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Fin de vie d’hier et fin de vie d’aujourd’hui
Dans le débat public se réactualise dans des termes non plus théologiques, mais sociaux, politiques et juridiques, ce que la tradition a nommé la question de la bonne mort. Si bien mourir à l’âge moderne ne se pose plus de la même façon que jadis, c’est en raison de la médicalisation de la fin de vie, d’une part, et des aspirations personnelles du sujet contemporain, d’autre part. La disposition de soi-même, y compris de son corps, et le pouvoir individuel de choisir ne vont pas sans controverses, influencées notamment par l’ambivalence des technologies d’intervention médicales. L’énigme de la finitude humaine appelle un nouvel humanisme face à la mort.
La fin de vie n’est pas une nouveauté. Depuis toujours les femmes et les hommes vieillissent et parviennent à ce moment ultime de leur existence. À cette réalité immémoriale naturellement là, les sociétés humaines n’ont jamais cessé de chercher à culturellement conférer du sens. Ainsi, aujourd’hui comme hier, continue de se poser la question de ce que, dans la tradition, on a appelé la bonne mort.
Bien mourir à l’âge moderne
Bien mourir ! Ce moment où la vie arrive à son terme, fait de crainte ou d’espoir, de souffrance souvent, fut par le passé intensément investi par la religion. Au cours des dernières décennies, pour des raisons culturelles, médicales et démographiques inédites, on a cependant assisté à une évolution sensible des comportements à son égard. Dans le contexte de la sécularisation contemporaine, la proximité de la mort s’est trouvée associée à de nouvelles attentes. D’une part s’est affirmé un principe de souveraineté individuelle. Constitutif de l’âge moderne, il postule que les individus sont fondamentalement maitres d’eux-mêmes, et que leur corps, frontière intime de leur personne, constitue un espace où peut s’exercer cette disposition de soi. D’autre part, l’intensification des capacités d’expertise et d’interventions médicales a avivé l’attention portée au corps et progressivement déplacé la limite entre le tolérable et l’intolérable. Elle a fait apparaitre une requête nouvelle : celle de ne pas souffrir. Toutefois, si on replace ces nouvelles attentes dans le cadre démographique actuel, on perçoit que leur montée en puissance n’est pas indemne d’une contradiction : l’allongement de l’espérance de vie accroit significativement le nombre de ceux dont, à l’inverse, la souveraineté corporelle décroit. Pour cette raison, nombre de nos contemporains n’affichent pas le même optimisme que celui du docteur Françoise Forette (1997) lorsqu’elle parle des promesses médicales de la Révolution de la longévité et de la confiance qu’il faut avoir dans l’efficacité des nouveaux médicaments antiâge. Pour eux, la question est plutôt celle du motif — donc du sens — qu’il y a à se soumettre à ce nouveau destin qu’est la vieillesse interminable. Que faire de toutes ces années ?, semblaient demander les personnages de Michael Hanneke dans son film Amour.
On perçoit alors que la réflexion sur la fin de vie ne peut en rester à une approche trop intime qui la détache de son contexte. Elle ne coïncide pas exactement avec l’accompagnement de chacun de ceux qui sont parvenus au dernier moment de leur existence parce que c’est sur tous qu’elle projette anticipativement ses craintes : comment demeurer une personne à part entière et digne jusqu’à la fin ? À partir de là s’est tissée une toile de fond intellectuelle et morale en dehors de laquelle il serait bien difficile de comprendre les discussions que suscitent aujourd’hui les diverses manières de prendre soin des personnes en fin de vie : l’accompagnement des mourants, l’acharnement thérapeutique, les soins palliatifs, les demandes d’euthanasie ou le suicide médicalement assisté. Dans cette reprise du vieux débat sur la bonne mort et la manière de lui conférer autant de sens que possible, se manifeste la crainte de notre société de se voir piégée par le vieillissement. Car aujourd’hui, l’agonie des humains est paradoxalement plus lente que jamais et suscite une nouvelle demande collective : celle de pouvoir mourir dans la dignité. On aspire à une mort douce parce que le deuil dont nous sommes capables dépend en grande partie de la façon dont nous voyons mourir nos proches. Comme une garantie anticipative de ce que seront nos derniers moments, nous aspirons à ce que l’on apaise la souffrance et que l’on humanise le moment où la mort vient. La respectabilité physique de ceux qui parviennent à cet instant occupe désormais rigoureusement la place laissée vacante par la désuétude qui frappe l’idée d’un salut religieux des corps. Dès les années 1950, dans un article prémonitoire intitulé « Pornographie de la mort », l’anthropologue anglais Geoffrey Gorer (1995) avait d’ailleurs noté à quel point, dans ce qui reste aujourd’hui des rituels sociaux de la mort, est désormais négligeable le rôle que jouent les espoirs et les craintes chrétiennes.
