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Féminismes en lutte
« Le féminisme soulève une question fondamentale, une question si fondamentale et brutalement posée aujourd’hui que rien n’échappe à son interpellation : organisations, mouvements et individus, chacun s’interroge et se justifie déjà. » Ces mots datent de 1974, ils furent publiés dans le dossier « Naissance de la femme » de La Revue nouvelle. Nous sommes en 2018 et les féminismes […]
« Le féminisme soulève une question fondamentale, une question si fondamentale et brutalement posée aujourd’hui que rien n’échappe à son interpellation : organisations, mouvements et individus, chacun s’interroge et se justifie déjà. » Ces mots datent de 1974, ils furent publiés dans le dossier « Naissance de la femme » de La Revue nouvelle.
Nous sommes en 2018 et les féminismes continuent inlassablement à nous interpeler. Du #metoo aux débats sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG), de la précarisation qui touche avant tout les femmes à la part toujours trop restreinte de femmes dans les cénacles politiques, les débats médiatiques et les fonctions dirigeantes des institutions… tous ces exemples n’en finissent pas de rappeler, de manière lancinante, la domination masculine. Si cette interpellation doit encore être posée aujourd’hui, c’est bien que l’ordre masculin n’a pas été aussi « ébranlé » que d’aucuns le prétendent par les acquis des mobilisations de femmes.
Pourtant, à suivre certains commentateurs, voire certaines commentatrices, l’égalité serait aujourd’hui atteinte et, partant, il faudrait que les féministes pondèrent leur discours, le normalise, le rende plus et mieux supportable. « C’est qu’on ne pourra bientôt plus rien dire », nous assure-t-on. « On va dénaturer notre patrimoine historique, nos traditions, nos valeurs, notre société », nous clame-t-on.
Et tout vient justifier l’injonction à la discrétion, quitte à tomber dans l’absurde : « Imagine-t-on réécrire toute la Pléiade en écriture inclusive ? », s’indigne cette enseignante sur le réseau social Facebook. « Va-t-on devoir systématiquement contresigner un accord écrit avant une relation sexuelle ? », questionne cette professeure d’université, en travestissant quelque peu un projet de loi suédois. « Va-t-on bientôt me forcer à m’habiller en jupe ? », s’indigne ce dirigeant d’entreprise sur Twitter. Les angoisses d’un bouleversement sourdent de chaque question qui interprète abusivement les revendications féministes. Car il n’est nulle part question de réécrire les classiques en écriture inclusive, de contractualiser formellement les relations sexuelles ou de forcer les dirigeants à se travestir. Mais si l’on se plait tout particulièrement à caricaturer les revendications des femmes, c’est bien que nous avons toutes et tous intégré la représentation de l’hystérique (qui a succédé à la sorcière1), incapable d’avoir un discours politique construit. Après tout, la construction de ce discours, la double faculté de raisonnement et d’expression, est par essence conçue comme la compétence de « l’adulte » et aujourd’hui encore, l’infantilisation des femmes demeure prégnante dans notre imaginaire social. Et forcément, l’on se régale des divergences entre femmes que l’on va présenter comme un « crêpage de chignon », selon un stéréotype superbement décortiqué par Laurence Rosier dans un ouvrage récent2.
« Sois bonne et tais-toi »
Les femmes sont, aujourd’hui encore, ramenées inéluctablement au sexe. Dans un texte fondateur publié en 1978 dans Nouvelles questions féministes, Colette Guillaumain analysait cette réduction systématique : «[…] idéologiquement les femmes sont le sexe, tout entières sexe et utilisées dans ce sens. Et n’ont bien évidemment à cet égard, ni appréciation personnelle ni mouvement propre : une chaise n’est jamais qu’une chaise, un sexe n’est jamais qu’un sexe. Sexe est la femme, mais elle ne possède pas un sexe : un sexe ne se possède pas soi-même3. »
La première figure du sexe féminin est évidemment le sexe comme objet de satisfaction du désir masculin. La récente vague de libération (encore timide et réservée à certains milieux sociaux) de la parole féminine sur le harcèlement sexuel, incarnée par les hashtags comme #metoo, donne un aperçu de l’ampleur de la réification sexuelle pour le plaisir masculin. Dans leur contribution, Anne Lemonne et Christophe Mincke reviennent sur ce mouvement, pour aborder l’un des points clés qu’il soulève : le rôle de la Justice face aux violences sexuelles. Elle et il pointent l’absolue nécessité d’une réflexion qui tienne compte des mécanismes réels des procédures pénales, de chaque étape de celles-ci, qui peuvent représenter autant d’épreuves pour les plaignantes. Plus encore, elle et il insistent sur le fait que l’outil du droit est généralement très grossier, répondant à des logiques catégorielles voire binaires, loin de pouvoir rendre compte de la complexité des relations sociales. Si la voie pénale ne doit pas être exclue, il faut nécessairement exploiter d’autres pistes pour pouvoir contrer le processus social de réification sexuelle pour le plaisir.
Le sexe comme objet du désir masculin, c’est aussi le sexe comme objet d’inspiration. On connait la réplique de Cyrano de Bergerac aux précieuses : « inspirez-nous des vers, mais ne les jugez pas ». Dans le champ artistique, les femmes sont historiquement cantonnées au rôle de la muse. Bien sûr, un nombre croissant de femmes sont reconnues dans le monde de l’art, mais cette reconnaissance demeure bien fragile. Paola Stévenne propose une réflexion approfondie sur l’expression actuelle des mécanismes de la domination masculine dans le champ artistique. Elle discute des fonctions dévolues aux femmes, des créatrices aux personnages de fiction. Se fondant sur ce bilan, elle ouvre ensuite quelques pistes concrètes pour une mobilisation en vue d’une transformation politique.
