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Fin ou réinvention d’une culture politique ?
Si à la fin du mois de juillet 2011, l’on peut à nouveau se mettre à espérer la conclusion prochaine d’un accord de gouvernement, cette perspective doit en même temps s’accompagner d’une exigence de lucidité, au vu de la plus longue crise gouvernementale que ce pays ait connu depuis sa création. La fracture politique belge est désormais trop profonde pour disparaitre à l’occasion d’un nouvel arrangement institutionnel. Ce qui est en jeu est beaucoup plus qu’une difficulté temporaire : nous assistons à l’épuisement de ce que Cornélius Castoriadis aurait appelé un « imaginaire politique » — dans ce cas, un imaginaire que l’on pourrait caractériser à travers la « culture du compromis ».
Celle-ci ne signifiait nullement l’absence de conflits, mais l’idée que le conflit n’avait jamais le dernier mot et que, bon gré mal gré, la négociation finirait toujours par l’emporter. Or depuis un an, cette culture s’est littéralement désintégrée, de part et d’autre de la frontière linguistique. Au-delà des clivages partisans, une chose saute en effet aux yeux : l’idée de compromis est largement… compromise. Pour l’ensemble des partis politiques belges, il faut conditionner sa mise en œuvre à une nouvelle vision : la « responsabilité » au Nord, la « solidarité » au Sud. La Belgique redécouvre non pas une crise, mais une conflictualité fondatrice et non surmontée.
Sans doute ne le dira-t-on jamais assez : cette culture politique fut une réponse au bouleversement généré par la diffusion du libéralisme dans les États européens. Car pour rompre avec la société de l’Ancien Régime, tout serait désormais mesuré à l’aune de la création de richesses, sous le contrôle de la libre opinion et de la sanction élective. C’est contre cette rupture anthropologique que les États-nations ont inventé de nouveaux imaginaires, dont la traduction politique serait appelée à jouer un rôle décisif tout au long du XXe siècle. En France, un État hypertrophié, mais garant du pacte républicain, fournisseur de services publics de qualité, adossé à une culture sociale contestataire. En Allemagne, une social-démocratie puissante, articulant partis et syndicats dans une structure fédérale. Au Royaume-Uni, un libéralisme atténué par la défense rigoureuse des droits civils et la tradition des gentlemen agreements. En Belgique, une culture du compromis débouchant sur la coexistence d’un État faible, d’un mouvement social dynamique et d’institutions respectées au-delà des convictions partisanes. C’est peu dire que cette culture fut longtemps l’une des chevilles ouvrières de la construction européenne. Elle est désormais caduque, comme le sont les autres réponses strictement nationales.
Paradoxalement pourtant, cette crise a eu un avantage important : elle a permis de mettre au jour les contradictions qui n’ont cessé de traverser une telle construction collective. En pratique, celle-ci présentait en effet plusieurs faiblesses : elle avait tendance à mettre tous les compromis sur le même plan ; elle supposait l’adhésion du plus grand nombre, tout particulièrement au sein de la classe moyenne, de part et d’autre de la frontière linguistique ; elle s’adossait à une démocratie nationale. Examinons brièvement ces difficultés, avant d’envisager des scénarios possibles.
N‑VA ou pas, une chose est sûre : tous les compromis ne se valent pas. L’échec relatif du dernier accord interprofessionnel (son rejet par la FGTB et une partie de la base de la CSC) est beaucoup plus grave que le sempiternel débat sur l’avenir des « communes à facilités ». À force de vouloir tenir tous les bouts, on finit par diluer l’essentiel dans le détail. Les francophones feraient bien de s’en aviser, surtout à un moment où les négociations sont susceptibles d’entrer dans une phase cruciale.