Le pouvoir de choisir
Après une période où, dans la culture des sociétés occidentales modernes, on avait plutôt penché en faveur d’une occultation généralisée de la mort, celle-ci refait donc parler d’elle et, en même temps, la question de la fin de vie est ramenée au cœur du débat social. Plus même : la liberté avec laquelle désormais certains en débattent divise les mentalités et suscite la polémique dans la mesure où elle offusque ceux pour lesquels la notion de disposition corporelle de soi n’est pas un domaine d’avis totalement libre. Face à la culture qui revendique un droit à choisir le moment de sa mort, certains opposent alors un devoir de vivre. Conforme à la nature, ce dernier s’impose à leurs yeux comme l’affirmation d’une essence humaine originelle qui ne peut être transgressée.
Notre corps, siège de notre moi vivant, nous appartient-il intégralement et avons-nous tous les droits sur lui ? Sylviane Agacinski (2009) et Ruwen Ogien (2010) ont récemment débattu de ces droits et devoirs qui peuvent exister à l’égard de notre corps. Pour Agacinski qui fait primer la dignité sur la liberté, les corps ne sont pas des choses totalement disponibles. Ils sont le siège de valeurs fondamentales auxquelles on ne touche pas sans risque. Elles ne permettent pas, par exemple, que les femmes soient sollicitées à louer leur ventre dans une gestation pour autrui ou qu’un marché soit ouvert qui permette que les organes de certains puissent être mis en vente. Ne nous engageons pas aveuglément, laisse-t-elle entendre, dans un individualisme libéral insensé vis-à-vis de l’euthanasie dont certains n’hésiteraient pas longtemps à faire leur commerce. Pourtant, rétorque Ogien, si la vente d’organes pose d’évidentes questions, cela ne conduit pas à exclure leur don. Avec discernement, dit-il, il faut donc continuer à discuter les oukases des entrepreneurs moraux qui, à grand renfort de principes universels religieux ou laïcs, s’arrogent le droit de défendre la sacralité de l’exception humaine en nous dépossédant des corps qui sont les nôtres. Et on ne voit pas, selon lui, pourquoi la décision d’une mort volontaire par euthanasie ou suicide médicalement assisté devrait être exclue de ce discernement.
Face au corps, il y a donc un malaise à l’égard du pouvoir de choisir dès lors qu’il serait posé comme un absolu nous incombant intégralement. En cette matière, le discernement est donc nécessaire. Toutefois, vis-à-vis des questions posées par la fin de vie, le consensus n’existe actuellement pas et c’est plutôt l’ébranlement des certitudes anciennes qui s’exprime publiquement. Car parler de la mort qui vient, c’est toujours évoquer sa signification pour nous. C’est parler de sa définition culturelle et sociale traditionnelle qui, en fonction de l’histoire personnelle de chacun, peut désormais être reprise ou refusée. Et comme notre société a lentement perdu le système symbolique qui fit durablement l’unanimité dans l’expérience du trépas, c’est une nouvelle exigence de conférer du sens à la fin de vie que montrent les débats actuels. Ils nous engagent à rechercher en nous-mêmes les réponses à ce que nous avons à faire de notre existence. Qu’est-ce que mourir ? Quelle signification attribuer à la dégradation corporelle associée à une mort qui s’annonce ? Est-ce de la science qu’il faut attendre la réponse ? Est-ce à la médecine seule que, désormais, il convient de confier la prise en charge du rapport des humains avec leur fin ? Dit autrement : face à notre finitude corporelle, les technologies médicales auxquelles le sujet moderne se réfère seraient-elles les instruments d’un anti-destin ? Il n’est pas du tout évident que la médecine ait initialement revendiqué un tel pouvoir, ni que ce que les médecins ont appris à faire à l’aide de la science et de la technique suffise à les mettre à la hauteur d’une telle tâche.
