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Féminismes en lutte

Numéro 2 - 2018 - Droit des femmes féminisme Luttes par La Revue nouvelle

avril 2018

« Le fémi­nisme sou­lève une ques­tion fon­da­men­tale, une ques­tion si fon­da­men­tale et bru­ta­le­ment posée aujourd’hui que rien n’échappe à son inter­pel­la­tion : orga­ni­sa­tions, mou­ve­ments et indi­vi­dus, cha­cun s’interroge et se jus­ti­fie déjà. » Ces mots datent de 1974, ils furent publiés dans le dos­sier « Nais­sance de la femme » de La Revue nou­velle. Nous sommes en 2018 et les féminismes […]

Dossier

« Le fémi­nisme sou­lève une ques­tion fon­da­men­tale, une ques­tion si fon­da­men­tale et bru­ta­le­ment posée aujourd’hui que rien n’échappe à son inter­pel­la­tion : orga­ni­sa­tions, mou­ve­ments et indi­vi­dus, cha­cun s’interroge et se jus­ti­fie déjà. » Ces mots datent de 1974, ils furent publiés dans le dos­sier « Nais­sance de la femme » de La Revue nou­velle.

Nous sommes en 2018 et les fémi­nismes conti­nuent inlas­sa­ble­ment à nous inter­pe­ler. Du #metoo aux débats sur l’interruption volon­taire de gros­sesse (IVG), de la pré­ca­ri­sa­tion qui touche avant tout les femmes à la part tou­jours trop res­treinte de femmes dans les cénacles poli­tiques, les débats média­tiques et les fonc­tions diri­geantes des ins­ti­tu­tions… tous ces exemples n’en finissent pas de rap­pe­ler, de manière lan­ci­nante, la domi­na­tion mas­cu­line. Si cette inter­pel­la­tion doit encore être posée aujourd’hui, c’est bien que l’ordre mas­cu­lin n’a pas été aus­si « ébran­lé » que d’aucuns le pré­tendent par les acquis des mobi­li­sa­tions de femmes.

Pour­tant, à suivre cer­tains com­men­ta­teurs, voire cer­taines com­men­ta­trices, l’égalité serait aujourd’hui atteinte et, par­tant, il fau­drait que les fémi­nistes pon­dèrent leur dis­cours, le nor­ma­lise, le rende plus et mieux sup­por­table. « C’est qu’on ne pour­ra bien­tôt plus rien dire », nous assure-t-on. « On va déna­tu­rer notre patri­moine his­to­rique, nos tra­di­tions, nos valeurs, notre socié­té », nous clame-t-on.

Et tout vient jus­ti­fier l’injonction à la dis­cré­tion, quitte à tom­ber dans l’absurde : « Ima­gine-t-on réécrire toute la Pléiade en écri­ture inclu­sive ? », s’indigne cette ensei­gnante sur le réseau social Face­book. « Va-t-on devoir sys­té­ma­ti­que­ment contre­si­gner un accord écrit avant une rela­tion sexuelle ? », ques­tionne cette pro­fes­seure d’université, en tra­ves­tis­sant quelque peu un pro­jet de loi sué­dois. « Va-t-on bien­tôt me for­cer à m’habiller en jupe ? », s’indigne ce diri­geant d’entreprise sur Twit­ter. Les angoisses d’un bou­le­ver­se­ment sourdent de chaque ques­tion qui inter­prète abu­si­ve­ment les reven­di­ca­tions fémi­nistes. Car il n’est nulle part ques­tion de réécrire les clas­siques en écri­ture inclu­sive, de contrac­tua­li­ser for­mel­le­ment les rela­tions sexuelles ou de for­cer les diri­geants à se tra­ves­tir. Mais si l’on se plait tout par­ti­cu­liè­re­ment à cari­ca­tu­rer les reven­di­ca­tions des femmes, c’est bien que nous avons toutes et tous inté­gré la repré­sen­ta­tion de l’hystérique (qui a suc­cé­dé à la sor­cière1), inca­pable d’avoir un dis­cours poli­tique construit. Après tout, la construc­tion de ce dis­cours, la double facul­té de rai­son­ne­ment et d’expression, est par essence conçue comme la com­pé­tence de « l’adulte » et aujourd’hui encore, l’infantilisation des femmes demeure pré­gnante dans notre ima­gi­naire social. Et for­cé­ment, l’on se régale des diver­gences entre femmes que l’on va pré­sen­ter comme un « crê­page de chi­gnon », selon un sté­réo­type super­be­ment décor­ti­qué par Lau­rence Rosier dans un ouvrage récent2.

