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Fragile Eden
Quel bonheur ! L’étudiante que je suis profite de quelques jours de vacances, seule avec ses grands-parents maternels. Parrain Vital, ancien comptable, et marraine Marie, femme au foyer exemplaire, ont l’art d’embellir chaque instant. Après le repas de midi, pour près d’une heure quand le temps le permet, ils installent leurs fauteuils en osier dehors, et […]

Quel bonheur ! L’étudiante que je suis profite de quelques jours de vacances, seule avec ses grands-parents maternels. Parrain Vital, ancien comptable, et marraine Marie, femme au foyer exemplaire, ont l’art d’embellir chaque instant. Après le repas de midi, pour près d’une heure quand le temps le permet, ils installent leurs fauteuils en osier dehors, et accueillent les passants par un « bondjoû » sonore, un sourire et quelques mots. C’est ici que plongent mes racines : je suis née chez eux !
Le soir tombe. C’est l’heure douce où tout s’apaise. La porte de la cuisine vient de se refermer, transformant la pièce en un cocon soyeux. Je feuillette des revues « Les Dames d’Autrefois »… enfin, si j’en crois le contenu. Marraine est à son affaire, sa réussite est proche. Les cartes s’alignent avec aisance. Ses mains douces les ont déjà tant caressées qu’elles en sont toute patinées. Les visages des rois, dames, valets s’estompent et ne seront bientôt plus que des ombres. Parrain s’occupe de ses timbres. C’est plus qu’une passion, presque une raison d’être. Parfois, il nous surprend par une plaisanterie joyeuse et nos esprits se rejoignent le temps d’un rire. L’été s’étire et nous sourit. Je lis le journal, tombe sur la nécrologie et parcours l’âge des défunts. Soudain, mon cœur se serre, se tord, broyé comme par un étau. Impossible d’écarter ses mâchoires. Les larmes que je tente de ravaler se pressent, impatientes, derrière mes paupières. Et si c’était la dernière fois ! Si tout allait s’arrêter pour ne plus jamais revenir ! Parrain est âgé de quatre-vingt-sept ans et marraine approche des septante-six ! Le temps ! Il faut l’arrêter ! Mais nul n’a jamais réussi. Il file entre les doigts, et s’enfuit sans jamais revenir. Pendant un silencieux sanglot, je comprends. C’est en cet instant que tout se joue. Je dois le retenir d’une manière précise et fidèle : dans ma mémoire.
Alors, sans bruit, presque sans bouger, je m’active. Je regarde, respire, touche des yeux, m’imprègne de tout ce que je peux. Je ne laisse rien se perdre. D’abord Vital et Marie dont les doux visages sont griffés de rides de bonne humeur que, devant le miroir, je prédessine sur moi pour que, quand viendra l’âge, elles arrivent au bon endroit, comme chez eux. Puis les vieilles chaises à la paille toute piquante et les deux fauteuils en osier avec leurs coussins que ma sœur a créés pour une fête et qui ont tant fait plaisir que la vie en est restée tout illuminée. Et aussi la lampe à la lumière si pâlotte que tout semble irréel. Rien ne doit se perdre : ni le carrelage jaune des murs qui monte jusqu’à un mètre vingt, ni la peinture brune et craquelée de la porte qu’on voit si rarement fermée, ni le calendrier perpétuel CARBO, preuve tangible de la vie éternelle, que parrain met à jour chaque matin. Ne doivent surtout pas sombrer dans l’oubli, la toile cirée jaunâtre qui dévoile sa trame et la radio en bakélite, perchée tout en haut, qui crie « Quitte ou double » chaque midi. Ce soir, j’ai envie de hurler : double, double la vie ! Encore ! La vie… C’est ce que mesure l’horloge, fièrement plantée au centre d’une grande armoire. Dans un tic-tac immuable, son balancier va des essuies, à gauche, aux fleurs séchées, futures tisanes, à droite. Tout près, entourée d’une main courante supportant le chausse-pied et l’essuie de vaisselle, ronronne la vieille cuisinière à charbon aux taques polies d’avoir tant servi. Blotties à son flanc, les deux charbonnières, qu’on veille à bien charger, lui sont d’un grand secours. Aidée d’un petit Ciney œuvrant dans la salle voisine, elle a la lourde tâche de chauffer toute la maison. C’est elle aussi qui met en valeur l’art culinaire de marraine et qui, l’hiver, réchauffe les briques réfractaires qu’on emballe et glisse à ses pieds dans le lit glacé. Ne pas oublier les placards, si curieux qu’ils ont chacun un œil dans deux pièces, côté cuisine, côté salle à manger puis, donnant sur la rue, la fenêtre étroite sous laquelle se blottit la table de travail de parrain.
