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France. Claude Guéant, le pluralisme et le vivre-ensemble

Numéro 3 Mars 2012 par Santoliquido

février 2012

La passe d’armes sur­ve­nue, en ce début de mois de février, entre Claude Guéant, le ministre fran­çais de l’Intérieur, et le dépu­té socia­liste de la Mar­ti­nique Serge Let­chi­my est remar­quable en plu­sieurs points. Com­men­çons par un bref résu­mé des faits : M. Guéant se rend ce same­di 4 février à un débat au sein de l’Union natio­nale interuniversitaire, […]

La passe d’armes sur­ve­nue, en ce début de mois de février, entre Claude Guéant, le ministre fran­çais de l’Intérieur, et le dépu­té socia­liste de la Mar­ti­nique Serge Let­chi­my est remar­quable en plu­sieurs points. Com­men­çons par un bref résu­mé des faits : M. Guéant se rend ce same­di 4 février à un débat au sein de l’Union natio­nale inter­uni­ver­si­taire, un syn­di­cat étu­diant for­te­ment mar­qué à droite, et y tient les pro­pos sui­vants : « Il y a des com­por­te­ments qui n’ont pas leur place dans notre pays, non pas parce qu’ils sont étran­gers, mais parce que nous ne les jugeons pas conformes à notre vision du monde, à celle, en par­ti­cu­lier, de la digni­té de la femme et de l’homme. Contrai­re­ment à ce que dit l’idéologie rela­ti­viste de gauche, pour nous, toutes les civi­li­sa­tions ne se valent pas. Celles qui défendent l’humanité nous paraissent plus avan­cées que celles qui la nient. Celles qui défendent la liber­té, l’égalité et la fra­ter­ni­té nous paraissent supé­rieures à celles qui acceptent la tyran­nie, la mino­ri­té des femmes, la haine sociale ou eth­nique. En tout état de cause, nous devons pro­té­ger notre civilisation. »

Dès le len­de­main, lors de la séance des ques­tions d’actualité à l’Assemblée natio­nale, Serge Let­chi­my se dit humi­lié et prend vive­ment à par­tie Claude Guéant en évo­quant les camps de concen­tra­tion et le régime nazi. Pour la pre­mière fois depuis l’affaire Drey­fus, le gou­ver­ne­ment fran­çais, outré par l’amalgame du socia­liste, décide de quit­ter l’hémicycle.

Une bien pauvre culture politique

Cet échange de vues, disions-nous, est remar­quable en plu­sieurs points. Tout d’abord parce qu’il illustre par­fai­te­ment l’inculture gran­dis­sante du per­son­nel poli­tique pris dans sa glo­ba­li­té. Le phé­no­mène n’est évi­dem­ment pas typi­que­ment fran­çais, nous dirions même que par son sys­tème de for­ma­tion de ses élites, la France est davan­tage épar­gnée que d’autres pays. À ce titre, il suf­fi­rait d’assister à l’un ou l’autre débat au sein des assem­blées par­le­men­taires wal­lonne et de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles pour se rendre compte de leur immense pau­vre­té intel­lec­tuelle. Les idées y sont une den­rée rare, et les talents d’analyse et ora­toires doivent être cher­chés à la loupe.

Plu­sieurs variables expliquent ce triste état des choses. Mais, incon­tes­ta­ble­ment, le triomphe de l’hédonisme consu­mé­riste pro­phé­ti­sé par Pier Pao­lo Paso­li­ni au début des années sep­tante inter­prète en grande par­tie le phé­no­mène. Puisque tout est consom­ma­tion, tout a voca­tion à s’inscrire dans un mar­ché, la parole et le per­son­nel poli­tiques n’échappent évi­dem­ment pas à la règle. Eux aus­si sont des pro­duits sou­mis aux normes de l’offre et la demande, et dont l’attractivité est jugée en grande par­tie sur son poten­tiel ludique, diver­tis­sant. Tout ou presque peut être dit ou fait pour séduire l’acheteur-électeur. Sou­ve­nons-nous, à titre d’exemples non exhaus­tifs, de la pitoyable inter­view d’un Jean-Michel Javaux évo­quant la cou­leur de ses cale­çons et son gout pour la sau­cisse foraine. Et, pire encore, de l’indécent strip­tease du dépu­té-bourg­mestre d’Estaimpuis, Daniel Sene­sael, lors de la pré­sen­ta­tion de ses vœux.

