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Fleur de bourrache
Depuis quelques jours, elle passe au jardin les heures bénies, entre chien et loup, quand s’estompe l’agitation des journées chargées. Les oiseaux lancent vers le ciel pépiements et cris et, sans le savoir, créent de somptueuses symphonies, toujours renouvelées qui s’achèvent quand paraissent les étoiles. Une longue tige de rosier dénudée, échappée de l’écheveau rabattu […]
Depuis quelques jours, elle passe au jardin les heures bénies, entre chien et loup, quand s’estompe l’agitation des journées chargées. Les oiseaux lancent vers le ciel pépiements et cris et, sans le savoir, créent de somptueuses symphonies, toujours renouvelées qui s’achèvent quand paraissent les étoiles. Une longue tige de rosier dénudée, échappée de l’écheveau rabattu sur l’arcade, se laisse lutiner par le vent folâtre. Elle bat une mesure échevelée, quasi folle, si bien que, d’un point à l’autre de l’espace, les solistes se hasardent sans filets. Les trilles flirtent avec l’ultrason. Leur répondent des roucoulements sensuels imités, sans succès, par les pies chasseresses aux croac croac rageurs si moches qu’elles se font siffler par les merles moqueurs. Parfois, des duettistes se lancent dans une joute musicale sans vainqueur où les pirlouits suraigus de l’un sont repris, sans répit, en écho par l’autre. À des moments bien précis, deux gros paquets de fausses notes de styles incompatibles crèvent le ciel en même temps. Tous se taisent et tentent de deviner lequel des deux interprètes s’étouffera le premier à bout de voix. Surprise ! Le duo est assuré par un seul soliste, un train orchestre peu doué. Il chuinte plaintivement dans un décrescendo essoufflé et rythme son chant grinçant de dougoum… dougoum… dougoum qui, peu à peu, s’espacent jusqu’à la pause en bout de voie, gare terminus. Tous les musiciens sont périodiquement troublés par un carillon qui leur promet une belle petite « gayole » juste bonne à leur couper les ailes.
Ce soir-là, dans la maison, une voix de ténor s’enroue d’avoir hurlé : « ça sent la pisse de chat ! Où est cette bête que je l’étripe ? » Cela faisait longtemps qu’auteur et interprète, il n’avait plus vocalisé sur son grand thème favori, créant une rengaine qui, s’il la diffusait et l’accompagnait d’un peu de publicité, deviendrait peut-être un tube de l’été. De nos jours, tout est en effet possible.
Ce qu’il ignore, c’est qu’il y a peut-être de la « pisse de chat » dans le parfum qu’il a offert récemment à son épouse. Cet animal n’est-il pas un proche cousin des civettes à « l’extrait glandulaire onctueux » si odorant qu’il sert souvent de matière première en parfumerie ? On sert bien parfois du chat en guise de lapin. Il n’est donc pas exclu de le substituer à la civette pour cet usage précis.
Dehors, le soleil mourant balaie encore le ciel de flammes rouge brillant. Bientôt, désespéré, il va se noyer dans un deuil mauve virant doucement au noir. Il ne caressera plus avec tendresse les petites groseilles rebondies nées de fleurs qu’il a investies et changées en petits rubis sphériques.
Comme sa mère avant elle, et avant ses grands-mères, et encore avant ses arrière-grands-mères, et toutes celles dont elle descend et aussi ses enfants qui descendent d’elle, elle a mis, ce jour-là, le soleil en bocaux. Toute la journée, elle a trimé dur. Des milliers de petites groseilles ont, grâce à elle, à ses étamines et à sa casserole en cuivre, mêlé leur suc au sucre et empli toute la maison d’une senteur exquise qui, à elle seule, vaudrait presque l’effort fourni.
Pour l’heure, ivre de fatigue, elle ne fait rien. Elle n’a pas eu la force de tancer son matou d’avoir blessé l’arôme capiteux. Elle a même effacé de sa mémoire le souvenir de ses étudiants, de leurs lacunes et de leurs acquis, de leurs angoisses et de leurs joies.
Le doux zéphyr ou la brise légère, allez savoir, titille ses narines par des effluves d’humus légèrement teintés de fragrances variées : linge propre, fleurs de tilleul, gaz d’échappement (vroum, vroum, brol, brol et gnagnagna…!). Son regard songeur s’attarde sur ce qui devait être un joli parterre, mais que le manque de temps a métamorphosé en un fouillis innommable, scandé toutefois par des rosiers géants. De place en place se dressent à hauteur d’homme, des phénomènes, à longues tiges droites surmontées d’un bulbe prêt à éclater, des poireaux qui ont passé l’hiver et échappé, par miracle, au potage.
Soudain, elle croit apercevoir un petit éclat bleu vif coincé dans la sauge. Bientôt, à genoux, elle écarte les feuilles et reçoit, en pleine figure, le sourire pointu d’un petit museau noir et jaune, celui d’une fleur de bourrache aux pétales bleus. Son cœur d’enfant bondit. Sous sa peau d’adulte, ses cheveux blanchissants, est toujours blottie une petite fille qui parfois prend toute la place. Son cœur d’enfant donc bondit comme alors. Elle ferme les yeux et se voit… alors. Elle se sent… alors et respire les parfums… d’alors. Quelques instants lui suffisent pour passer de la fillette sautillante, joyeuse de sa moisson matinale de fleurs de bourrache, de mauve ou encore de bouillon-blanc, à celle qui déposait soigneusement les coroles contre d’autres déjà en train de s’étioler sur du papier gris. Elle revoit l’enfant dressée en train de humer l’étonnante vapeur balsamique surmontant les bols de tisane, au rapport bien lointain avec la senteur fanée des fleurs séchées. Elle entend sa grand-mère la mettre en garde : « Ces tisanes sont pour ton grand-père et moi, elles soignent nos misères. Toi, elles te feraient du mal. Tu es trop jeune ! » Son cœur se brise, ses paupières retiennent mal ses larmes. Les tisanes n’ont pas été à la hauteur de l’espoir mis en elles. Plus jamais ses grands-parents ne lui souriront ! Le vent détecte sa détresse. Il lui ébouriffe les cheveux. Il la serre contre lui et la berce. Le vent ? Elle tourne la tête. Son époux est là, tout contre. Il a vu reparaitre l’enfant. Il l’aide à redevenir petit, tout petit en elle et, son cœur, il le rafistole d’un regard. Dans ses yeux noisette brille tout l’amour du monde.