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Fragment d’un discours douloureux
Un soir de semaine, des ami·es me proposent de les rejoindre dans un nouveau restaurant-bar du quartier de la Porte de Hal. L’ambiance est branchée et décontractée, la lumière tamisée et les prix quasi prohibitifs. Ce qui me frappe le plus est la différence entre la population de l’intérieur (majoritairement blanche, apprêtée et aisée) et […]
Un soir de semaine, des ami·es me proposent de les rejoindre dans un nouveau restaurant-bar du quartier de la Porte de Hal. L’ambiance est branchée et décontractée, la lumière tamisée et les prix quasi prohibitifs. Ce qui me frappe le plus est la différence entre la population de l’intérieur (majoritairement blanche, apprêtée et aisée) et celle du quartier (multiculturelle, prolétaire et à revenu modeste, voire précaire). La carte et ses tarifs me dissuadent de commander quoi que ce soit – le serveur est de toute façon occupé. Au fil de la conversation, mon regard se perd à travers la fenêtre et rencontre celui de Monsieur L. 1 que j’ai suivi pendant plusieurs mois au sein d’une communauté thérapeutique. Je lui fais signe et l’invite à entrer pour le saluer et prendre de ses nouvelles. Au moment où il pousse la porte de l’établissement, il se fait directement arrêter par le serveur avant même que je puisse me lever de ma chaise. J’insiste auprès de ce dernier en argüant que je connais cet homme et que c’est moi qui lui ai dit d’entrer : « c’est un toxicomane vous savez, on le connait. » La violence de cette assertion essentialisante, qui m’est lancée par-dessus l’épaule devant l’intéressé, me place d’abord dans un état de sidération. Il ne viendrait pas à son esprit d’associer cette épithète aux client·es de son établissement qui consomment ostensiblement de l’alcool, substance psychotrope pour le moins nocive et toxique sur le système nerveux, le foie, le pancréas et prédisposant ainsi à plusieurs cancers létaux 2.
Qu’est-ce qui les différencie alors de Monsieur L. ?
Les un·es consomment activement et publiquement de l’alcool dans un espace qui y est destiné, lui consomme parfois et discrètement de la cocaïne fumée et de l’alcool bon marché tantôt en rue, tantôt dans d’autres espaces (salles de consommation à moindre risque 3).
Nature de la substance
Les client·es de l’établissement consomment de l’alcool – comme Monsieur L. – mais le prix au litre de leur produit est de deux à six fois plus cher que ceux que Monsieur L. achète. La cocaïne qu’il consomme est bon marché et transformée par de l’ammoniac en un petit caillou qu’il fume à l’aide d’une pipe 4. On trouve cette cocaïne dans la rue sous une forme impure (c’est-à-dire coupée avec de la farine, du plâtre ou des médicaments effervescents) ce qui la rend moins chère que celle achetée aux Pays-Bas, importée illégalement mais à un prix bien plus élevé, par des consommateur·ices bien plus aisé·es. Dans le restaurant, Monsieur L. ne consomme pas et pourtant le serveur affirme qu’il est « toxicomane » sans pour autant appliquer cette assomption à ses client·es ouvertement consommateur·ices d’alcool et potentiellement de cocaïne.
Le lieu de consommation
Le caractère dichotomique entre l’intérieur (le restaurant huppé) et l’extérieur (la rue et les commerces populaires) constitue une différence patente sur le plan spatial. L’exclusion de Monsieur L., au nom de sa supposée « toxicomanie », contraste avec la tolérance des client·es consommateur·rices actif·ves mais non inquiété·es d’une mise à la porte de l’établissement. Pourtant le bar est assez similaire – du moins dans sa fonction – aux salles de consommation dans la mesure où, dans les deux cas, les usager·ères viennent pour en rencontrer d’autres autour d’un produit psychotrope. La différence manifeste est la couche sociale qui fréquente le lieu et l’absence de supervision par des professionnel·les de la santé. Il s’agit donc au fond d’une ségrégation sociale dans la mesure où lorsque le serveur lance l’assertion « c’est un toxicomane », il nomme par-là l’exclusion qu’il opère en mots, puis en acte, de cet homme qui ne rentre pas dans les codes sociaux desquels le premier se revendique.
