Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Fin ou réinvention d’une culture politique ?

Numéro 9 Septembre 2011 par Matthieu de Nanteuil

septembre 2011

Si à la fin du mois de juillet 2011, l’on peut à nou­veau se mettre à espé­rer la conclu­sion pro­chaine d’un accord de gou­ver­ne­ment, cette pers­pec­tive doit en même temps s’ac­com­pa­gner d’une exi­gence de luci­di­té, au vu de la plus longue crise gou­ver­ne­men­tale que ce pays ait connu depuis sa créa­tion. La frac­ture poli­tique belge est désor­mais trop pro­fonde pour dis­pa­raitre à l’oc­ca­sion d’un nou­vel arran­ge­ment ins­ti­tu­tion­nel. Ce qui est en jeu est beau­coup plus qu’une dif­fi­cul­té tem­po­raire : nous assis­tons à l’é­pui­se­ment de ce que Cor­né­lius Cas­to­ria­dis aurait appe­lé un « ima­gi­naire poli­tique » — dans ce cas, un ima­gi­naire que l’on pour­rait carac­té­ri­ser à tra­vers la « culture du compromis ».

Celle-ci ne signi­fiait nul­le­ment l’absence de conflits, mais l’idée que le conflit n’avait jamais le der­nier mot et que, bon gré mal gré, la négo­cia­tion fini­rait tou­jours par l’emporter. Or depuis un an, cette culture s’est lit­té­ra­le­ment dés­in­té­grée, de part et d’autre de la fron­tière lin­guis­tique. Au-delà des cli­vages par­ti­sans, une chose saute en effet aux yeux : l’idée de com­pro­mis est lar­ge­ment… com­pro­mise. Pour l’ensemble des par­tis poli­tiques belges, il faut condi­tion­ner sa mise en œuvre à une nou­velle vision : la « res­pon­sa­bi­li­té » au Nord, la « soli­da­ri­té » au Sud. La Bel­gique redé­couvre non pas une crise, mais une conflic­tua­li­té fon­da­trice et non surmontée.

Sans doute ne le dira-t-on jamais assez : cette culture poli­tique fut une réponse au bou­le­ver­se­ment géné­ré par la dif­fu­sion du libé­ra­lisme dans les États euro­péens. Car pour rompre avec la socié­té de l’Ancien Régime, tout serait désor­mais mesu­ré à l’aune de la créa­tion de richesses, sous le contrôle de la libre opi­nion et de la sanc­tion élec­tive. C’est contre cette rup­ture anthro­po­lo­gique que les États-nations ont inven­té de nou­veaux ima­gi­naires, dont la tra­duc­tion poli­tique serait appe­lée à jouer un rôle déci­sif tout au long du XXe siècle. En France, un État hyper­tro­phié, mais garant du pacte répu­bli­cain, four­nis­seur de ser­vices publics de qua­li­té, ados­sé à une culture sociale contes­ta­taire. En Alle­magne, une social-démo­cra­tie puis­sante, arti­cu­lant par­tis et syn­di­cats dans une struc­ture fédé­rale. Au Royaume-Uni, un libé­ra­lisme atté­nué par la défense rigou­reuse des droits civils et la tra­di­tion des gent­le­men agree­ments. En Bel­gique, une culture du com­pro­mis débou­chant sur la coexis­tence d’un État faible, d’un mou­ve­ment social dyna­mique et d’institutions res­pec­tées au-delà des convic­tions par­ti­sanes. C’est peu dire que cette culture fut long­temps l’une des che­villes ouvrières de la construc­tion euro­péenne. Elle est désor­mais caduque, comme le sont les autres réponses stric­te­ment nationales.

