Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Fouetter une chatte

Numéro 1 - 2015 par Joëlle Kwaschin

janvier 2015

— Il n’y a pas là de quoi fouet­ter une chatte. — Oh, quelle vul­ga­ri­té, et dans La Revue nou­velle encore bien. — Vul­gaire ? Alors que ce n’est là qu’un inno­cent usage du dic­tion­naire qui veut que la femelle du petit fauve qui rampe dans les herbes hautes et les confond avec la jungle s’appelle une chatte. Il ne faut […]

Billet d’humeur

— Il n’y a pas là de quoi fouet­ter une chatte.
 — Oh, quelle vul­ga­ri­té, et dans La Revue nou­velle encore bien.
 — Vul­gaire ? Alors que ce n’est là qu’un inno­cent usage du dic­tion­naire qui veut que la femelle du petit fauve qui rampe dans les herbes hautes et les confond avec la jungle s’appelle une chatte. Il ne faut déci­dé­ment pas grand-chose pour pas­ser de la louve à la putain et de l’ingénuité au gra­ve­leux, et on com­prend bien que les hommes se méfient de la fémi­ni­sa­tion des noms de fonction.

Rien de bien grave, c’est ce que l’on pour­rait être ten­té de se dire lorsqu’on lit que Julien Aubert, dépu­té UMP, s’est adres­sé à San­drine Maze­tier, qui pré­si­dait la séance, en l’appelant « Madame le pré­sident » et a éco­pé, confor­mé­ment au règle­ment de l’Assemblée natio­nale, d’une rete­nue d’un quart de ses indem­ni­tés par­le­men­taires men­suelles (1.400 euros). Cent-qua­rante dépu­tés fran­çais (des hommes dans leur très grande majo­ri­té) ont publié une tri­bune pour exi­ger le retrait de cette sanction.

On serait prêt à opi­ner et à trou­ver la mesure dis­pro­por­tion­née s’il ne venait un soup­çon à la lec­ture de cette amu­sante prose, dont il serait dom­mage de se pri­ver1. Lors du débat consa­cré à la tran­si­tion éner­gé­tique, le dépu­té, comme il en est cou­tu­mier, a joué la pro­vo­ca­tion par prin­cipe pour pro­tes­ter contre la fémi­ni­sa­tion des noms de fonction.

D’où vient que les Fran­çais doivent tou­jours recou­rir à l’emphase et aux majus­cules pour faire ron­fler le débat ? La langue fran­çaise est « selon la Consti­tu­tion, la “langue de la Répu­blique”», disent les signa­taires. « Le pré­sident […] exprime non la mas­cu­li­ni­té de la fonc­tion mais sa neu­tra­li­té par rap­port au genre. » Bizarre, comme l’a fait remar­quer Jean-Marie Klin­ken­berg2, que cette dis­tinc­tion n’est « jamais appli­quée à l’ouvrière ou à l’infirmière, mais aux seules fonc­tions nobles. Plu­tôt qu’une réa­li­té lin­guis­tique, elle est le signe que dans l’imaginaire col­lec­tif, ces fonc­tions nobles sont par nature masculine ».

Si l’on en croit les col­lègues de Julien Aubert, l’Assemblée s’arrogerait « désor­mais le droit de fixer les règles de la langue, ce qui nous amè­ne­rait aux portes du tota­li­ta­risme. Fau­dra-t-il dire aus­si demain dans nos débats, sous peine de sanc­tions “pro­cu­reure”, “rap­por­teure”, “défen­seure”, “pro­fes­seure”? L’effroyable sono­ri­té de ces mots n’exprime-t-elle pas assez le mar­tyre que fait subir aux Fran­çais l’idéologie de la fémi­ni­sa­tion à outrance des fonc­tions, si étran­gère à l’une des plus belles langues du monde, for­gée par mille ans de civi­li­sa­tion et de culture », et les dépu­tés signa­taires de mena­cer le pré­sident de l’Assemblée natio­nale, Claude Bar­to­lone : « Si la déci­sion de sanc­tion­ner notre col­lègue n’est pas annu­lée, vous por­te­rez la lourde res­pon­sa­bi­li­té d’un cli­mat d’affrontement et de ten­sions qui ne peut qu’affaiblir l’autorité du Par­le­ment au milieu des épreuves et des dif­fi­cul­tés que tra­verse notre pays. » Que résonne La Mar­seillaise, la guerre est devant nous, on se bat­tra héroï­que­ment jusqu’au dernier.

