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Fleur de bourrache

Numéro 7 – 2021 - 7. Italique fiction par Anne-Marie Polomé

novembre 2021

Depuis quelques jours, elle passe au jar­din les heures bénies, entre chien et loup, quand s’estompe l’agitation des jour­nées char­gées. Les oiseaux lancent vers le ciel pépie­ments et cris et, sans le savoir, créent de somp­tueuses sym­pho­nies, tou­jours renou­ve­lées qui s’achèvent quand paraissent les étoiles. Une longue tige de rosier dénu­dée, échap­pée de l’écheveau rabattu […]

Italique

Depuis quelques jours, elle passe au jar­din les heures bénies, entre chien et loup, quand s’estompe l’agitation des jour­nées char­gées. Les oiseaux lancent vers le ciel pépie­ments et cris et, sans le savoir, créent de somp­tueuses sym­pho­nies, tou­jours renou­ve­lées qui s’achèvent quand paraissent les étoiles. Une longue tige de rosier dénu­dée, échap­pée de l’écheveau rabat­tu sur l’arcade, se laisse luti­ner par le vent folâtre. Elle bat une mesure éche­ve­lée, qua­si folle, si bien que, d’un point à l’autre de l’espace, les solistes se hasardent sans filets. Les trilles flirtent avec l’ultrason. Leur répondent des rou­cou­le­ments sen­suels imi­tés, sans suc­cès, par les pies chas­se­resses aux croac croac rageurs si moches qu’elles se font sif­fler par les merles moqueurs. Par­fois, des duet­tistes se lancent dans une joute musi­cale sans vain­queur où les pir­louits sur­ai­gus de l’un sont repris, sans répit, en écho par l’autre. À des moments bien pré­cis, deux gros paquets de fausses notes de styles incom­pa­tibles crèvent le ciel en même temps. Tous se taisent et tentent de devi­ner lequel des deux inter­prètes s’étouffera le pre­mier à bout de voix. Sur­prise ! Le duo est assu­ré par un seul soliste, un train orchestre peu doué. Il chuinte plain­ti­ve­ment dans un décres­cen­do essouf­flé et rythme son chant grin­çant de dou­goum… dou­goum… dou­goum qui, peu à peu, s’espacent jusqu’à la pause en bout de voie, gare ter­mi­nus. Tous les musi­ciens sont pério­di­que­ment trou­blés par un carillon qui leur pro­met une belle petite « gayole » juste bonne à leur cou­per les ailes.

Ce soir-là, dans la mai­son, une voix de ténor s’enroue d’avoir hur­lé : « ça sent la pisse de chat ! Où est cette bête que je l’étripe ? » Cela fai­sait long­temps qu’auteur et inter­prète, il n’avait plus voca­li­sé sur son grand thème favo­ri, créant une ren­gaine qui, s’il la dif­fu­sait et l’accompagnait d’un peu de publi­ci­té, devien­drait peut-être un tube de l’été. De nos jours, tout est en effet possible.

Ce qu’il ignore, c’est qu’il y a peut-être de la « pisse de chat » dans le par­fum qu’il a offert récem­ment à son épouse. Cet ani­mal n’est-il pas un proche cou­sin des civettes à « l’extrait glan­du­laire onc­tueux » si odo­rant qu’il sert sou­vent de matière pre­mière en par­fu­me­rie ? On sert bien par­fois du chat en guise de lapin. Il n’est donc pas exclu de le sub­sti­tuer à la civette pour cet usage précis.

Dehors, le soleil mou­rant balaie encore le ciel de flammes rouge brillant. Bien­tôt, déses­pé­ré, il va se noyer dans un deuil mauve virant dou­ce­ment au noir. Il ne cares­se­ra plus avec ten­dresse les petites gro­seilles rebon­dies nées de fleurs qu’il a inves­ties et chan­gées en petits rubis sphériques.

