elles relèvent d’une construc­tion sociale dérange beau­coup moins les par­ti­sans d’un ordre natu­rel des sexes que la remise en cause, au nom de la science, de l’homophobie et des dis­cri­mi­na­tions infli­gées aux couples de même sexe. D’où leur insis­tance à qua­li­fier le genre de « théo­rie [qui] relève d’une idéo­lo­gie sec­taire9 », accu­sa­tion qui a moins offen­sé les fémi­nistes — elles en ont enten­du bien d’autres ! — que les uni­ver­si­taires qui assurent depuis plus d’une décen­nie le déve­lop­pe­ment de ce domaine plu­ri­dis­ci­pli­naire de recherche et d’enseignement.


Existe-t-il une théo­rie du genre ?

Aus­si « folle » soit-elle, la rumeur s’est ain­si révé­lée d’une per­fide effi­ca­ci­té si l’on en juge par le nombre de per­son­na­li­tés poli­tiques et scien­ti­fiques qui se sont publi­que­ment pro­non­cées à son sujet, mais aus­si par le conte­nu de leurs pro­pos sur le « genre » et l’existence ou non d’une théo­rie du même nom. Sous le titre « le genre ne concerne pas que les bobos », un col­lec­tif d’universitaires écrit dans Le Monde : « Inlas­sa­ble­ment nous expli­quons que le genre est un concept dont l’utilité a été démon­trée de longue date, dans des dis­ci­plines mul­tiples, par quan­ti­té de recherches menées dans de nom­breux pays. Nous pré­ci­sons que des para­digmes dif­fé­rents, par­fois concur­rents, défi­nissent ce champ d’études : par­ler de la théo­rie du genre, au sin­gu­lier, revient à nier cette richesse insé­pa­ra­ble­ment théo­rique et empi­rique. » Et d’ajouter : « On entend mon­ter un refrain popu­liste bien connu : et si le genre était seule­ment l’affaire des bobos ? Le peuple n’est-il pas réfrac­taire à ces pré­oc­cu­pa­tions éli­tistes ? Dès qu’on traite des femmes, des gays ou des les­biennes, on nous explique que les classes popu­laires ne sont pas concer­nées, comme si elles étaient uni­que­ment consti­tuées d’hommes hété­ro­sexuels, et comme si le genre et la sexua­li­té n’étaient pas l’affaire de toutes et tous10. »

L’examen des articles parus dans la presse ou dans les maga­zines, comme le dos­sier « Le “gen­der” pour les nul-le‑s » du maga­zine Sciences humaines, atteste à tout le moins que l’imbroglio sévit par­tout, chez les défen­seurs du genre comme chez ses détrac­teurs. Que pen­ser, par exemple, des affir­ma­tions sui­vantes : « L’un des pos­tu­lats de ces études est de dis­tin­guer le “genre”, la construc­tion sociale (les filles aiment le rose, les gar­çons le bleu) du sexe phy­sique » ou « le concept de genre s’est déve­lop­pé comme une réflexion autour de la notion de sexe et du rap­port homme-femme. […] Il ne s’agit donc pas de dire que l’homme et la femme sont iden­tiques, mais d’interroger la manière dont cha­cune et cha­cun peut construire son iden­ti­té sexuelle, aus­si bien à tra­vers son édu­ca­tion que son orien­ta­tion sexuelle11 ». Com­ment ne pas voir dans ces pro­pos vagues et pré­cau­tion­neux, le sou­ci de se démar­quer du fémi­nisme qui dans presque tous les textes « expli­ca­tifs » fait figure de repous­soir ? Aus­si n’est-il pas inutile de rap­pe­ler que pour les fémi­nistes, aca­dé­miques ou non, le genre est une caté­go­rie ana­ly­tique qui désigne un sys­tème de bi-caté­go­ri­sa­tion hié­rar­chi­sée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et repré­sen­ta­tions qui leur sont asso­ciées. Par­tant, ce qui, pour elles, fait pro­blème poli­tique — et non théo­rique — dans les rap­ports sociaux de sexe ou rap­ports de genre, ce n’est pas tant le fait qu’ils soient sociaux ce dont, disait Fran­çoise Col­lin non sans malice, l’observateur le plus conser­va­teur peut s’arranger, mais le fait qu’ils soient socia­le­ment arti­cu­lés en termes de domi­na­tion. Ce qui consti­tuait, et consti­tue tou­jours, l’objet propre du fémi­nisme est la contes­ta­tion de la struc­ture duelle et hié­rar­chique de l’organisation sociale et poli­tique ain­si que la néces­si­té comme la pos­si­bi­li­té de sa transformation.

  1. Morin E., La rumeur d’Orléans, Seuil, « Points essais ».
  2. « Théo­rie du genre : les réseaux de la folle rumeur contre l’école », Le Monde, 30 jan­vier 2014.
  3. http://bit.ly/OErY2O.
  4. Roi­rant J.-M., « Lut­ter contre les sté­réo­types. Devoir de l’école répu­bli­caine », Le Monde, 7 février 2014.
  5. Laurent S., « Mariage gay, PMA, “gen­der”… Dix liens pour tout com­prendre », Le Monde, 26 février 2014.
  6. Laurent S., « Cinq intox sur la “théo­rie du genre” », Le Monde, 28 jan­vier 2014.
  7. Bere­ni L., Chau­vin S., Jau­nait A., et Revil­lard A., Intro­duc­tion aux Gen­der Stu­dies. Manuel des études sur le genre, De Boeck, 2008.
  8. Trach­man M., « Genre : état des lieux. Entre­tien avec Laure Bere­ni », laviedesidées.fr.
  9. Del­sol C., « Cette théo­rie relève d’une idéo­lo­gie sec­taire », Le Monde, 1er février 2014.
  10. Col­lec­tif, « Déso­lante capi­tu­la­tion gou­ver­ne­men­tale. Le genre ne concerne pas que les bobos », Le Monde, 7 février  2014.
  11. Laurent S., op cit.

Degraef


Auteur

Véronique Degreef est sociologue, elle a mené de nombreuses missions de recherche et d'évaluation pour des centres universitaires belges et étrangers, des autorités publiques belges et des organisations internationales.