Voi­là une fois de plus les excès et les approxi­ma­tions des oppo­sants au mariage pour tous aux­quels le dépu­té appar­tient. La démo­cra­tie, les ins­ti­tu­tions, en un mot, la civi­li­sa­tion serait en mor­tel péril. Et qui donc a com­men­cé à rou­ler ses petites méca­niques de macho alors que le débat concer­nait l’avenir éner­gé­tique de la France et, acces­soi­re­ment, celui de la planète ?

On trouve là des nos­tal­giques d’une langue qui, en réa­li­té, n’a jamais exis­té, une langue figée, morte où chaque mot ne devrait avoir qu’un seul sens. L’orthographe, comme l’a mon­tré Ber­na­dette Wynants3, a évo­lué jusqu’au XIXe siècle, et Jean-Marie Klin­ken­berg relève d’ailleurs qu’à cette époque « étu­diante » n’avait qu’un seul sens, celui de mai­tresse d’un étu­diant. C’est en 1998 qu’une cir­cu­laire du Pre­mier ministre Jos­pin encou­ra­geait le recours à la fémi­ni­sa­tion des noms de métier et de fonc­tion, afin de faire entrer l’usage dans les mœurs poli­tiques. Certes, la conser­va­trice Aca­dé­mie fran­çaise rechigne à la fémi­ni­sa­tion des « noms de titres ; grades et fonc­tions », fai­sant une dis­tinc­tion avec les « noms de métiers, dont le fémi­nin découle de l’usage même ». Chez nous, le décret de la Com­mu­nau­té fran­çaise du 21 juin 1993, « visant à fémi­ni­ser les noms de métier, fonc­tion, grade ou titre » est d’application pour ce qui concerne les textes des lois, décrets… et les manuels d’enseignement et de for­ma­tion dont elle est res­pon­sable. Pour le reste, puisque l’on ne gou­verne pas la langue par décret, il s’agit de recommandations.

L’Académie fran­çaise, consul­tée dans cette grave que­relle, après avoir savam­ment expli­qué que la fémi­ni­sa­tion confond à tort genre et sexe, fait une curieuse et ember­li­fi­co­tée dis­tinc­tion entre grades et fonc­tions, et noms de métier, dis­tinc­tion que l’usage attes­te­rait, mais donne fina­le­ment rai­son à San­drine Maze­tier en deman­dant à cha­cun de « s’incliner devant le désir légi­time des indi­vi­dus », même si elle s’obstine à consi­dé­rer que l’«indifférence juri­dique et poli­tique au sexe des indi­vi­dus » doit pré­va­loir (ce qui revient à prô­ner l’usage du mas­cu­lin). Soyons donc gen­tils avec les femmes, dit l’Académie, et appe­lons-les comme elles veulent, elles ne demandent pas grand-chose, du lard ou du cochon en fin de compte.

Le mas­cu­lin pour tous ne repose sur aucune base et conforte l’hégémonie mas­cu­line, tan­dis que la volon­té poli­tique de favo­ri­ser l’égalité entre les hommes et les femmes à la condi­tion qu’elle ne se can­tonne pas à des mesures sym­bo­liques peut aug­men­ter le nombre des femmes sur la scène publique. En France, sur 577 dépu­tés, 152 sont des femmes (soit 12,2%) tan­dis qu’en Bel­gique, au Par­le­ment fédé­ral, elles repré­sentent 34,7%.

Beau­coup de mâle bruit pour rien ? Non, si les femmes font évo­luer l’usage en pren­nant exemple sur San­drine Maze­tier et imposent sys­té­ma­ti­que­ment la fémi­ni­sa­tion de leur titre et cessent de croire que le mas­cu­lin lui apporte davan­tage de dignité.

  1. http://bit.ly/1o1DAOj
  2. Jean-Marie Klin­ken­berg, « Après la guerre de la cafe­tière, à qui appar­tient la langue ? », La Revue nou­velle, mai 1995.
  3. L’orthographe, une norme sociale. La construc­tion sociale et les trans­for­ma­tions de l’orthographe fran­çaise, Mar­da­ga, 1997.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie