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Florence Aubenas, usagère du rail
Le 15 janvier 2005, Florence Aubenas, son guide et traducteur Hussein Hanoun al-Saadi étaient enlevés lors d’un reportage à l’université de Bagdad. Cent-cinquante-sept jours plus tard, ils étaient libérés. Certes, si l’on est friand de records, d’autres otages ont connu des détentions bien plus longues, ainsi Ingrid Betancourt détenue plus de six ans, ou ont été […]
Le 15 janvier 2005, Florence Aubenas, son guide et traducteur Hussein Hanoun al-Saadi étaient enlevés lors d’un reportage à l’université de Bagdad. Cent-cinquante-sept jours plus tard, ils étaient libérés. Certes, si l’on est friand de records, d’autres otages ont connu des détentions bien plus longues, ainsi Ingrid Betancourt détenue plus de six ans, ou ont été tué par leurs ravisseurs, comme Michel Seurat… sans parler des jeunes Nigériennes. Ne tombons donc pas dans la concurrence des victimes, pour reprendre Jean-Michel Chaumont1, et évitons la comptabilité du malheur. Pour La Revue nouvelle, Florence n’était pas une otage anonyme, mais la fille de Jacqueline Aubenas dont les chroniques de cinéma ont enchanté pendant de longues années les lecteurs. On tremblait donc pour le sort de la fille d’une amie2.
Quel que soit le pays dans lequel les otages sont enlevés, leurs conditions de vie sont toujours extrêmement pénibles et rigoureuses : aux privations et mauvais traitements s’adjoignent des tortures psychologiques et morales nées de l’incertitude et de la peur. Pourtant, à lire certaines analyses, les otages seraient parfois responsables, fallait pas être là, fallait pas s’habiller de manière aguicheuse, n’est-ce pas, comme on le reproche aux victimes de viol. Les cent-cinquante-sept jours de détention de Florence Aubenas et de Hussein Hanoun al-Saadi ont été interminables pour eux, pour leur famille, leurs collègues.
Imagine-t-on les usagers des transports en commun « pris en otages » par une grève générale qui durerait plus de cinq mois, compliquant durablement la vie de milliers de navetteurs, en en faisant, n’ayons pas peur des mots, un « enfer hallucinant », les obligeant à prendre leur voiture ou pire encore à faire du covoiturage ? Cent-cinquante jours sans le moindre transport en commun avec une économie allant à vau‑l’eau, des approvisionnements qui s’amenuiseraient peu à peu…, une vision dantesque que l’on peine à penser dans toutes ses répercussions.
Gageons pourtant que Florence Aubenas, contrainte de subir quotidiennement les embouteillages au volant de sa voiture ou de circuler en patin à roulettes râlera comme les navetteurs englués, le lundi 30 mai, dans de magnifiques bouchons qui coïncidaient avec le début de chantiers d’importance à Bruxelles.
La violence de son expérience et son intelligence l’empêcheront d’ameuter le ban pour se plaindre d’être à nouveau prise en otage. C’est qu’elle a vécu dans ses tripes la condition d’otage et ne risque pas de confondre désagréments quotidiens et exceptionnel calvaire. On cite volontiers Camus à qui l’on attribue la phrase « Mal nommer les choses, c’est contribuer au malheur du monde », mais ici cette hyperbole, cette enflure navetteuses ne peuvent même pas atteindre cette prétention : penser que les usagers sont « pris en otage » par un seul jour de grève du rail ne fait, restons raisonnables, qu’ajouter à la connerie du monde.
Si la métaphore est abondamment utilisée en littérature, les recherches cognitives et neurologiques récentes montrent qu’elle est inhérente au cerveau et qu’elle n’est pas uniquement une production de la langue. Les métaphores sont à la base du sens donné à nos concepts et elles les structurent. Ainsi George Lakoff relève l’abondance du vocabulaire guerrier, « la métaphore “la discussion, c’est la guerre” est l’une de celles qui, dans notre culture, nous font vivre : elle structure les actes que nous effectuons en discutant ». Malheureusement, comme beaucoup d’autres choses, les métaphores s’usent à force de les servir et elles deviennent des clichés, de fades cerises sur des gâteaux rassis, ce qui devrait être une raison suffisante pour s’en dispenser.
Prendre des otages est un moyen de pression, de chantage, une pratique de bandits, de pilleurs de banques ou d’États voyous. Même si l’on peut ne pas approuver la manière des cheminots d’établir un rapport de force dans une négociation, juger la grève illégitime ou prématurée, dire qu’ils prennent les clients du service public en otages revient à faire du droit de grève un délit, à criminaliser ceux qui l’exercent, et, ce n’est pas accessoire, à témoigner d’un immense mépris pour les vrais otages, kidnappés alors qu’ils font leur métier de journaliste, d’humanitaire ou même de cadre commercial.
L’étymologie indique que la métaphore grecque, au sens propre, est un « transport ». S’il est vrai qu’il peut être éprouvant de se transporter en train, il convient de raison garder et de ne pas galvauder les mots au risque que tous les chats finissent par être gris, et les otages des touristes malchanceux.
- La concurrence des victimes. Identité, reconnaissance, génocide, La Découverte, 1997 (2010).
- « Revoir Bagdad. Revoir Florence Aubenas », édito, La Revue nouvelle, avril 2005.