L’ambivalence des anthropotechniques
Dans le cadre des transformations de la culture contemporaine, il n’est pas possible de faire avancer ce débat sans le resituer sur l’horizon des données de notre temps que sont les techniques d’action des êtres humains sur eux-mêmes. Le développement de ce qu’on appelle les anthropotechniques rendu possible par les connaissances scientifiques, concerne aussi bien les biotechnologies produisant la vie (la procréation médicalement assistée) que les interventions capables de la prolonger, la soulager ou l’abréger lors de sa phase terminale (les stimulateurs cardiaques, les antidouleurs ou les médications létales).
Mais, comme Peter Sloterdijk (2000) l’a souligné avec la force d’une provocation dans Règles pour le parc humain, l’application généralisée de ces techniques marque le franchissement d’un seuil, en ce qu’elles renvoient à l’idée d’une intervention productive ou suppressive de l’humain par lui-même. À partir de là, l’espèce humaine ne se considère plus comme un simple réceptacle inconditionnel de la vie. Il est visible d’ailleurs que, de nos jours, le désenchantement du monde et la sécularisation font que, pour un grand nombre de personnes, la nécessité de devoir tôt ou tard expérimenter leur propre mort est déconnectée de l’idée d’un ordre naturel ou théologique à respecter. Une nouvelle façon de penser et d’affronter l’expérience de la fin de vie s’est donc répandue en liaison avec, d’une part, l’affirmation des droits du sujet et, d’autre part, le modelage que font peser sur elle les règles en vigueur au sein des institutions hospitalières où plus de la moitié des individus achèvent actuellement leur existence.
On peut considérer que les sociétés contemporaines deviennent ainsi posthumanistes, dit Sloterdijk, puisque leurs techniques bouleversent nos habitudes de pensée et nos repères traditionnels au sujet des sources de la dignité des individus et de la liberté qu’ils revendiquent en face de la vie qu’ils veulent mener ou ne pas mener. Et parce que l’humanisme — cette façon qu’a l’humain de se prendre en charge lui-même — a quelque chose à voir avec l’artificialisme de ces techniques, le droit ne manque pas d’y être convoqué à son tour comme le moyen à l’aide duquel se recherche collectivement un accord sur ce que les frontières de la dignité humaine exigent ou permettent. De cette manière, au-delà de leurs aspects scientifiques, les techniques qui accompagnent la fin de la vie deviennent des questions juridiques, administratives et même économiques en raison de leur cout par rapport à l’évaluation de leurs enjeux. Comme le dit Yves Michaud (2006), avec elles on se trouve dans un domaine de l’action humaine où l’on touche à quelque chose d’à la fois absolument intime et nullement personnel, d’absolument privé et de complètement public.
Par la technique, une nouvelle capacité humaine d’intervenir sur la vie a donc été conquise dans les faits. Mais par ailleurs, comme croit devoir le constater Zygmunt Bauman (1993), le mouvement spontané des sociétés technologico-instrumentales est celui d’une volonté de puissance et donc d’une dérive dictatoriale des moyens disponibles sur les fins souhaitables. Le problème des choix et de qui prescrira ce qu’il convient de faire y devient donc crucial. La réflexion consacrée à cette dernière question n’est toutefois abordée le plus souvent qu’avec les accents de gravité exceptionnelle propres aux situations limites que font exister les biotechnologies. En faisant de l’humain le matériau de lui-même, ces dernières peuvent même déboucher dans du monstrueux qui infléchirait l’avenir de l’espèce humaine : les manipulations génétiques, les techniques liées à la procréation assistée ou le clonage. Or, les rapports de l’individu avec ce que peut avoir d’inquiétant le développement de ces techniques au sens large, demandent d’être pensés également à partir de situations plus ordinaires, communes et banales, comme le sont les aspirations au bonheur et au bien-être de la santé.