Je grave tout en moi. Avant, insouciante, je me laissais bercer par l’habitude. Maintenant, je me rends compte que ma passion, ce qui me permet de vibrer, ce sont mes grands-parents, leur amour qu’ils répandent sans compter. C’est aussi ce qu’ils apprécient et font aimer : la famille et les autres, le travail bien fait, l’humour et la joie et, écrin de tout cela, leur jardin immense et grandiose.
Tout le support tangible de cette passion, infime pointe d’iceberg pour l’humanité, mais raison d’être pour moi, risque de disparaître à jamais. Quand ce soir-là parrain amène la statue de « Notre Dame des Affligés » et allume la bougie, je récite le chapelet avec eux, habitée d’une ferveur nouvelle.
Le matin suivant, je bondis du lit dès l’aube. Cela ne me ressemble pas ! Je dois profiter de la belle journée qui s’annonce pour m’imprégner du jardin qui s’étire à droite de la maison. Derrière la roseraie protégeant une jarre de pierre débordante de pétunias roses, il s’ouvre en trois nefs où s’alignent tous les légumes de la région. Par-ci, par-là, poussent, sauvagement, des plantes médicinales ou simples. Il se termine par la grande prairie où s’élèvent une dizaine de plantureux cerisiers, si lourds l’été qu’il faut maintenir leurs branches avec des gaules, et des pêchers aux petits fruits acides. À gauche, au-delà du poulailler, s’étire le verger, un peu piquant par endroits, car les orties l’ont conquis. Les poules en sont les reines et surveillent jalousement les pommiers, poiriers, noyers et les deux peupliers signalés sur les cartes d’état-major ! À droite de la roseraie, un vaste enclos permet aux lapins de se croire libres. Quand on les approche, ils s’enfuient. Chaque jour, il faut inspecter le grillage, car ils ont un don certain pour creuser des galeries. Ils n’ont qu’une idée en tête : courir le grand chemin. Au centre de leur domaine se dresse le puits condamné par le progrès. Derrière la maison, enserré par un grillage, s’étend un grand parc abandonné à la nature. Là poussent pêle-mêle sureaux, néfliers et pommiers sauvages, domaine conquis aussi par les poules. Il y en a bien cinquante qu’il faut rentrer tous les soirs. La plupart sont des rousses, mêlées à quelques belles grises dédaigneuses et fières : des Coucous de Malines. Quand quelqu’un ouvre la porte, elles se précipitent en caquetant à qui mieux mieux. Si ce n’est pas marraine qui apparaît, elles s’arrêtent dans leur élan et s’écartent, jetant à l’intrus quelques côôôts méprisants. J’ai beau leur crier « petites, petites ! » et leur jeter une poignée de graines, rien n’y fait.
Cet énorme jardin symbolise ma passion, ce qui me ravit et, en même temps m’écrase, ce qui m’attire et parfois me déchire ; bref, une obsession, une crainte de voir se tarir une source qui baigne mes origines. Alors que je le croyais éternel, il s’en va, s’enfuit et bientôt, ne sera peut-être plus. Un jardin, ça vit, ça bouge au gré des saisons et de la fantaisie des hommes, ça change toujours !
Mémoriser un jardin ! Je suis effarée par la tâche. Quels sont les téméraires qui ont déjà tenté cette gageure ? Les peintres ? Mais ils n’ont retenu que les formes et les tons. Les botanistes, peut-être, mais ils ne montrent que des relevés, des planches colorées et des noms en plusieurs langues. Les parfumeurs ? S’ils mettaient en flacons toutes les odeurs, on les traiterait de fous. Et les murmures des feuillages ? Qui a pu en sauvegarder ? Les cinéastes sans doute ? Hélas leurs films sont tronqués, fatalement inodores et insipides.
Ma mémoire doit tout garder vivant : retenir la fleur qui embaume, les feuilles qui se déploient et deviennent salade ou chou, ou Dieu sait quoi encore. Je dois sauver la fraise si savoureuse au petit matin, les bigarreaux noirs gros et juteux qu’on ravit aux oiseaux et qui éclatent sous la dent, les cerises du nord aigrelettes qu’on suspend par couple aux oreilles, les étonnantes framboises qui hébergent parfois un insecte en leur cœur, et aussi les groseilles rouges, roses ou blanches qui, réduites en gelée, conservent pour l’hiver un rayon de soleil en bocal. Ne pas oublier les poires délicates, les pommes si variées qu’à la fin on s’y perd, les nèfles velues qu’on suce après les gelées, les baies noires du sureau qui rendent les lèvres mauves, et le jus suret de la rhubarbe qui offre aussi de grands chapeaux… Je ne dois surtout pas laisser s’envoler la fleur jaune du bouillon blanc, la petite mauve légère comme un papillon, la fleur bleue de la bourrache, la verveine qui pousse dans le chemin, le plumet de l’angélique et toutes ces autres simples, tisanes en devenir, qui garderont santé et bonheur à parrain et marraine.
Quel que soit le temps, marraine est au jardin dès le matin. Au retour, elle tient souvent l’un ou l’autre trésor dans le coin relevé de son tablier. Elle bêche, plante, sème, arrache les indésirables et parfois les transplante, du moins celles qui ont un pouvoir curatif. Chaque jour la voit aussi faucher un grand sac d’herbe de la grande prairie pour ses lapins. Je suis si fière d’elle ! Elle connaît tout sur les plantes et, parfois, sait les nommer en trois langues, le latin, le français et le wallon. Première de classe, elle n’a été à l’école que jusqu’à douze ans mais s’est cultivée, tout en aidant ses parents à la ferme.
Et parrain, dans tout cela ? Sans être un fanatique du jardinage, il gagne sa soupe à la sueur de son front. Quand il fait sec et que le vent n’est pas trop rude, on peut le découvrir entre deux rangées de légumes, assis sur un passet, protégé par son cache-poussière gris, la tête enfoncée dans un vieux chapeau verdi. Il sarcle méticuleusement et emplit peu à peu un petit seau à l’émail éclaté. Quand devant lui tout est net, il recule son passet et continue jusqu’au bout de la rangée. Il mène aussi la chasse aux merles avides de cerises. Ses bruyants lancers de bouchons se soldent certes par l’envol d’une kyrielle d’oiseaux moqueur, mais ils reviennent aussitôt.
La matinée s’achève et je m’essouffle. Imprégnée de bruits et de parfums, j’ai aussi les yeux pleins d’images. La maison m’attend. Elle a deux portes d’entrée, deux numéros et est entourée de bâtisses qui, depuis longtemps, ont changé d’emploi : la grange où restent quelques outils, jointe à l’écurie devenue garage fourre-tout depuis que le petit cheval s’est éteint ; en face, le fournil recèle le charbon et les peaux des lapins sacrifiés à l’appétit des hommes. La porte de la porcherie est bloquée depuis longtemps. Adolphe H., le dernier de ses hôtes, fut réduit en rôtis, boudins et saucisses. Dans un local voisin, il reste un ancien WC faisant face à trois rangées de clapiers où méditent les femelles engrossées.
La maison souffre tant des morsures du temps qu’elle gémit. Sise dans le Pays Noir, elle est déstabilisée par les galeries de mine et s’est enfoncée en partie de quelques centimètres. Dans le calme des nuits, on l’entend craquer. Elle résonne aussi de bruits sourds causés par les mineurs, paraît-il. De haut en bas, elle est étrange. Au rez-de-chaussée on dénombre quatre pièces et une petite arrière-cuisine où se trouvent l’évier et le robinet. La plus grande sert pour les fêtes. Une autre rajoutée il y a bien longtemps pour des parents âgés de mes grands-parents, est très utile, car le nouveau WC en occupe un angle. De plus, un énorme cylindre métallique y trône. C’est un four à pain chauffé au bois, avide de tartes, une des nombreuses spécialités de marraine. Un faitout lui permet d’y cuisiner parfois des lapins ou des poules. Cette pièce est le centre vital de la demeure : c’est ici qu’on façonne le pain grâce au grand pétrin en bois, qu’on lessive, qu’on met en conserve, que l’on prend des bains… Se laver est une vraie aventure. Il faut chauffer de l’eau dans la casserole à stériliser posée sur une chaufferette à gaz, la verser dans une petite bassine galvanisée et y ajouter de l’eau froide jusqu’à la température convenable. Ce récipient remplace l’encombrante baignoire en zinc, moderne pour l’époque, qui avait succédé au demi-tonneau en bois cerclé de fer.
L’étage possède plusieurs niveaux. Une pièce embaume tout particulièrement : le bureau de parrain où les simples sèchent sur du papier gris. L’été, les chambres irradient de tendresse, mais l’hiver, c’est une autre histoire. Il y fait si froid, qu’une nuit de Noël, étendue sur un matelas pneumatique incompatible avec les chauffe-pieds, j’ai empilé sur moi tous les manteaux d’une armoire pour m’endormir enfin dans un gros cocon… parfumé à la naphtaline.
Le grenier est traître. Il est conseillé d’en longer les murs. Il paraît qu’au moindre faux-pas, on traverse le plancher au risque d’y laisser la vie. Il renferme des trésors dont les jouets de maman.
Cet après-midi, j’ai un grand projet : créer un parc d’asperges. La terre est déjà nettoyée et aérée. À genoux, je la pétris à pleines mains puis plante les griffes. Toute mon espérance gît dans ces plantules anodines, liens fragiles qui me relient à l’éternité. Je prie la nature de respecter mes vœux. Mes grands-parents sont encore en forme. Qu’ils la gardent ! Dans deux ans, je pourrai récolter mes asperges et les leur offrir. Soudain, des larmes coulent, me baignent les joues, arrosent le sol et, oui, je sais…