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Fin de vie d’hier et fin de vie d’aujourd’hui

Numéro 10 Octobre 2013 par Albert Bastenier

octobre 2013

Dans le débat public se réac­tua­lise dans des termes non plus théo­lo­giques, mais sociaux, poli­tiques et juri­diques, ce que la tra­di­tion a nom­mé la ques­tion de la bonne mort. Si bien mou­rir à l’âge moderne ne se pose plus de la même façon que jadis, c’est en rai­son de la médi­ca­li­sa­tion de la fin de vie, d’une part, et des aspi­ra­tions per­son­nelles du sujet contem­po­rain, d’autre part. La dis­po­si­tion de soi-même, y com­pris de son corps, et le pou­voir indi­vi­duel de choi­sir ne vont pas sans contro­verses, influen­cées notam­ment par l’ambivalence des tech­no­lo­gies d’intervention médi­cales. L’énigme de la fini­tude humaine appelle un nou­vel huma­nisme face à la mort.

La fin de vie n’est pas une nou­veau­té. Depuis tou­jours les femmes et les hommes vieillissent et par­viennent à ce moment ultime de leur exis­tence. À cette réa­li­té immé­mo­riale natu­rel­le­ment là, les socié­tés humaines n’ont jamais ces­sé de cher­cher à cultu­rel­le­ment confé­rer du sens. Ain­si, aujourd’hui comme hier, conti­nue de se poser la ques­tion de ce que, dans la tra­di­tion, on a appe­lé la bonne mort.

Bien mourir à l’âge moderne

Bien mou­rir ! Ce moment où la vie arrive à son terme, fait de crainte ou d’espoir, de souf­france sou­vent, fut par le pas­sé inten­sé­ment inves­ti par la reli­gion. Au cours des der­nières décen­nies, pour des rai­sons cultu­relles, médi­cales et démo­gra­phiques inédites, on a cepen­dant assis­té à une évo­lu­tion sen­sible des com­por­te­ments à son égard. Dans le contexte de la sécu­la­ri­sa­tion contem­po­raine, la proxi­mi­té de la mort s’est trou­vée asso­ciée à de nou­velles attentes. D’une part s’est affir­mé un prin­cipe de sou­ve­rai­ne­té indi­vi­duelle. Consti­tu­tif de l’âge moderne, il pos­tule que les indi­vi­dus sont fon­da­men­ta­le­ment maitres d’eux-mêmes, et que leur corps, fron­tière intime de leur per­sonne, consti­tue un espace où peut s’exercer cette dis­po­si­tion de soi. D’autre part, l’intensification des capa­ci­tés d’expertise et d’interventions médi­cales a avi­vé l’attention por­tée au corps et pro­gres­si­ve­ment dépla­cé la limite entre le tolé­rable et l’intolérable. Elle a fait appa­raitre une requête nou­velle : celle de ne pas souf­frir. Tou­te­fois, si on replace ces nou­velles attentes dans le cadre démo­gra­phique actuel, on per­çoit que leur mon­tée en puis­sance n’est pas indemne d’une contra­dic­tion : l’allongement de l’espérance de vie accroit signi­fi­ca­ti­ve­ment le nombre de ceux dont, à l’inverse, la sou­ve­rai­ne­té cor­po­relle décroit. Pour cette rai­son, nombre de nos contem­po­rains n’affichent pas le même opti­misme que celui du doc­teur Fran­çoise Forette (1997) lorsqu’elle parle des pro­messes médi­cales de la Révo­lu­tion de la lon­gé­vi­té et de la confiance qu’il faut avoir dans l’efficacité des nou­veaux médi­ca­ments antiâge. Pour eux, la ques­tion est plu­tôt celle du motif — donc du sens — qu’il y a à se sou­mettre à ce nou­veau des­tin qu’est la vieillesse inter­mi­nable. Que faire de toutes ces années ?, sem­blaient deman­der les per­son­nages de Michael Han­neke dans son film Amour.