L’exclusion sociale par manque d’intégration des codes : l’habitus de classe
Quand le serveur énonce « c’est un toxicomane », il dit « nous ne sommes pas comme lui ». C’est en le reconnaissant comme toxicomane que lui-même s’identifie comme normal ce qui relève alors « d’une parole au-delà du langage » 5 dans la mesure où elle « fixe le sujet dans la raideur d’une identité. » 6 L’assignation à ce signifiant constitue une légitimation de l’exclusion de Monsieur L. du groupe, n’ayant pas eu la capacité – comme le serveur – d’intégrer les modalités des codes sociaux. Cette capacité d’un groupe à « intérioriser des structures du monde social » 7 puis à les extérioriser permettant ainsi « aux individus, dans une situation donnée, de produire le comportement correspondant à ce qui est attendu d’eux par le contexte social » en accordant « leurs structures subjectives » à la société « sans avoir forcément à y réfléchir » 8, est formalisé par le sociologue français Pierre Bourdieu dans le concept d’habitus 9. Ce concept décrit le processus inconscient d’intégration, par les agents appartenant à une classe donnée, des codes nécessaires à leur maintien dans le système (le code vestimentaire, la façon de parler, l’apparence physique…). Monsieur L. ne répond pas aux codes huppés des client·es du restaurant et arbore un style vestimentaire, une coupe de cheveux et un visage assimilable à ce que la bourgeoisie associerait aux populations marginalisées. Nommé ainsi, il apparait comme « étrange » et « étranger », c’est-à-dire incompréhensible, car différent du groupe. Nait alors un sentiment de peur à son égard. La réaction de rejet est dès lors nécessairement un mécanisme de défense du groupe qui craint cet être et donc l’expulse.
La modalité du rejet se fait ici par l’énonciation assertive du serveur qui correspond à un acte de ségrégation par lequel s’installe une double exclusion : sociologique et ontologique. Sociologique d’abord par la monstration 10 de sa différence et de l’incompatibilité au groupe tant sur le plan de sa classe sociale que de son apparence physique et de l’absence d’habitus adéquat. Ontologique ensuite par l’utilisation du signifiant essentialisant relatif au vocable « toxicomane » placée en fonction d’épithète qui par-là même efface toute possibilité d’humanisation de cet être qui n’est plus qu’un objet-déchet de la société. Comme tel, il est naturellement expulsé, exonéré car potentiellement dangereux et manifestement insalubre.
Le toxique est porté par le langage
En lançant l’assertion « c’est un toxicomane », ce serveur touche en plein cœur de l’identité, de la dignité et de l’être de Monsieur L. en instillant en lui la figure d’un monstre susceptible de représenter un danger aussi insondable qu’imprévisible. Comme le dit la philosophe Clotilde Leguil dans son dernier ouvrage, « c’est seulement après coup que la nocivité d’une expérience toxique se signale à nous […]. Le toxique dit la façon nouvelle dont le corps se sent pris en otage par des mots, et comme empoisonné par ceux-ci. » 11 L’autrice cite un passage du Dictionnaire historique de la langue française 12 où l’étymologie du toxique est étudiée ; toxikon signifie le « poison dont on imprègne une flèche » venant de toxikos, la flèche et pharmakon, le remède et le poison. Le toxique vient alors du serveur qui lance par le langage cette flèche à l’encontre de Monsieur L. qui le contamine du centre de son identité (le toxicomane) à sa périphérie (un marginal). Par là, il trahit sa peur de l’autre, de l’étranger et essaie de s’en détacher puis de le·la rejeter en niant son humanité, dénonçant la terreur qu’il éprouve à son égard justifiant son exclusion et son remplacement 13. Toxiké : blessure infligée par une flèche 14 d’un côté, pharmakon substance à la fois remède et poison de l’autre. Toxikon désigne donc le poison mis par l’émetteur sur la flèche pour blesser le récepteur. Compris maintenant dans le champ de la linguistique, l’émetteur énonce une phrase pour un récepteur et l’information communiquée est vectorisée par le langage. Le corps est ainsi « pris en otage par les mots » 15 qui sont le toxique qui infecte le·la récepteur·rice dans sa chair.