« Sois bonne et tais-toi »

Les femmes sont, aujourd’hui encore, rame­nées iné­luc­ta­ble­ment au sexe. Dans un texte fon­da­teur publié en 1978 dans Nou­velles ques­tions fémi­nistes, Colette Guillau­main ana­ly­sait cette réduc­tion sys­té­ma­tique : «[…] idéo­lo­gi­que­ment les femmes sont le sexe, tout entières sexe et uti­li­sées dans ce sens. Et n’ont bien évi­dem­ment à cet égard, ni appré­cia­tion per­son­nelle ni mou­ve­ment propre : une chaise n’est jamais qu’une chaise, un sexe n’est jamais qu’un sexe. Sexe est la femme, mais elle ne pos­sède pas un sexe : un sexe ne se pos­sède pas soi-même3. »

La pre­mière figure du sexe fémi­nin est évi­dem­ment le sexe comme objet de satis­fac­tion du désir mas­cu­lin. La récente vague de libé­ra­tion (encore timide et réser­vée à cer­tains milieux sociaux) de la parole fémi­nine sur le har­cè­le­ment sexuel, incar­née par les hash­tags comme #metoo, donne un aper­çu de l’ampleur de la réi­fi­ca­tion sexuelle pour le plai­sir mas­cu­lin. Dans leur contri­bu­tion, Anne Lemonne et Chris­tophe Mincke reviennent sur ce mou­ve­ment, pour abor­der l’un des points clés qu’il sou­lève : le rôle de la Jus­tice face aux vio­lences sexuelles. Elle et il pointent l’absolue néces­si­té d’une réflexion qui tienne compte des méca­nismes réels des pro­cé­dures pénales, de chaque étape de celles-ci, qui peuvent repré­sen­ter autant d’épreuves pour les plai­gnantes. Plus encore, elle et il insistent sur le fait que l’outil du droit est géné­ra­le­ment très gros­sier, répon­dant à des logiques caté­go­rielles voire binaires, loin de pou­voir rendre compte de la com­plexi­té des rela­tions sociales. Si la voie pénale ne doit pas être exclue, il faut néces­sai­re­ment exploi­ter d’autres pistes pour pou­voir contrer le pro­ces­sus social de réi­fi­ca­tion sexuelle pour le plaisir.

Le sexe comme objet du désir mas­cu­lin, c’est aus­si le sexe comme objet d’inspiration. On connait la réplique de Cyra­no de Ber­ge­rac aux pré­cieuses : « ins­pi­rez-nous des vers, mais ne les jugez pas ». Dans le champ artis­tique, les femmes sont his­to­ri­que­ment can­ton­nées au rôle de la muse. Bien sûr, un nombre crois­sant de femmes sont recon­nues dans le monde de l’art, mais cette recon­nais­sance demeure bien fra­gile. Pao­la Sté­venne pro­pose une réflexion appro­fon­die sur l’expression actuelle des méca­nismes de la domi­na­tion mas­cu­line dans le champ artis­tique. Elle dis­cute des fonc­tions dévo­lues aux femmes, des créa­trices aux per­son­nages de fic­tion. Se fon­dant sur ce bilan, elle ouvre ensuite quelques pistes concrètes pour une mobi­li­sa­tion en vue d’une trans­for­ma­tion politique.

De trans­for­ma­tion poli­tique, il est aus­si ques­tion dans le texte de Véro­nique Nahoum-Grappe qui inter­roge la sur­re­pré­sen­ta­tion des femmes dans le mili­tan­tisme béné­vole. Cette sur­re­pré­sen­ta­tion peut se com­prendre comme la résul­tante d’une autre réi­fi­ca­tion, celle qui assi­mile les femmes au sexe comme matrice. « La » femme est celle qui doit cou­ver, qui doit prendre soin. De cette construc­tion sociale débouche une forme de culture du sou­ci qui s’ancre dans l’habitus fémi­nin, mar­quée par des com­pé­tences spé­ci­fiques. La valo­ri­sa­tion et le par­tage de ces com­pé­tences, résul­tant d’une divi­sion sexuée des tâches engen­drée par la domi­na­tion mas­cu­line, pour­raient bien être retour­nés contre celle-ci et, mieux encore, deve­nir un moyen pour construire une socié­té plus soli­daire, échap­pant aux seules logiques marchandes.

Des luttes en pratique

« Par­ta­ger », voi­là un mot qui sou­dain, semble s’éloigner de l’image d’une « guerre contre les hommes » quel­que­fois décrite par des fast thin­kers média­tiques com­men­tant les actions fémi­nistes. C’est que l’objet des luttes fémi­nistes désigne un « enne­mi prin­ci­pal » (pour reprendre la for­mule de Chris­tine Del­phy) qui n’est pas « l’homme », essen­tia­li­sa­tion d’une construc­tion sociale de la viri­li­té, mais bien le sys­tème de la domi­na­tion mas­cu­line, le patriar­cat. Il est piquant de remar­quer qu’aujourd’hui encore, les com­men­ta­teurs qui ren­voient les fémi­nistes à une sup­po­sée « haine des hommes » le font en repre­nant nombre d’arguments pseu­do-bio­lo­giques, pour­tant lar­ge­ment démon­tés dans les années 1970 déjà4. Mais pré­ci­sé­ment parce qu’elles viennent inter­ro­ger des construc­tions socio­cul­tu­relles qui ont connu un phé­no­mène de « natu­ra­li­sa­tion », les luttes fémi­nistes portent en elles une inter­ro­ga­tion extrê­me­ment puis­sante : elles dévoilent en effet l’arbitraire des us et des coutumes.