Para­doxa­le­ment pour­tant, cette crise a eu un avan­tage impor­tant : elle a per­mis de mettre au jour les contra­dic­tions qui n’ont ces­sé de tra­ver­ser une telle construc­tion col­lec­tive. En pra­tique, celle-ci pré­sen­tait en effet plu­sieurs fai­blesses : elle avait ten­dance à mettre tous les com­pro­mis sur le même plan ; elle sup­po­sait l’adhésion du plus grand nombre, tout par­ti­cu­liè­re­ment au sein de la classe moyenne, de part et d’autre de la fron­tière lin­guis­tique ; elle s’adossait à une démo­cra­tie natio­nale. Exa­mi­nons briè­ve­ment ces dif­fi­cul­tés, avant d’envisager des scé­na­rios possibles.

N‑VA ou pas, une chose est sûre : tous les com­pro­mis ne se valent pas. L’échec rela­tif du der­nier accord inter­pro­fes­sion­nel (son rejet par la FGTB et une par­tie de la base de la CSC) est beau­coup plus grave que le sem­pi­ter­nel débat sur l’avenir des « com­munes à faci­li­tés ». À force de vou­loir tenir tous les bouts, on finit par diluer l’essentiel dans le détail. Les fran­co­phones feraient bien de s’en avi­ser, sur­tout à un moment où les négo­cia­tions sont sus­cep­tibles d’entrer dans une phase cruciale.

Crise de la classe moyenne… Les années trente sont là, comme une ombre récur­rente. Le natio­na­lisme se nour­rit d’une classe moyenne en mal de sens. C’est le cas sur une grande par­tie du conti­nent euro­péen : faute d’avoir pu se renou­ve­ler, le com­pro­mis social-démo­crate a aban­don­né les classes moyennes à un capi­ta­lisme sans ver­gogne, tan­dis que les milieux popu­laires et alter­na­tifs peinent à inven­ter des formes d’expression supra­na­tio­nales. C’est tout par­ti­cu­liè­re­ment vrai en Bel­gique : la N‑VA est le pro­duit de cette insta­bi­li­té iden­ti­taire, à laquelle ce par­ti offre une réponse à la fois sim­pliste et infai­sable, sans rap­port avec le mal qui ronge la socié­té belge. Celle-ci a besoin de faire à nou­veau confiance en ses élites et, sur­tout, de savoir que la géné­ra­tion qui vient pour­ra béné­fi­cier de condi­tions de tra­vail et de vie à la hau­teur de la géné­ra­tion pré­cé­dente — et ce, sur l’ensemble du ter­ri­toire. Mais en même temps, elle n’y croit plus. Du coup, la par­tie fla­mande se replie sur des acquis com­mu­nau­taires ou régio­naux, à défaut de voir plus loin.

Quant à la « forme natio­nale » de la démo­cra­tie, la glo­ba­li­sa­tion éco­no­mique en a bru­ta­le­ment fait une figure poli­tique du pas­sé — ou, à tout le moins, un mode d’organisation lar­ge­ment insuf­fi­sant pour faire face aux défis contem­po­rains. Or la glo­ba­li­sa­tion est par défi­ni­tion le par­ti de l’anticompromis. Les mar­chés sont des acteurs sans visage ni ancrage. En l’absence d’un gou­ver­ne­ment mon­dial capable de les réins­crire dans un tis­su social pla­né­taire, ils se dérobent à l’exigence du face-à-face. Ils poussent à un écar­tè­le­ment de l’action poli­tique, entre G20 et alter­glo­ba­li­sa­tion. Ils récusent le prin­cipe même de la négociation.

Dans ce contexte, quels scé­na­rios envi­sa­ger ? Au-delà d’un scé­na­rio « koso­var » somme toute assez peu pro­bable — la scis­sion avec, à la clé, une forme de rat­ta­chisme euro­péen de deux enti­tés de petite taille —, en contre­point d’un pos­sible accord gou­ver­ne­men­tal — qui ne pour­ra dura­ble­ment mas­quer la fra­gi­li­té de ses assises et ris­que­rait de buter sur de nou­velles crises poli­tiques tant que d’autres dimen­sions, rela­tives aux liens pra­tiques et sym­bo­liques entre les deux com­mu­nau­tés lin­guis­tiques, ne sont pas abor­dées1 —, deux orien­ta­tions se dessinent.