Quand le serveur dit « c’est un toxicomane », la flèche se plante dans le corps de Monsieur L., le contamine, le pestifère et l’exclut. Ce qui fait de lui un toxicomane n’est pas ce qu’il consomme, mais les mots adressés par l’Autre à son encontre. Autrement dit, il n’existe de toxicomane que dans une énonciation toxique. Récemment, des stupéfiants ont été retrouvés dans le cabinet de la ministre de l’Éducation francophone Caroline Désir 16, pourtant les huit suspects de l’affaire – employés par le cabinet – n’ont jamais été taxés de « toxicomanes » dans la presse. Au contraire, l’usage de psychotropes dans cette classe sociale aisée est pour le moins banalisé, sinon légitimé au nom d’un impératif de performance, « je dois assurer une haute fonction sociale, donc je peux consommer ». Dans l’inconscient collectif, cet usage relève parfois du registre romantique : certains écrivains français consommant de la cocaïne sont considérés comme des « poètes maudits », pas des toxicomanes. On se souvient de Baudelaire et Bukowski moins comme des alcooliques que comme des poètes torturés.
La romantisation du mésusage de substances est un privilège de classe et ne connait pas toute l’émulation médiatique menaçante et spectaculaire des « toxicomanes » supposément dangereux·euses envahissant les centres-villes. Les articles sur ce sujet ne cessent de nourrir de façon spectaculaire et sensationnaliste la fantasmagorie collective réactionnaire, bien plus qu’un trafic de stupéfiants dans les hautes sphères régaliennes.
Ainsi, en novembre 2023, le sénateur français Joël Guerriau avoue avoir acheté au sein même du Sénat, « un petit sachet blanc de stimulant ». Une de ses collègues l’accuse de l’avoir droguée pour l’agresser sexuellement. L’homme politique, suspecté de viol et consommateur de substance, est toujours en poste ; le désintérêt médiatique concernant cette affaire vient marquer le droit à l’oubli dont bénéficie une certaine caste.
À Bruxelles, un projet pilote, mis en place fin 2023 et actif aujourd’hui, facilite la collaboration entre les équipes mobiles psychiatriques et les forces de police en vue d’intervenir envers un public dit « toxicomane » dans les rues de la capitale ; l’objectif est de « garantir la sécurité, assister et soulager les inspecteurs de police et les personnes souffrant de problèmes psychologiques 17 ». Il est assez édifiant que les besoins et le confort des forces de police passent en avant-plan des personnes « souffrant·es », en témoignent également les opérations d’expulsion et de déplacement des personnes dormant autour de la Gare du Midi. Du mobilier urbain destiné à rendre l’installation des personnes sans-abris et des usager·ères impossible a été mis en place tout autour de la gare à la suite de ce que plusieurs journalistes ont qualifié de « rafle » 18, afin d’assurer une image plus policée de la capitale. Ce qui s’apparente à un véritable apartheid, masqué derrière les oripeaux du soin 19, avance la pathologisation de la précarité sociale comme justification de la mise au ban des individus. Cette entreprise est menée avec le concours des équipes mobiles dites « de crise » créées grâce à la fermeture des infrastructures hospitalières 20 : dans le secteur de la gare du Midi, la nouvelle équipe mobile de Saint-Pierre collabore étroitement avec les forces de police locale.
La toxicomanie est donc moins le signe d’une maladie psychique que la justification d’une ségrégation sociale.
« Le toxique dit notre poison, il dit notre blessure, il dit notre vie contaminée. » 21
Monsieur L. est exclu de l’établissement ; je le rejoins sur le trottoir et discute avec lui. Il n’a nulle part où dormir, aimerait manger un repas chaud mais n’a récolté que 15 euros aujourd’hui. Je prends le temps de discuter avec lui de ce qui s’est passé dans sa vie depuis la dernière fois que nous nous sommes vus car si le langage est « à la fois remède et poison » et « s’introduit déjà dans le corps du discours avec toute son ambivalence 22 », il peut tout autant (re)créer le lien et la rencontre. Il est désespéré et manifestement habitué à ce qu’on le rejette de cette façon. Je lui donne ce qu’il me reste : 12 euros. Avec cela, il pourrait se payer six repas complets chauds avec un café au restaurant social, une chambre d’hôtel pour une nuit, ou cinq tickets STIB ; dans l’établissement, il aurait pu payer deux tranches de pizza.
« Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser tu m’enrichis. »
Antoine de Saint-Exupéry
- Nom fictif.
- Birková A, Hubková B, Čižmárová B, Bolerázska B. Current View on the Mechanisms of Alcohol-Mediated Toxicity. Int J Mol Sci. 2021 Sep 7;22(18):9686.
- Structure supervisée par une équipe pluridisciplinaire comprenant du personnel paramédical, des médecins et des travailleur·euses sociaux·ales afin d’accompagner les usager·ères et garantir une consommation sans risque dans un endroit sécurisé. Il n’en existe qu’une seule à Bruxelles et une autre est en projet d’ouverture dans le nord de la capitale.
- Le caillou de base libre de cocaïne se décompose en étant enflammé et largue une fumée procurant un plaisir aussi intense qu’éphémère le rendant fortement addictif. Le bruit de craquement au moment de la décomposition du produit par inhalation lui donne son appellation courante : le crack.
- Lacan, Jacques. Le Séminaire livre III : Les Psychoses (1955 – 56), Paris, Seuil, « Points », 2018, p. 86 et « Discours de Rome », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 155.
- Auré, Marga. « Les noms du mariage », La Cause du Désir, vol. 101, no. 1, 2019, pp. 47 – 50.
- Bourdieu, Pierre. « L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture », Revue française de sociologie, vol. VII, 1966, p. 155.
- Jourdain, Anne, Naulin, Sidonie. « Héritage et transmission dans la sociologie de Pierre Bourdieu », Idées économiques et sociales, vol. 166, no. 4, 2011, pp. 6 – 14.
- Bourdieu, Pierre. Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 88.
- Dans le sens de montrer à la vue de toustes mais également de rendre monstre.
- Leguil, Clotilde. L’ère du toxique : essai sur le nouveau malaise de la civilisation, Paris, PUF, 2023, p. 50.
- Ibid. p. 42.
- Cette logique qui utilise la figure du terrorisme comme légitimation coloniale (pratiquée actuellement par l’armée russe et israélienne) renvoie à un narratif que nous avons étudié dans Personat, Frédéric. « La jeunesse à ses limites », La Revue nouvelle, vol. 7, no. 7, 2023, pp. 41 – 48.
- Leguil, Clotilde. ibid., p. 45.
- Ibid. p. 50.
- Colart, Louis & Derclaye, Guillaume. « De la cocaïne au cabinet de Caroline Désir : huit suspects mis à la disposition du juge », Le Soir, 26/01/2024.
- Communiqué de presse « Projet pilote : des équipes mobiles de crise en santé mentale vont aider la police bruxelloise avec les personnes ayant des problèmes psychologiques » 22 novembre 2023 accessible sur https://vandenbroucke.belgium.be/fr
- Abramowicz, Manuel, « L’opération de police à Bruxelles-Midi : ou comment faire le lit de l’extrême droite pour 2024 », Le Vif, Carte Blanche du 31 août 2023.
- « Gare du midi : opérations policières anti-sdf, la gentrification du quartier passe un stade symbolique », Bruxelles Dévie, 1 septembre 2023.
- Conformément à l’article 107 de la loi, le budget alloué aux lits d’hospitalisation est converti en salaire de travailleur·euse social mobilisable au domicile des bénéficiaires. Par exemple, la fermeture des 30 lits d’hospitalisation psychiatriques au CHU Saint Pierre a permis d’engager 15 personnes travaillant à l’équipe mobile dite de crise. Cette logique s’inspire de thèses antipsychiatriques cf Personat, Frédéric. « Je ne serai plus psychiatre de Gérard Hof. Présentation critique », La Revue nouvelle, vol. 3, no. 3, 2024, pp. 80 – 85.
- Ibid. p. 51.
- Derrida, Jacques. « La pharmacie de Platon », Tel Quel, n°32, 1968, p. 265.