Par nature, le sys­tème par­ti­cra­tique ren­force cette ten­dance à la médio­cri­té, puisque seule une poi­gnée d’individus détiennent non seule­ment le pou­voir, mais éga­le­ment le mono­pole du débat. Le reste des troupes, à quelques excep­tions près, n’est que cas­ting et presse-bou­tons recru­tés sur la base de la noto­rié­té locale. Quitte à peu­pler les assem­blées légis­la­tives, réduites à la fonc­tion de faire-valoir par des exé­cu­tifs tout-puis­sants, d’individus qui, dans un sys­tème pri­vi­lé­giant réel­le­ment le ser­vice par la qua­li­té de l’intérêt géné­ral, de la Cité, n’ont rien à y faire. Mais dès lors que tout ou presque est fil­tré et pré­mâ­ché dans les ins­tances des par­tis, qui décident éga­le­ment des places sur les listes élec­to­rales en fonc­tion de consi­dé­ra­tions qui leur sont propres, une réelle construc­tion de la conscience et de la culture poli­tiques des man­da­taires est pra­ti­que­ment impos­sible. Voire inutile.

Cette consu­mé­ri­sa­tion de la parole poli­tique (et l’inculture qui en découle) fait en sorte que seul est pris en compte, dans le chef de ceux qui en (ab)usent, son impact sur le mar­ché des voix. Nous pour­rions com­pa­rer cet impact avec la rela­tion entre le lan­ce­ment d’un nou­veau pro­duit et ses consé­quences sur la cota­tion bour­sière de l’entreprise qui l’a com­mer­cia­li­sé. Tel ex-Diable rouge, telle ex-pré­sen­ta­trice, tel res­sor­tis­sant d’une com­mu­nau­té étran­gère pla­cé à bon escient sur le mar­ché peut rap­por­ter autant d’électeurs.

Pour illus­trer notre pro­pos sur ce phé­no­mène consu­mé­riste, reve­nons à l’échange de vue entre Claude Guéant et Serge Let­chi­my. Pas­sons sur l’analyse de la réplique ridi­cule du socia­liste, évo­quant les camps de concen­tra­tion et le nazisme, et venons-en à M. Guéant. Tout d’abord, il est mani­feste que le ministre ne sait pas de quoi il parle. Qu’il uti­lise un concept sans en appré­hen­der le conte­nu. Claude Guéant uti­lise, dans le cadre d’un dis­cours com­pa­ra­tif, le concept de « civi­li­sa­tion ». Or, comme l’explique très bien le poli­to­logue Domi­nique Rey­nié, on ne peut, par défi­ni­tion, com­pa­rer des civi­li­sa­tions entre elles. Une civi­li­sa­tion est, en effet, un pro­ces­sus évo­lu­tif, en per­pé­tuelle construc­tion, qui cumule des res­sorts reli­gieux, moraux, esthé­tiques, tech­niques, cou­tu­miers. Il ne s’agit pas de quelque chose que l’on décrète, dont on pla­ni­fie le fonc­tion­ne­ment dans un bureau. La construc­tion de la rela­tion homme-femme dans le régime ira­nien aujourd’hui est-elle le fruit de mil­lé­naires de civi­li­sa­tion perse ? Natu­rel­le­ment pas. Ce que l’on peut com­pa­rer, et de manière tout à fait légi­time cette fois, ce sont les mar­queurs d’un régime poli­tique ou d’une culture comme, pré­ci­sé­ment, « la liber­té, l’égalité, le carac­tère tyran­nique ou la ges­tion de la rela­tion hommes-femmes » — autant de variables citées par Guéant lui-même, mais de manière impropre.

Déresponsabilisation

Cet abus de lan­gage du ministre fran­çais est donc le propre de son incul­ture. Mais ce n’est pas tout. La consu­mé­ri­sa­tion de la parole poli­tique, nous l’avons vu, bana­lise l’inculture au pro­fit de l’immédiateté de ses effets sur le mar­ché élec­to­ral. Or, il est clair que Guéant visait non pas l’une ou l’autre civi­li­sa­tion, mais les citoyens fran­çais de confes­sion musul­mane. Cela fut d’autant plus clair lorsqu’il pré­ci­sa sa « pen­sée » en citant, pour l’illustrer, les pro­blèmes posés par les prières de rue ou le port du voile. Son but — il a d’ailleurs été nom­mé pour cela par Nico­las Sar­ko­zy — est de chas­ser sur les terres élec­to­rales du Front natio­nal. L’effet recher­ché de cette parole poli­tique impropre est de rame­ner à l’ump les voix fron­tistes. Et, par coro­laire, nous voi­là confron­tés à une troi­sième forme de dépré­cia­tion de la parole poli­tique. Après son incul­ture et sa consu­mé­ri­sa­tion, il s’agit de sa déresponsabilisation.

En effet, les décla­ra­tions du ministre fran­çais de l’Intérieur sont par nature cli­vantes. Or, un res­pon­sable poli­tique ne doit-il pas avant tout — certes dans le cadre d’un échange d’idées diver­gentes, voire anta­go­nistes — évi­ter d’effriter son corps social. Ne doit-il pas évi­ter de sus­ci­ter les peurs, les frus­tra­tions de cer­tains frag­ments de la socié­té contre d’autres qua­li­fiés d’improductifs ou d’immoraux (ceux qui tra­vaillent contre les fai­néants, ceux qui sont nés ici contre ceux qui viennent d’ailleurs, etc.). Doit-il atti­ser les oppo­si­tions socié­tales ? Claude Guéant et Nico­las Sar­ko­zy doivent-ils prendre le risque, pour sou­der avant la pré­si­den­tielle un élec­to­rat de droite déli­ques­cent, de jouer sciem­ment avec le feu ? Et, par voie de consé­quence, de sus­ci­ter des réac­tions de violence ?

L’irresponsabilité et la dan­ge­ro­si­té de leur parole poli­tique sont d’autant plus grandes qu’elles s’inscrivent dans un contexte de crise éco­no­mique et morale. Aux yeux d’une socié­té civile dure­ment frap­pée par les dérè­gle­ments éco­no­miques et finan­ciers, la poli­tique, pra­ti­quée de la sorte, ne risque-t-elle pas d’apparaitre comme un théâtre où se joue uni­que­ment la conquête du pou­voir ? Et rien d’autre. À l’heure où le monde se voit impo­ser la label­li­sa­tion du modèle éco­no­mique libé­ral, ne serait-il pas utile de réflé­chir à la construc­tion d’un pro­jet de socié­té ? De pen­ser — ou de repen­ser — le conte­nu du contrat social ? De défi­nir les règles et les aspi­ra­tions qui doivent sous-tendre le vivre-en-com­mun ? Car il est évident que les effets de la glo­ba­li­sa­tion éco­no­mique, de la mon­dia­li­sa­tion et des vagues suc­ces­sives d’immigration sur le sol euro­péen ont engen­dré une période d’incertitude — à des degrés divers en fonc­tion des pays — sur les valeurs com­munes. À l’horizon 2050, le conti­nent euro­péen aura besoin, en rai­son de son faible taux de nata­li­té, de plu­sieurs mil­lions de tra­vailleurs immi­grés en pro­ve­nance, essen­tiel­le­ment, des mondes afri­cain et arabe. La volon­té d’une coexis­tence har­mo­nieuse entre les dif­fé­rentes cultures et les dif­fé­rentes confes­sions reli­gieuses appelle donc à cette réflexion.