De transformation politique, il est aussi question dans le texte de Véronique Nahoum-Grappe qui interroge la surreprésentation des femmes dans le militantisme bénévole. Cette surreprésentation peut se comprendre comme la résultante d’une autre réification, celle qui assimile les femmes au sexe comme matrice. « La » femme est celle qui doit couver, qui doit prendre soin. De cette construction sociale débouche une forme de culture du souci qui s’ancre dans l’habitus féminin, marquée par des compétences spécifiques. La valorisation et le partage de ces compétences, résultant d’une division sexuée des tâches engendrée par la domination masculine, pourraient bien être retournés contre celle-ci et, mieux encore, devenir un moyen pour construire une société plus solidaire, échappant aux seules logiques marchandes.
Des luttes en pratique
« Partager », voilà un mot qui soudain, semble s’éloigner de l’image d’une « guerre contre les hommes » quelquefois décrite par des fast thinkers médiatiques commentant les actions féministes. C’est que l’objet des luttes féministes désigne un « ennemi principal » (pour reprendre la formule de Christine Delphy) qui n’est pas « l’homme », essentialisation d’une construction sociale de la virilité, mais bien le système de la domination masculine, le patriarcat. Il est piquant de remarquer qu’aujourd’hui encore, les commentateurs qui renvoient les féministes à une supposée « haine des hommes » le font en reprenant nombre d’arguments pseudo-biologiques, pourtant largement démontés dans les années 1970 déjà4. Mais précisément parce qu’elles viennent interroger des constructions socioculturelles qui ont connu un phénomène de « naturalisation », les luttes féministes portent en elles une interrogation extrêmement puissante : elles dévoilent en effet l’arbitraire des us et des coutumes.
S’il est un champ dans lequel cet arbitraire est immense, c’est bien celui de la langue et, plus encore, de l’écriture. Résultant de compromis historiques et politiques, l’écriture, singulièrement du français, est pourtant un socle commun fondamental inculqué depuis la plus tendre enfance à des générations d’écoliers. L’objet même de l’apprentissage de la langue était d’ailleurs pour Jules Ferry l’installation d’un « socle de valeurs » dans le but d’éviter toute révolte populaire et d’assimiler les populations colonisées. Si l’on ne peut attribuer une valence idéologique forte à la langue, elle n’en reste pas moins marquée par les confrontations d’idéologies dont elle est issue. Et dès lors que l’on touche aux normes langagières et scripturales, on touche à la fibre culturelle de la société moderne. C’est sans doute l’une des explications de la virulence des débats sur l’écriture inclusive et un excellent argument pour contrer ceux qui voient dans ces débats des discussions de salon. Laurence Rosier, dans sa contribution, examine avec soin les arguments des détracteurs de cette écriture pour ouvrir un véritable débat qui s’appuie sur des bases mieux documentées.
Pour le dernier article de ce dossier, nous avons demandé une contribution aux militantes de Gals4Gals qui luttent pour les droits reproductifs des femmes en Pologne. Ce choix est important, car il permet de rendre visible la précarité des acquis des femmes. C’est que l’on ne transforme pas si facilement les fondamentaux de l’ordre social ! La situation polonaise, où aujourd’hui les femmes doivent combattre avec acharnement pour protéger la possibilité de l’IVG, contre le pouvoir de droite radicale, les lobbys surpuissants notamment de l’Église catholique polonaise, mais aussi l’inertie, voire la mauvaise volonté, de l’opposition politique, est une synthèse particulièrement frappante de tous les processus de réification et de confiscation du corps des femmes. La mobilisation des femmes polonaises est, dans ce contexte, une démonstration époustouflante de volonté. Mais plus que cela, le traitement réservé aux militantes montre en effet le délitement de la démocratie parlementaire en Pologne et au travers de leurs luttes, c’est un véritable combat contre l’autoritarisme qui fait jour.
Finalement, la place des luttes féministes dans nos sociétés, la capacité à écouter et à analyser le discours des militantes sans le caricaturer pour mieux les écarter d’un revers de la main, constituent d’importants indices de la vigueur démocratique de nos sociétés. Comme tout processus d’émancipation, la route vers l’égalité entre hommes et femmes est bien longue et il faut sans doute une véritable révolution permanente pour contrer la perpétuation des rapports sociaux de sexe. Constituer ce dossier était donc essentiel aujourd’hui, tout comme il est essentiel que, longtemps encore, nous puissions écrire « le féminisme soulève une question fondamentale, une question si fondamentale et brutalement posée que rien n’échappe à son interpellation ».
La Revue nouvelle tient à remercier Marie-Françoise Plissart, autrice de la photographie illustrant ce numéro.
Vous pouvez retrouver une partie de son travail dans le cadre de l’exposition « Natura naturans » qui se tient actuellement au Singel (à Anvers) et jusqu’au 10 juin.
Plus d’information : www.desingel.be
- Sur la figure de la sorcière, voir Liénard Cl., «“Une sorcière comme les autres”, disent-elles », La Revue nouvelle, 72/5, 2017, p. 62 – 68.
- Rosier L., De l’insulte… aux femmes, 180° éditions, 2017.
- Guillaumain C., « Pratique du pouvoir et idée de nature (2) Le discours de la nature », Nouvelles Questions féministes, 3, 1978, p. 5 – 28, p. 7.
- Thibaut O., « La domination de la femme : phénomène biologique ou culturel ? », La Revue nouvelle, 29(1), 1974, p. 44 – 51.