S’il est un champ dans lequel cet arbi­traire est immense, c’est bien celui de la langue et, plus encore, de l’écriture. Résul­tant de com­pro­mis his­to­riques et poli­tiques, l’écriture, sin­gu­liè­re­ment du fran­çais, est pour­tant un socle com­mun fon­da­men­tal incul­qué depuis la plus tendre enfance à des géné­ra­tions d’écoliers. L’objet même de l’apprentissage de la langue était d’ailleurs pour Jules Fer­ry l’installation d’un « socle de valeurs » dans le but d’éviter toute révolte popu­laire et d’assimiler les popu­la­tions colo­ni­sées. Si l’on ne peut attri­buer une valence idéo­lo­gique forte à la langue, elle n’en reste pas moins mar­quée par les confron­ta­tions d’idéologies dont elle est issue. Et dès lors que l’on touche aux normes lan­ga­gières et scrip­tu­rales, on touche à la fibre cultu­relle de la socié­té moderne. C’est sans doute l’une des expli­ca­tions de la viru­lence des débats sur l’écriture inclu­sive et un excellent argu­ment pour contrer ceux qui voient dans ces débats des dis­cus­sions de salon. Lau­rence Rosier, dans sa contri­bu­tion, exa­mine avec soin les argu­ments des détrac­teurs de cette écri­ture pour ouvrir un véri­table débat qui s’appuie sur des bases mieux documentées.

Pour le der­nier article de ce dos­sier, nous avons deman­dé une contri­bu­tion aux mili­tantes de Gals4Gals qui luttent pour les droits repro­duc­tifs des femmes en Pologne. Ce choix est impor­tant, car il per­met de rendre visible la pré­ca­ri­té des acquis des femmes. C’est que l’on ne trans­forme pas si faci­le­ment les fon­da­men­taux de l’ordre social ! La situa­tion polo­naise, où aujourd’hui les femmes doivent com­battre avec achar­ne­ment pour pro­té­ger la pos­si­bi­li­té de l’IVG, contre le pou­voir de droite radi­cale, les lob­bys sur­puis­sants notam­ment de l’Église catho­lique polo­naise, mais aus­si l’inertie, voire la mau­vaise volon­té, de l’opposition poli­tique, est une syn­thèse par­ti­cu­liè­re­ment frap­pante de tous les pro­ces­sus de réi­fi­ca­tion et de confis­ca­tion du corps des femmes. La mobi­li­sa­tion des femmes polo­naises est, dans ce contexte, une démons­tra­tion épous­tou­flante de volon­té. Mais plus que cela, le trai­te­ment réser­vé aux mili­tantes montre en effet le déli­te­ment de la démo­cra­tie par­le­men­taire en Pologne et au tra­vers de leurs luttes, c’est un véri­table com­bat contre l’autoritarisme qui fait jour.

Fina­le­ment, la place des luttes fémi­nistes dans nos socié­tés, la capa­ci­té à écou­ter et à ana­ly­ser le dis­cours des mili­tantes sans le cari­ca­tu­rer pour mieux les écar­ter d’un revers de la main, consti­tuent d’importants indices de la vigueur démo­cra­tique de nos socié­tés. Comme tout pro­ces­sus d’émancipation, la route vers l’égalité entre hommes et femmes est bien longue et il faut sans doute une véri­table révo­lu­tion per­ma­nente pour contrer la per­pé­tua­tion des rap­ports sociaux de sexe. Consti­tuer ce dos­sier était donc essen­tiel aujourd’hui, tout comme il est essen­tiel que, long­temps encore, nous puis­sions écrire « le fémi­nisme sou­lève une ques­tion fon­da­men­tale, une ques­tion si fon­da­men­tale et bru­ta­le­ment posée que rien n’échappe à son interpellation ».

La Revue nou­velle tient à remer­cier Marie-Fran­çoise Plis­sart, autrice de la pho­to­gra­phie illus­trant ce numéro.

Vous pou­vez retrou­ver une par­tie de son tra­vail dans le cadre de l’exposition « Natu­ra natu­rans » qui se tient actuel­le­ment au Sin­gel (à Anvers) et jusqu’au 10 juin.

Plus d’information : www.desingel.be

  1. Sur la figure de la sor­cière, voir Lié­nard Cl., «“Une sor­cière comme les autres”, disent-elles », La Revue nou­velle, 72/5, 2017, p. 62 – 68.
  2. Rosier L., De l’insulte… aux femmes, 180° édi­tions, 2017.
  3. Guillau­main C., « Pra­tique du pou­voir et idée de nature (2) Le dis­cours de la nature », Nou­velles Ques­tions fémi­nistes, 3, 1978, p. 5 – 28, p. 7.
  4. Thi­baut O., « La domi­na­tion de la femme : phé­no­mène bio­lo­gique ou cultu­rel ? », La Revue nou­velle, 29(1), 1974, p. 44 – 51.

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