La pre­mière, déjà lar­ge­ment enga­gée, est celle d’un État dégra­dé, ayant per­du sa cré­di­bi­li­té inter­na­tio­nale, mais capable de veiller à la ges­tion des affaires cou­rantes. Peu de chan­ge­ment en matière de poli­tique inté­rieure, mais une rup­ture his­to­rique : ce serait la fin d’une construc­tion euro­péenne équi­li­brée, fon­dée sur un savant dosage entre « grands » et « petits » États. Avec une Bel­gique rivée sur ses pro­blèmes et une Union euro­péenne à vingt-sept, l’inflexion actuelle se confir­me­rait : on assis­te­rait au « retour » durable de l’Europe des grandes puis­sances natio­nales — Royaume-Uni, France et Alle­magne en tête —, capables de contrô­ler de façon oli­go­po­lis­tique l’espace poli­tique euro­péen et relé­guant de nom­breux États membres à la péri­phé­rie. Notons qu’un tel pro­ces­sus est assez lar­ge­ment enga­gé, en par­ti­cu­lier au vu de la par­ti­tion sou­vent soli­taire de l’Allemagne et de la concep­tion « déci­sion­niste » de la gou­ver­nance euro­péenne par la pré­si­dence fran­çaise2. Il serait en quelque sorte confor­té par une Bel­gique ins­tal­lée dans une crise durable : membre fon­da­teur de l’UE, celle-ci pren­drait la tête de pays réduits à un rôle d’États mineurs — démarche pro­fon­dé­ment contraire à l’esprit des Pères de la construc­tion euro­péenne —, repré­sen­tant davan­tage un pion sur l’échiquier du capi­ta­lisme mon­dial qu’une enti­té poli­tique auto­nome et recon­nue. Autant dire la dis­pa­ri­tion pro­gram­mée de la construc­tion euro­péenne telle qu’elle a été ima­gi­née depuis près d’un demi-siècle.

Autre orien­ta­tion, plus opti­miste, mais plus exi­geante. La refon­da­tion d’un ima­gi­naire poli­tique. Sur quelles bases ? Entre AIP et « com­munes à faci­li­tés », la classe poli­tique belge doit d’abord faire preuve de res­pon­sa­bi­li­té en cla­ri­fiant ses prio­ri­tés. Et si la notion de soli­da­ri­té a un sens, celle-ci doit être assu­mée de façon glo­bale, en com­men­çant par l’existence d’une poli­tique sociale ayant l’aval de l’ensemble des par­te­naires… sociaux. Dans un contexte de crise mon­diale, ces der­niers ont appe­lé le gou­ver­ne­ment à la res­cousse : il aurait dû y répondre mas­si­ve­ment et non timi­de­ment. Cela aurait été le meilleur moyen de relan­cer le pacte éco­no­mique et d’assurer au monde du tra­vail une visi­bi­li­té à moyen terme, qui est le meilleur garant contre le repli natio­na­liste. Cela aurait été éga­le­ment un point d’appui pour la classe moyenne belge — qui pour­rait y voir un cadre stable et recon­nu à ses ambi­tions —, créant ain­si les condi­tions favo­rables pour de nom­breuses réformes socioé­co­no­miques à venir. Certes, cette ten­ta­tive semble avoir échoué. Mais d’autres occa­sions se repré­sen­te­ront, qui ne man­que­ront pas de relan­cer le débat et de pla­cer à nou­veau les diri­geants poli­tiques face à leurs res­pon­sa­bi­li­tés. Cette conso­li­da­tion de la négo­cia­tion col­lec­tive pour­rait, ensuite, conduire à la relance d’un mou­ve­ment social struc­tu­ré, capable d’intégrer des com­po­santes de plus en plus diverses (étu­diants, sala­riés, repré­sen­tants syn­di­caux, mili­tants asso­cia­tifs, consom­ma­teurs alter­na­tifs, élus poli­tiques, etc.) en vue d’ériger une nou­velle citoyen­ne­té éco­lo­gique et sociale.