Légitimement nous voulons éviter de souffrir et que nos proches de plus en plus nombreux à vieillir ne nous effrayent pas par leurs interminables souffrances. Voilà pourquoi, dans des stratégies sans âge, nous entretenons une relation ambigüe avec les développements d’une médecine de plus en plus technicienne, capable de guérir de nombreuses maladies ou de faire vivre durablement avec elles. Mais capable de plus en plus souvent aussi, de créer en fin de vie des situations de détresse prolongée qui relèvent d’un activisme médical, de cette obstination déraisonnable qu’est l’acharnement thérapeutique. Car dans de nombreuses circonstances, la médecine ne peut que différer de quelques jours, semaines ou mois, une fin inéluctable. Dès les années 1970, Hans Jonas dans Le droit de mourir (1996) avait cependant souligné que dans le champ de la pratique médicale, l’impératif technicien fait souvent oublier que la condition humaine ne peut pas toujours être considérée comme le lieu d’un problème qui appelle une solution technique. Ce qui pose la question du sens qu’a l’usage de ces techniques. Le temps de vie supplémentaire qu’elles permettent dans des conditions de délabrement physique qui souvent inspirent l’indignation n’est évidemment pas dissociable de l’ambivalence des relations tout à la fois compassionnelles et répulsives que, parfois, nous entretenons avec ceux de nos proches qui sont sur le point de nous quitter.
Nécessité d’un nouvel humanisme face à la mort
En même temps que l’on s’interroge sur la pertinence de ce que, prétendument en notre faveur, la médecine fait de façon vaine ou inutilement pénible, les frontières se brouillent. Est-ce, demande Paula La Marne (2013), la durée ou la qualité de la vie qui est poursuivie ? Dans nos raisonnements sur la vie et sur les êtres qui la quittent ou qui y restent, nous avons besoin d’une réflexion qui produise un nouvel humanisme face à la mort. À l’égard de ce qui demeure l’énigme de notre finitude, dont il serait vain de vouloir évacuer la part sombre, cet humanisme ne nous sera pas donné par un simple transfert des anciennes conceptions théologiques et sacramentelles qui faisaient le pouvoir du clergé vers celui du corps médical autour duquel les évolutions scientifiques et techniques le cristallisent aujourd’hui. Car avant d’être un problème proprement médical, la mort comme la vie et la dignité que l’on veut leur conférer sont des questions de sens qui concernent des individus dotés de droits et par rapport auxquels la pratique médicale n’a qu’un rôle auxiliaire. Parce qu’ils sont les dépositaires des techniques susceptibles de l’entraver ou d’y conduire en douceur, les médecins ne sont pas, à la place des prêtres, ceux qui désormais auraient seuls en charge de dire ce que la mort humaine peut ou doit être.
Le sens que les individus confèrent à leur mort comme à leur vie est inséparable de l’idée de liberté. Et, certes, la question de la bonne mort contemporaine tend actuellement à être repensée à partir de l’individu et de sa dignité personnelle. Mais parce qu’il n’y a pas de liberté personnelle sans solidarité, c’est au sein de la société que ce sens est produit et évolue. Or, ce n’est pas sans difficulté que nous nous mouvons dans un contexte où il n’y a plus d’intelligence unanime à propos de la prise en charge des mourants. En elle-même la culture démocratique n’a rien à en dire et nous permet seulement d’en débattre. C’est à chacun, pour lui-même, de définir ce qu’il considère digne ou indigne de vivre. À ce propos, La Marne rappelle qu’Hans Jonas évoquant le droit à s’approprier sa mort et à dialoguer avec sa propre finitude, affirmait également qu’il fallait respecter le refus de ceux qui ne veulent pas voir cette vérité en face.
Mais même si le malaise à l’égard du pouvoir de choisir demeure et que la décision d’abréger une existence reste délicate parce qu’elle ne trouve sa justification qu’à l’égard de situations qui sont toutes différentes et jamais simples, le débat à propos de la fin de vie médicalisée change néanmoins de perspective. En ne le focalisant plus exclusivement sur le devoir des médecins et en le recentrant sur la volonté des personnes, c’est un rééquilibrage du rapport médecins-malades qui s’opère. Il s’agit de vouloir que les personnes soient libres sans les abandonner, et de les aider à exercer cette liberté sans se substituer à elles. Car pas plus que la religion dans sa prétention à trop bien savoir ce qui fonde le caractère intouchable de la vie humaine, la science des médecins ne découvre nulle part ce qui devrait ultimement s’imposer à nous dans la conduite de notre existence personnelle (Ameisen, 2008).
Rien n’est acquis, mais le champ des possibles s’en trouve élargi, puisque ce qui tend à avoir le dernier mot est une autodétermination humaine sur la fin de vie et non plus ce que, anonymement au nom de la nature, dicterait la théologie ou la science. Mieux même que l’application d’un droit, ce pourra être dans la vie collective une manifestation de la solidarité humaine que de respecter l’ultime volonté de ceux qui, seuls ou avec leurs proches, l’expriment.