Crise de la classe moyenne… Les années trente sont là, comme une ombre récurrente. Le nationalisme se nourrit d’une classe moyenne en mal de sens. C’est le cas sur une grande partie du continent européen : faute d’avoir pu se renouveler, le compromis social-démocrate a abandonné les classes moyennes à un capitalisme sans vergogne, tandis que les milieux populaires et alternatifs peinent à inventer des formes d’expression supranationales. C’est tout particulièrement vrai en Belgique : la N‑VA est le produit de cette instabilité identitaire, à laquelle ce parti offre une réponse à la fois simpliste et infaisable, sans rapport avec le mal qui ronge la société belge. Celle-ci a besoin de faire à nouveau confiance en ses élites et, surtout, de savoir que la génération qui vient pourra bénéficier de conditions de travail et de vie à la hauteur de la génération précédente — et ce, sur l’ensemble du territoire. Mais en même temps, elle n’y croit plus. Du coup, la partie flamande se replie sur des acquis communautaires ou régionaux, à défaut de voir plus loin.
Quant à la « forme nationale » de la démocratie, la globalisation économique en a brutalement fait une figure politique du passé — ou, à tout le moins, un mode d’organisation largement insuffisant pour faire face aux défis contemporains. Or la globalisation est par définition le parti de l’anticompromis. Les marchés sont des acteurs sans visage ni ancrage. En l’absence d’un gouvernement mondial capable de les réinscrire dans un tissu social planétaire, ils se dérobent à l’exigence du face-à-face. Ils poussent à un écartèlement de l’action politique, entre G20 et alterglobalisation. Ils récusent le principe même de la négociation.
Dans ce contexte, quels scénarios envisager ? Au-delà d’un scénario « kosovar » somme toute assez peu probable — la scission avec, à la clé, une forme de rattachisme européen de deux entités de petite taille —, en contrepoint d’un possible accord gouvernemental — qui ne pourra durablement masquer la fragilité de ses assises et risquerait de buter sur de nouvelles crises politiques tant que d’autres dimensions, relatives aux liens pratiques et symboliques entre les deux communautés linguistiques, ne sont pas abordées1 —, deux orientations se dessinent.
La première, déjà largement engagée, est celle d’un État dégradé, ayant perdu sa crédibilité internationale, mais capable de veiller à la gestion des affaires courantes. Peu de changement en matière de politique intérieure, mais une rupture historique : ce serait la fin d’une construction européenne équilibrée, fondée sur un savant dosage entre « grands » et « petits » États. Avec une Belgique rivée sur ses problèmes et une Union européenne à vingt-sept, l’inflexion actuelle se confirmerait : on assisterait au « retour » durable de l’Europe des grandes puissances nationales — Royaume-Uni, France et Allemagne en tête —, capables de contrôler de façon oligopolistique l’espace politique européen et reléguant de nombreux États membres à la périphérie. Notons qu’un tel processus est assez largement engagé, en particulier au vu de la partition souvent solitaire de l’Allemagne et de la conception « décisionniste » de la gouvernance européenne par la présidence française2. Il serait en quelque sorte conforté par une Belgique installée dans une crise durable : membre fondateur de l’UE, celle-ci prendrait la tête de pays réduits à un rôle d’États mineurs — démarche profondément contraire à l’esprit des Pères de la construction européenne —, représentant davantage un pion sur l’échiquier du capitalisme mondial qu’une entité politique autonome et reconnue. Autant dire la disparition programmée de la construction européenne telle qu’elle a été imaginée depuis près d’un demi-siècle.
Autre orientation, plus optimiste, mais plus exigeante. La refondation d’un imaginaire politique. Sur quelles bases ? Entre AIP et « communes à facilités », la classe politique belge doit d’abord faire preuve de responsabilité en clarifiant ses priorités. Et si la notion de solidarité a un sens, celle-ci doit être assumée de façon globale, en commençant par l’existence d’une politique sociale ayant l’aval de l’ensemble des partenaires… sociaux. Dans un contexte de crise mondiale, ces derniers ont appelé le gouvernement à la rescousse : il aurait dû y répondre massivement et non timidement. Cela aurait été le meilleur moyen de relancer le pacte économique et d’assurer au monde du travail une visibilité à moyen terme, qui est le meilleur garant contre le repli nationaliste. Cela aurait été également un point d’appui pour la classe moyenne belge — qui pourrait y voir un cadre stable et reconnu à ses ambitions —, créant ainsi les conditions favorables pour de nombreuses réformes socioéconomiques à venir. Certes, cette tentative semble avoir échoué. Mais d’autres occasions se représenteront, qui ne manqueront pas de relancer le débat et de placer à nouveau les dirigeants politiques face à leurs responsabilités. Cette consolidation de la négociation collective pourrait, ensuite, conduire à la relance d’un mouvement social structuré, capable d’intégrer des composantes de plus en plus diverses (étudiants, salariés, représentants syndicaux, militants associatifs, consommateurs alternatifs, élus politiques, etc.) en vue d’ériger une nouvelle citoyenneté écologique et sociale.
À bien y regarder, tel est sans doute ce qui demeure le plus problématique dans l’année qui vient de s’écouler : si des idées décisives pour l’avenir du pays ont su trouver une place dans le débat public malgré la crise — à commencer par celles de « circonscription fédérale » ou de Bruxelles-Région trilingue, développée par Philippe Van Parijs (« La Belgique est-elle coupable en deux ? », Libération, Le Soir, 14 juin 2011) —, il est peu probable que le jeu politique belge évolue véritablement en l’absence d’un travail de la société sur elle-même, et d’une mobilisation d’envergure. Comme le remarque Michel Molitor ici même, la société civile n’est pas restée absente d’un conflit dont l’épicentre demeure malgré tout celui des rapports stratégiques entre partis. Mais ses interventions n’ont pas débouché sur des mobilisations collectives transcommunautaires, capables d’affirmer la prépondérance d’enjeux communs sur la controverse actuelle. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler, pourtant, que les problèmes ne manquent pas : l’économie mondiale est entrée depuis trois ans dans une crise profonde, les inégalités socioéconomiques se sont accentuées sur le territoire belge ou européen, et l’horizon d’une régulation du capitalisme mondial en vue de fonder une société plus juste se fait attendre…
Sur ce terrain, le doute subsiste donc. Accord gouvernemental ou pas, le pays n’a pas encore su donner la preuve qu’il était en mesure d’échapper à une définition restrictive de la citoyenneté, et que l’agenda des préoccupations pouvait échapper à la controverse linguistique. Avec la séparation des dossiers « institutionnel » et « socioéconomique », le ver était dans le fruit. Mais cela n’empêchait nullement la société civile de réagir fortement en réaffirmant, bien au-delà de la demande d’un gouvernement à n’importe quel prix, ses priorités en matière de dignité, de bien-être ou de solidarité, dans un monde qui en bouscule constamment les fondements3. Depuis un an, le silence qui a prévalu en ce domaine est sans doute l’expression de ce que Michel Molitor nomme ici un « égoïsme collectif ». S’il devait se prolonger indéfiniment, cela signifierait que la société demeure ballotée par des jeux stratégiques sans être à même d’opposer à cette dérive un certain nombre d’ambitions fondatrices. Ce ne serait guère rassurant. Mais le pire n’est jamais sûr… La Belgique est sans doute l’un des pays européens qui présente le plus d’atouts en la matière, en raison de son attachement aux corps intermédiaires et aux mouvements sociaux. Sur ce terrain plus que sur d’autres, elle a donc rendez-vous avec elle-même. Dans un avenir proche. Et l’Europe avec elle.
- Benoît Lechat, « Solidarité, condescendance, estime de soi. Sortir de la fosse aux Wallons », La Revue nouvelle, mars 2006.
- Le « décisionnisme » est une pratique politique qui valorise davantage les décisions des gouvernants que l’action par les règles, les normes, ou les institutions.
- C’est toute l’ambigüité du mouvement Shame (janvier 2011), de ne pas avoir clarifié ses objectifs sur des questions aussi importantes.