À bien y regar­der, tel est sans doute ce qui demeure le plus pro­blé­ma­tique dans l’année qui vient de s’écouler : si des idées déci­sives pour l’avenir du pays ont su trou­ver une place dans le débat public mal­gré la crise — à com­men­cer par celles de « cir­cons­crip­tion fédé­rale » ou de Bruxelles-Région tri­lingue, déve­lop­pée par Phi­lippe Van Pari­js (« La Bel­gique est-elle cou­pable en deux ? », Libé­ra­tion, Le Soir, 14 juin 2011) —, il est peu pro­bable que le jeu poli­tique belge évo­lue véri­ta­ble­ment en l’absence d’un tra­vail de la socié­té sur elle-même, et d’une mobi­li­sa­tion d’envergure. Comme le remarque Michel Moli­tor ici même, la socié­té civile n’est pas res­tée absente d’un conflit dont l’épicentre demeure mal­gré tout celui des rap­ports stra­té­giques entre par­tis. Mais ses inter­ven­tions n’ont pas débou­ché sur des mobi­li­sa­tions col­lec­tives trans­com­mu­nau­taires, capables d’affirmer la pré­pon­dé­rance d’enjeux com­muns sur la contro­verse actuelle. Il n’est peut-être pas inutile de rap­pe­ler, pour­tant, que les pro­blèmes ne manquent pas : l’économie mon­diale est entrée depuis trois ans dans une crise pro­fonde, les inéga­li­tés socioé­co­no­miques se sont accen­tuées sur le ter­ri­toire belge ou euro­péen, et l’horizon d’une régu­la­tion du capi­ta­lisme mon­dial en vue de fon­der une socié­té plus juste se fait attendre…

Sur ce ter­rain, le doute sub­siste donc. Accord gou­ver­ne­men­tal ou pas, le pays n’a pas encore su don­ner la preuve qu’il était en mesure d’échapper à une défi­ni­tion res­tric­tive de la citoyen­ne­té, et que l’agenda des pré­oc­cu­pa­tions pou­vait échap­per à la contro­verse lin­guis­tique. Avec la sépa­ra­tion des dos­siers « ins­ti­tu­tion­nel » et « socioé­co­no­mique », le ver était dans le fruit. Mais cela n’empêchait nul­le­ment la socié­té civile de réagir for­te­ment en réaf­fir­mant, bien au-delà de la demande d’un gou­ver­ne­ment à n’importe quel prix, ses prio­ri­tés en matière de digni­té, de bien-être ou de soli­da­ri­té, dans un monde qui en bous­cule constam­ment les fon­de­ments3. Depuis un an, le silence qui a pré­va­lu en ce domaine est sans doute l’expression de ce que Michel Moli­tor nomme ici un « égoïsme col­lec­tif ». S’il devait se pro­lon­ger indé­fi­ni­ment, cela signi­fie­rait que la socié­té demeure bal­lo­tée par des jeux stra­té­giques sans être à même d’opposer à cette dérive un cer­tain nombre d’ambitions fon­da­trices. Ce ne serait guère ras­su­rant. Mais le pire n’est jamais sûr… La Bel­gique est sans doute l’un des pays euro­péens qui pré­sente le plus d’atouts en la matière, en rai­son de son atta­che­ment aux corps inter­mé­diaires et aux mou­ve­ments sociaux. Sur ce ter­rain plus que sur d’autres, elle a donc ren­dez-vous avec elle-même. Dans un ave­nir proche. Et l’Europe avec elle.

  1. Benoît Lechat, « Soli­da­ri­té, condes­cen­dance, estime de soi. Sor­tir de la fosse aux Wal­lons », La Revue nou­velle, mars 2006.
  2. Le « déci­sion­nisme » est une pra­tique poli­tique qui valo­rise davan­tage les déci­sions des gou­ver­nants que l’action par les règles, les normes, ou les institutions.
  3. C’est toute l’ambigüité du mou­ve­ment Shame (jan­vier 2011), de ne pas avoir cla­ri­fié ses objec­tifs sur des ques­tions aus­si importantes.

Matthieu de Nanteuil


Auteur