On per­çoit alors que la réflexion sur la fin de vie ne peut en res­ter à une approche trop intime qui la détache de son contexte. Elle ne coïn­cide pas exac­te­ment avec l’accompagnement de cha­cun de ceux qui sont par­ve­nus au der­nier moment de leur exis­tence parce que c’est sur tous qu’elle pro­jette anti­ci­pa­ti­ve­ment ses craintes : com­ment demeu­rer une per­sonne à part entière et digne jusqu’à la fin ? À par­tir de là s’est tis­sée une toile de fond intel­lec­tuelle et morale en dehors de laquelle il serait bien dif­fi­cile de com­prendre les dis­cus­sions que sus­citent aujourd’hui les diverses manières de prendre soin des per­sonnes en fin de vie : l’accompagnement des mou­rants, l’acharnement thé­ra­peu­tique, les soins pal­lia­tifs, les demandes d’euthanasie ou le sui­cide médi­ca­le­ment assis­té. Dans cette reprise du vieux débat sur la bonne mort et la manière de lui confé­rer autant de sens que pos­sible, se mani­feste la crainte de notre socié­té de se voir pié­gée par le vieillis­se­ment. Car aujourd’hui, l’agonie des humains est para­doxa­le­ment plus lente que jamais et sus­cite une nou­velle demande col­lec­tive : celle de pou­voir mou­rir dans la digni­té. On aspire à une mort douce parce que le deuil dont nous sommes capables dépend en grande par­tie de la façon dont nous voyons mou­rir nos proches. Comme une garan­tie anti­ci­pa­tive de ce que seront nos der­niers moments, nous aspi­rons à ce que l’on apaise la souf­france et que l’on huma­nise le moment où la mort vient. La res­pec­ta­bi­li­té phy­sique de ceux qui par­viennent à cet ins­tant occupe désor­mais rigou­reu­se­ment la place lais­sée vacante par la désué­tude qui frappe l’idée d’un salut reli­gieux des corps. Dès les années 1950, dans un article pré­mo­ni­toire inti­tu­lé « Por­no­gra­phie de la mort », l’anthropologue anglais Geof­frey Gorer (1995) avait d’ailleurs noté à quel point, dans ce qui reste aujourd’hui des rituels sociaux de la mort, est désor­mais négli­geable le rôle que jouent les espoirs et les craintes chrétiennes.

Le pouvoir de choisir

Après une période où, dans la culture des socié­tés occi­den­tales modernes, on avait plu­tôt pen­ché en faveur d’une occul­ta­tion géné­ra­li­sée de la mort, celle-ci refait donc par­ler d’elle et, en même temps, la ques­tion de la fin de vie est rame­née au cœur du débat social. Plus même : la liber­té avec laquelle désor­mais cer­tains en débattent divise les men­ta­li­tés et sus­cite la polé­mique dans la mesure où elle offusque ceux pour les­quels la notion de dis­po­si­tion cor­po­relle de soi n’est pas un domaine d’avis tota­le­ment libre. Face à la culture qui reven­dique un droit à choi­sir le moment de sa mort, cer­tains opposent alors un devoir de vivre. Conforme à la nature, ce der­nier s’impose à leurs yeux comme l’affirmation d’une essence humaine ori­gi­nelle qui ne peut être transgressée.

Notre corps, siège de notre moi vivant, nous appar­tient-il inté­gra­le­ment et avons-nous tous les droits sur lui ? Syl­viane Aga­cins­ki (2009) et Ruwen Ogien (2010) ont récem­ment débat­tu de ces droits et devoirs qui peuvent exis­ter à l’égard de notre corps. Pour Aga­cins­ki qui fait pri­mer la digni­té sur la liber­té, les corps ne sont pas des choses tota­le­ment dis­po­nibles. Ils sont le siège de valeurs fon­da­men­tales aux­quelles on ne touche pas sans risque. Elles ne per­mettent pas, par exemple, que les femmes soient sol­li­ci­tées à louer leur ventre dans une ges­ta­tion pour autrui ou qu’un mar­ché soit ouvert qui per­mette que les organes de cer­tains puissent être mis en vente. Ne nous enga­geons pas aveu­glé­ment, laisse-t-elle entendre, dans un indi­vi­dua­lisme libé­ral insen­sé vis-à-vis de l’euthanasie dont cer­tains n’hésiteraient pas long­temps à faire leur com­merce. Pour­tant, rétorque Ogien, si la vente d’organes pose d’évidentes ques­tions, cela ne conduit pas à exclure leur don. Avec dis­cer­ne­ment, dit-il, il faut donc conti­nuer à dis­cu­ter les oukases des entre­pre­neurs moraux qui, à grand ren­fort de prin­cipes uni­ver­sels reli­gieux ou laïcs, s’arrogent le droit de défendre la sacra­li­té de l’exception humaine en nous dépos­sé­dant des corps qui sont les nôtres. Et on ne voit pas, selon lui, pour­quoi la déci­sion d’une mort volon­taire par eutha­na­sie ou sui­cide médi­ca­le­ment assis­té devrait être exclue de ce discernement.