Le vrai pro­blème qui se pose aujourd’hui, nous semble-t-il, est de déter­mi­ner l’agora dans laquelle doit se mener ce débat fon­da­men­tal. Qui doit impé­ra­ti­ve­ment se tenir, sous peine de nour­rir les pentes popu­listes. À sup­po­ser qu’il en soit capable, ce dont nous dou­tons, le sou­ci d’immédiateté et la voca­tion consu­mé­riste du monde poli­tique suf­fisent à le dis­qua­li­fier pour mener une démarche de cette impor­tance. Même à ses niveaux les plus éle­vés, le poli­tique est aujourd’hui mû par une dyna­mique pure­ment méca­niste, pour reprendre la ter­mi­no­lo­gie uti­li­sée en science éco­no­mique. Il est évident que le poli­tique n’est plus à même, comme le sou­hai­tait Aris­tote, d’utiliser les autres outils socié­taux (l’économie, les tech­niques, etc.) pour atteindre un objec­tif supé­rieur — une fina­li­té — qu’il aurait préa­la­ble­ment défi­ni. Il n’y a pas de concep­tion éthique de la poli­tique. Ni de réflexion éthique — au sens pre­mier du terme, aris­to­té­li­cien, non pas uti­li­ta­riste, au sens des chartes éco­no­miques — menée par le poli­tique. Il n’en a ni les capa­ci­tés ni le pou­voir. Ou, quand il singe cette réflexion, comme dans le cas de M. Guéant, c’est de manière impropre et élec­to­ra­liste. De sorte qu’il se can­tonne, c’est désor­mais sa voca­tion onto­lo­gique, nous le voyons clai­re­ment en Ita­lie et en Grèce, aux ques­tions pure­ment logis­tiques, au choix des techniques.

Mettre les valeurs en discussion

Il convient dès lors de s’interroger : qui doit déter­mi­ner la fina­li­té du vivre-ensemble ? Où doit se mener, de manière dépas­sion­née et ration­nelle, la dis­cus­sion (au sens de la recherche d’une entente argu­men­tée entre les par­te­naires) sur les valeurs qui doivent sous-tendre nos socié­tés ? Où doit se pen­ser et se déter­mi­ner la pen­sée du sens ? Qui doit éva­luer l’action poli­tique au regard, comme le sou­hai­tait Levi­nas, de la res­pon­sa­bi­li­té éthique qui défi­nit la nature de notre vie en com­mun ? Que nous le vou­lions ou pas, l’être en com­mun — et donc, imman­qua­ble­ment, le plu­ra­lisme de nos socié­tés — défi­nit notre vie sur terre. S’il existe une infi­ni­té de divi­sions pos­sibles, cet être-en-com­mun fon­da­men­tal doit être la rai­son pre­mière du poli­tique, au sens d’Aristote, une fois encore — l’homme est par nature poli­tique. Le but n’est donc pas de pen­ser des socié­tés sans conflit, cela n’aurait pas de sens, mais de sai­sir les conflits eux-mêmes, d’accepter l’altérité et les dif­fé­rences comme des res­sources pour pen­ser l’être-en-commun. Et de sai­sir les res­sources internes à chaque corps social pour trou­ver le point d’équilibre, d’harmonie. Sans le sou­ci d’administrer, dans un réflexe impé­ria­liste, un savoir plus légi­time qu’un autre. Ensuite seule­ment, nous pour­rons déci­der de quelle poli­tique (au sens contem­po­rain du mot, donc logis­tique) per­met d’y aboutir.

L’objectif que nous devons nous attri­buer, en tant que socié­té civile, est donc de se don­ner un cadre, un espace social pour construire l’échange des points de vue, de manière à for­mu­ler des signi­fiants com­muns. Bref, pour para­phra­ser Levi­nas, de réins­tau­rer la pri­mau­té de l’éthique en tant que res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis de l’autre, et condi­tion pre­mière de notre vivre-ensemble.

Santoliquido


Auteur

Giuseppe Santoliquido est licencié en sciences politiques et administration publique.