Comme sa mère avant elle, et avant ses grands-mères, et encore avant ses arrière-grands-mères, et toutes celles dont elle des­cend et aus­si ses enfants qui des­cendent d’elle, elle a mis, ce jour-là, le soleil en bocaux. Toute la jour­née, elle a tri­mé dur. Des mil­liers de petites gro­seilles ont, grâce à elle, à ses éta­mines et à sa cas­se­role en cuivre, mêlé leur suc au sucre et empli toute la mai­son d’une sen­teur exquise qui, à elle seule, vau­drait presque l’effort fourni.

Pour l’heure, ivre de fatigue, elle ne fait rien. Elle n’a pas eu la force de tan­cer son matou d’avoir bles­sé l’arôme capi­teux. Elle a même effa­cé de sa mémoire le sou­ve­nir de ses étu­diants, de leurs lacunes et de leurs acquis, de leurs angoisses et de leurs joies.

Le doux zéphyr ou la brise légère, allez savoir, titille ses narines par des effluves d’humus légè­re­ment tein­tés de fra­grances variées : linge propre, fleurs de tilleul, gaz d’échappement (vroum, vroum, brol, brol et gna­gna­gna…!). Son regard son­geur s’attarde sur ce qui devait être un joli par­terre, mais que le manque de temps a méta­mor­pho­sé en un fouillis innom­mable, scan­dé tou­te­fois par des rosiers géants. De place en place se dressent à hau­teur d’homme, des phé­no­mènes, à longues tiges droites sur­mon­tées d’un bulbe prêt à écla­ter, des poi­reaux qui ont pas­sé l’hiver et échap­pé, par miracle, au potage.

Sou­dain, elle croit aper­ce­voir un petit éclat bleu vif coin­cé dans la sauge. Bien­tôt, à genoux, elle écarte les feuilles et reçoit, en pleine figure, le sou­rire poin­tu d’un petit museau noir et jaune, celui d’une fleur de bour­rache aux pétales bleus. Son cœur d’enfant bon­dit. Sous sa peau d’adulte, ses che­veux blan­chis­sants, est tou­jours blot­tie une petite fille qui par­fois prend toute la place. Son cœur d’enfant donc bon­dit comme alors. Elle ferme les yeux et se voit… alors. Elle se sent… alors et res­pire les par­fums… d’alors. Quelques ins­tants lui suf­fisent pour pas­ser de la fillette sau­tillante, joyeuse de sa mois­son mati­nale de fleurs de bour­rache, de mauve ou encore de bouillon-blanc, à celle qui dépo­sait soi­gneu­se­ment les coroles contre d’autres déjà en train de s’étioler sur du papier gris. Elle revoit l’enfant dres­sée en train de humer l’étonnante vapeur bal­sa­mique sur­mon­tant les bols de tisane, au rap­port bien loin­tain avec la sen­teur fanée des fleurs séchées. Elle entend sa grand-mère la mettre en garde : « Ces tisanes sont pour ton grand-père et moi, elles soignent nos misères. Toi, elles te feraient du mal. Tu es trop jeune ! » Son cœur se brise, ses pau­pières retiennent mal ses larmes. Les tisanes n’ont pas été à la hau­teur de l’espoir mis en elles. Plus jamais ses grands-parents ne lui sou­ri­ront ! Le vent détecte sa détresse. Il lui ébou­riffe les che­veux. Il la serre contre lui et la berce. Le vent ? Elle tourne la tête. Son époux est là, tout contre. Il a vu repa­raitre l’enfant. Il l’aide à rede­ve­nir petit, tout petit en elle et, son cœur, il le rafis­tole d’un regard. Dans ses yeux noi­sette brille tout l’amour du monde.

Anne-Marie Polomé


Auteur

Docteure en sciences chimiques. Sa carrière académique se déroula où elle fut assistante et professeure de chimie aux futurs Ingénieurs de Gestion. Elle y donna également des cours d’été en chimie. Elle fait actuellement, comme flutiste, partie de la Philharmonie Concordia d’Ottignies-LLN. Elle publie sur Internet (Crescendo Magazine) la biographie de femmes compositrices des XVIIe, XIVe et XXe siècles.