Face au corps, il y a donc un malaise à l’égard du pou­voir de choi­sir dès lors qu’il serait posé comme un abso­lu nous incom­bant inté­gra­le­ment. En cette matière, le dis­cer­ne­ment est donc néces­saire. Tou­te­fois, vis-à-vis des ques­tions posées par la fin de vie, le consen­sus n’existe actuel­le­ment pas et c’est plu­tôt l’ébranlement des cer­ti­tudes anciennes qui s’exprime publi­que­ment. Car par­ler de la mort qui vient, c’est tou­jours évo­quer sa signi­fi­ca­tion pour nous. C’est par­ler de sa défi­ni­tion cultu­relle et sociale tra­di­tion­nelle qui, en fonc­tion de l’histoire per­son­nelle de cha­cun, peut désor­mais être reprise ou refu­sée. Et comme notre socié­té a len­te­ment per­du le sys­tème sym­bo­lique qui fit dura­ble­ment l’unanimité dans l’expérience du tré­pas, c’est une nou­velle exi­gence de confé­rer du sens à la fin de vie que montrent les débats actuels. Ils nous engagent à recher­cher en nous-mêmes les réponses à ce que nous avons à faire de notre exis­tence. Qu’est-ce que mou­rir ? Quelle signi­fi­ca­tion attri­buer à la dégra­da­tion cor­po­relle asso­ciée à une mort qui s’annonce ? Est-ce de la science qu’il faut attendre la réponse ? Est-ce à la méde­cine seule que, désor­mais, il convient de confier la prise en charge du rap­port des humains avec leur fin ? Dit autre­ment : face à notre fini­tude cor­po­relle, les tech­no­lo­gies médi­cales aux­quelles le sujet moderne se réfère seraient-elles les ins­tru­ments d’un anti-des­tin ? Il n’est pas du tout évident que la méde­cine ait ini­tia­le­ment reven­di­qué un tel pou­voir, ni que ce que les méde­cins ont appris à faire à l’aide de la science et de la tech­nique suf­fise à les mettre à la hau­teur d’une telle tâche.

L’ambivalence des anthropotechniques

Dans le cadre des trans­for­ma­tions de la culture contem­po­raine, il n’est pas pos­sible de faire avan­cer ce débat sans le resi­tuer sur l’horizon des don­nées de notre temps que sont les tech­niques d’action des êtres humains sur eux-mêmes. Le déve­lop­pe­ment de ce qu’on appelle les anthro­po­tech­niques ren­du pos­sible par les connais­sances scien­ti­fiques, concerne aus­si bien les bio­tech­no­lo­gies pro­dui­sant la vie (la pro­créa­tion médi­ca­le­ment assis­tée) que les inter­ven­tions capables de la pro­lon­ger, la sou­la­ger ou l’abréger lors de sa phase ter­mi­nale (les sti­mu­la­teurs car­diaques, les anti­dou­leurs ou les médi­ca­tions létales).

Mais, comme Peter Slo­ter­dijk (2000) l’a sou­li­gné avec la force d’une pro­vo­ca­tion dans Règles pour le parc humain, l’application géné­ra­li­sée de ces tech­niques marque le fran­chis­se­ment d’un seuil, en ce qu’elles ren­voient à l’idée d’une inter­ven­tion pro­duc­tive ou sup­pres­sive de l’humain par lui-même. À par­tir de là, l’espèce humaine ne se consi­dère plus comme un simple récep­tacle incon­di­tion­nel de la vie. Il est visible d’ailleurs que, de nos jours, le désen­chan­te­ment du monde et la sécu­la­ri­sa­tion font que, pour un grand nombre de per­sonnes, la néces­si­té de devoir tôt ou tard expé­ri­men­ter leur propre mort est décon­nec­tée de l’idée d’un ordre natu­rel ou théo­lo­gique à res­pec­ter. Une nou­velle façon de pen­ser et d’affronter l’expérience de la fin de vie s’est donc répan­due en liai­son avec, d’une part, l’affirmation des droits du sujet et, d’autre part, le mode­lage que font peser sur elle les règles en vigueur au sein des ins­ti­tu­tions hos­pi­ta­lières où plus de la moi­tié des indi­vi­dus achèvent actuel­le­ment leur existence.

On peut consi­dé­rer que les socié­tés contem­po­raines deviennent ain­si post­hu­ma­nistes, dit Slo­ter­dijk, puisque leurs tech­niques bou­le­versent nos habi­tudes de pen­sée et nos repères tra­di­tion­nels au sujet des sources de la digni­té des indi­vi­dus et de la liber­té qu’ils reven­diquent en face de la vie qu’ils veulent mener ou ne pas mener. Et parce que l’humanisme — cette façon qu’a l’humain de se prendre en charge lui-même — a quelque chose à voir avec l’artificialisme de ces tech­niques, le droit ne manque pas d’y être convo­qué à son tour comme le moyen à l’aide duquel se recherche col­lec­ti­ve­ment un accord sur ce que les fron­tières de la digni­té humaine exigent ou per­mettent. De cette manière, au-delà de leurs aspects scien­ti­fiques, les tech­niques qui accom­pagnent la fin de la vie deviennent des ques­tions juri­diques, admi­nis­tra­tives et même éco­no­miques en rai­son de leur cout par rap­port à l’évaluation de leurs enjeux. Comme le dit Yves Michaud (2006), avec elles on se trouve dans un domaine de l’action humaine où l’on touche à quelque chose d’à la fois abso­lu­ment intime et nul­le­ment per­son­nel, d’abso­lu­ment pri­vé et de com­plè­te­ment public.

Par la tech­nique, une nou­velle capa­ci­té humaine d’intervenir sur la vie a donc été conquise dans les faits. Mais par ailleurs, comme croit devoir le consta­ter Zyg­munt Bau­man (1993), le mou­ve­ment spon­ta­né des socié­tés tech­no­lo­gi­co-ins­tru­men­tales est celui d’une volon­té de puis­sance et donc d’une dérive dic­ta­to­riale des moyens dis­po­nibles sur les fins sou­hai­tables. Le pro­blème des choix et de qui pres­cri­ra ce qu’il convient de faire y devient donc cru­cial. La réflexion consa­crée à cette der­nière ques­tion n’est tou­te­fois abor­dée le plus sou­vent qu’avec les accents de gra­vi­té excep­tion­nelle propres aux situa­tions limites que font exis­ter les bio­tech­no­lo­gies. En fai­sant de l’humain le maté­riau de lui-même, ces der­nières peuvent même débou­cher dans du mons­trueux qui inflé­chi­rait l’avenir de l’espèce humaine : les mani­pu­la­tions géné­tiques, les tech­niques liées à la pro­créa­tion assis­tée ou le clo­nage. Or, les rap­ports de l’individu avec ce que peut avoir d’inquiétant le déve­lop­pe­ment de ces tech­niques au sens large, demandent d’être pen­sés éga­le­ment à par­tir de situa­tions plus ordi­naires, com­munes et banales, comme le sont les aspi­ra­tions au bon­heur et au bien-être de la santé.

Légi­ti­me­ment nous vou­lons évi­ter de souf­frir et que nos proches de plus en plus nom­breux à vieillir ne nous effrayent pas par leurs inter­mi­nables souf­frances. Voi­là pour­quoi, dans des stra­té­gies sans âge, nous entre­te­nons une rela­tion ambigüe avec les déve­lop­pe­ments d’une méde­cine de plus en plus tech­ni­cienne, capable de gué­rir de nom­breuses mala­dies ou de faire vivre dura­ble­ment avec elles. Mais capable de plus en plus sou­vent aus­si, de créer en fin de vie des situa­tions de détresse pro­lon­gée qui relèvent d’un acti­visme médi­cal, de cette obs­ti­na­tion dérai­son­nable qu’est l’acharnement thé­ra­peu­tique. Car dans de nom­breuses cir­cons­tances, la méde­cine ne peut que dif­fé­rer de quelques jours, semaines ou mois, une fin iné­luc­table. Dès les années 1970, Hans Jonas dans Le droit de mou­rir (1996) avait cepen­dant sou­li­gné que dans le champ de la pra­tique médi­cale, l’impératif tech­ni­cien fait sou­vent oublier que la condi­tion humaine ne peut pas tou­jours être consi­dé­rée comme le lieu d’un pro­blème qui appelle une solu­tion tech­nique. Ce qui pose la ques­tion du sens qu’a l’usage de ces tech­niques. Le temps de vie sup­plé­men­taire qu’elles per­mettent dans des condi­tions de déla­bre­ment phy­sique qui sou­vent ins­pirent l’indignation n’est évi­dem­ment pas dis­so­ciable de l’ambivalence des rela­tions tout à la fois com­pas­sion­nelles et répul­sives que, par­fois, nous entre­te­nons avec ceux de nos proches qui sont sur le point de nous quitter.

Nécessité d’un nouvel humanisme face à la mort

En même temps que l’on s’interroge sur la per­ti­nence de ce que, pré­ten­du­ment en notre faveur, la méde­cine fait de façon vaine ou inuti­le­ment pénible, les fron­tières se brouillent. Est-ce, demande Pau­la La Marne (2013), la durée ou la qua­li­té de la vie qui est pour­sui­vie ? Dans nos rai­son­ne­ments sur la vie et sur les êtres qui la quittent ou qui y res­tent, nous avons besoin d’une réflexion qui pro­duise un nou­vel huma­nisme face à la mort. À l’égard de ce qui demeure l’énigme de notre fini­tude, dont il serait vain de vou­loir éva­cuer la part sombre, cet huma­nisme ne nous sera pas don­né par un simple trans­fert des anciennes concep­tions théo­lo­giques et sacra­men­telles qui fai­saient le pou­voir du cler­gé vers celui du corps médi­cal autour duquel les évo­lu­tions scien­ti­fiques et tech­niques le cris­tal­lisent aujourd’hui. Car avant d’être un pro­blème pro­pre­ment médi­cal, la mort comme la vie et la digni­té que l’on veut leur confé­rer sont des ques­tions de sens qui concernent des indi­vi­dus dotés de droits et par rap­port aux­quels la pra­tique médi­cale n’a qu’un rôle auxi­liaire. Parce qu’ils sont les dépo­si­taires des tech­niques sus­cep­tibles de l’entraver ou d’y conduire en dou­ceur, les méde­cins ne sont pas, à la place des prêtres, ceux qui désor­mais auraient seuls en charge de dire ce que la mort humaine peut ou doit être.

Le sens que les indi­vi­dus confèrent à leur mort comme à leur vie est insé­pa­rable de l’idée de liber­té. Et, certes, la ques­tion de la bonne mort contem­po­raine tend actuel­le­ment à être repen­sée à par­tir de l’individu et de sa digni­té per­son­nelle. Mais parce qu’il n’y a pas de liber­té per­son­nelle sans soli­da­ri­té, c’est au sein de la socié­té que ce sens est pro­duit et évo­lue. Or, ce n’est pas sans dif­fi­cul­té que nous nous mou­vons dans un contexte où il n’y a plus d’intelligence una­nime à pro­pos de la prise en charge des mou­rants. En elle-même la culture démo­cra­tique n’a rien à en dire et nous per­met seule­ment d’en débattre. C’est à cha­cun, pour lui-même, de défi­nir ce qu’il consi­dère digne ou indigne de vivre. À ce pro­pos, La Marne rap­pelle qu’Hans Jonas évo­quant le droit à s’approprier sa mort et à dia­lo­guer avec sa propre fini­tude, affir­mait éga­le­ment qu’il fal­lait res­pec­ter le refus de ceux qui ne veulent pas voir cette véri­té en face.

Mais même si le malaise à l’égard du pou­voir de choi­sir demeure et que la déci­sion d’abréger une exis­tence reste déli­cate parce qu’elle ne trouve sa jus­ti­fi­ca­tion qu’à l’égard de situa­tions qui sont toutes dif­fé­rentes et jamais simples, le débat à pro­pos de la fin de vie médi­ca­li­sée change néan­moins de pers­pec­tive. En ne le foca­li­sant plus exclu­si­ve­ment sur le devoir des méde­cins et en le recen­trant sur la volon­té des per­sonnes, c’est un rééqui­li­brage du rap­port méde­cins-malades qui s’opère. Il s’agit de vou­loir que les per­sonnes soient libres sans les aban­don­ner, et de les aider à exer­cer cette liber­té sans se sub­sti­tuer à elles. Car pas plus que la reli­gion dans sa pré­ten­tion à trop bien savoir ce qui fonde le carac­tère intou­chable de la vie humaine, la science des méde­cins ne découvre nulle part ce qui devrait ulti­me­ment s’imposer à nous dans la conduite de notre exis­tence per­son­nelle (Amei­sen, 2008).

Rien n’est acquis, mais le champ des pos­sibles s’en trouve élar­gi, puisque ce qui tend à avoir le der­nier mot est une auto­dé­ter­mi­na­tion humaine sur la fin de vie et non plus ce que, ano­ny­me­ment au nom de la nature, dic­te­rait la théo­lo­gie ou la science. Mieux même que l’application d’un droit, ce pour­ra être dans la vie col­lec­tive une mani­fes­ta­tion de la soli­da­ri­té humaine que de res­pec­ter l’ultime volon­té de ceux qui, seuls ou avec leurs proches, l’expriment.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.