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Faut-il pendre Samuel Huntington ?

Numéro 10 Octobre 2001 par Hervé Cnudde

février 2009

L’angoisse engen­drée par la pro­vo­ca­tion ter­ro­riste du 11 sep­tembre, confron­tée sim­ple­ment au titre (tron­qué en fran­çais) de son livre, a conduit beau­coup de poli­ti­ciens et de gens de médias à dia­bo­li­ser, sans l’avoir lu, l’auteur du Choc des civi­li­sa­tions. A la lec­ture, l’accusation impli­cite faite à Hun­ting­ton de créer en la nom­mant une guerre inévi­table entre grandes civi­li­sa­tions (et sub­si­diai­re­ment d’inciter à la xéno­pho­bie dans les quar­tiers) ne tient pas. L’ouvrage est géo­po­li­ti­que­ment d’importance.

Dans son édi­tion datée du jeu­di 13 sep­tembre 2001, le jour­nal Le Monde publiait sous sa rubrique « Hori­zons-Fic­tions », sous la signa­ture de Domi­nique Dhombres, un article inti­tu­lé : « La pré­dic­tion de Samuel Hun­ting­ton : le début d’une grande guerre ». Insé­ré aux côtés d’un papier sur les fic­tions du roman­cier Tom Clan­cy, d’un autre sur les films-catas­trophes d’Hollywood et d’un troi­sième sur les thril­leurs met­tant en scène le ter­ro­risme isla­miste, ce texte attri­bue au poli­to­logue amé­ri­cain — qua­li­fié de « pro­fes­seur tou­jours de noir vêtu, maigre comme un cro­que­mort » — un « regard tra­gique » et une « vision apo­ca­lyp­tique », et affirme que 1’«idée cen­trale » du Choc des civi­li­sa­tions (Paris, Odile Jacob, 1997 et Poches Odile Jacob, 2000) est « un clash inévi­table (sic) et san­glant (resic) entre les civi­li­sa­tions telles qu’elles se nour­rissent des reli­gions ». L’article se ter­mine par la mise à mort média­tique du dan­ge­reux va-t-en-guerre, heu­reu­se­ment dis­qua­li­fiable comme faux pro­phète, puisque dans le scé­na­rio de guerre civi­li­sa­tion­nelle totale qu’il donne dans son cha­pitre final, il a situé à Mar­seille et en 2010 quelque chose de com­pa­rable avec l’attentat com­mis à New York le 11 sep­tembre 2001 ! Sans exclure qu’aient éga­le­ment joué des rémi­nis­cences de la cam­pagne menée contre Hun­ting­ton par le men­suel Le Monde diplo­ma­tique lors de la sor­tie du livre en France (et relan­cée dans son numé­ro d’octobre 2001), l’audience le plus sou­vent jus­ti­fiée du quo­ti­dien pari­sien en a donc conduit beau­coup — des poli­tiques aux ani­ma­teurs de pla­teaux de télé­vi­sion, en pas­sant par Mon­sieur Tout-le-Monde — à ne pas prendre le temps de lire Hun­ting­ton dans le texte. Ils ne s’en sont pas moins sen­tis inves­tis de la res­pon­sa­bi­li­té d’écarter sys­té­ma­ti­que­ment les mots de « Choc des civi­li­sa­tions » de l’interprétation du crime contre l’humanité per­pé­tré le 11 sep­tembre, y voyant une inci­ta­tion à la haine raciale. 

Or le mal­heur veut que l’article du Monde ne consti­tue qu’un tis­su de contre­vé­ri­tés. D’entrée de jeu, il est on ne peut plus facile de mon­trer que Domi­nique Dhombres a men­ti par action et par omis­sion. L’omission a consis­té sim­ple­ment à dis­si­mu­ler au lec­teur poten­tiel d’Huntington ce qu’affirment et le titre ori­gi­nal de son livre et la conclu­sion qu’il lui donne, à savoir qu’il se pré­oc­cupe autant des risques de guerre que des chances de paix entre les civi­li­sa­tions qu’il défi­nit. En anglais, le titre de l’ouvrage, paru en 1996 chez Simon & Schus­ter, parle en effet du Choc des civi­li­sa­tions et de la recons­truc­tion d’un ordre mon­dial (The Clash of Civi­li­za­tions and the Rema­king of World Order). Pers­pec­tive glo­bale que confirme expli­ci­te­ment la phrase finale de l’ouvrage (pré­an­non­cée de sur­croit dans la pré­face) : « Dans les temps à venir, les chocs entre civi­li­sa­tions repré­sentent la prin­ci­pale menace pour la paix dans le monde, mais ils sont aus­si, au sein d’un ordre inter­na­tio­nal, désor­mais fon­dé sur les civi­li­sa­tions, le garde-fou le plus sûr contre une guerre mon­diale » (Poches Odile Jacob, p. 487, cf. p. 10). L’affirmation selon laquelle Hun­ting­ton pré­dit — donc préconise«un clash inévi­table et san­glant entre civi­li­sa­tions » relève de son côté de la trom­pe­rie déli­bé­rée. Le jour­na­liste du Monde a tout bon­ne­ment fait pas­ser pour pro­phé­tie le scé­na­rio ima­gi­naire du déclen­che­ment en 2010 d’une guerre mon­diale à par­tir d’un conflit entre la Chine et les États-Unis, que l’auteur construit avec brio à des fins péda­go­giques (p. 472 – 477) et qu’il conclut par cette remarque, qui n’a pu échap­per à Domi­nique Dhombres : « Si le lec­teur trouve ce scé­na­rio fan­tai­siste et tota­le­ment invrai­sem­blable, c’est par­fait. Sou­hai­tons que tous les scé­na­rios de guerres mon­diales entre civi­li­sa­tions soient aus­si peu cré­dibles » (p. 477). 

Quoi qu’il en soit de ces rec­ti­fi­ca­tifs, le résul­tat est que tant le grand public que les agents sociaux et les poli­tiques se voient aujourd’hui bar­rer par un inter­dit men­tal l’accès à un outil intel­lec­tuel bien utile pour déco­der et les évè­ne­ments du 11 sep­tembre et plus lar­ge­ment la muta­tion poli­tique du monde à la suite de l’effondrement de l’Union sovié­tique au début des années nonante. 

LA DÉFUNTE GUERRE FROIDE ACCOUCHE D’UN MONDE À RÉINTERPRÉTER 

La chute du mur de Ber­lin, sui­vie de l’implosion de l’Union des répu­bliques socia­listes sovié­tiques, a mar­qué l’avènement d’une nou­velle ère et posé l’interpellante ques­tion de son inter­pré­ta­tion. À la dif­fé­rence de son col­lègue Fran­cis Fukuya­ma, qui diag­nos­ti­quait « la fin de l’histoire, le terme de l’évolution idéo­lo­gique de l’humanité et l’universalisation de la démo­cra­tie libé­rale occi­den­tale en tant que forme défi­ni­tive de gou­ver­ne­ment », Samuel Hun­ting­ton est res­té en arrêt devant l’énigme de la per­sis­tance des guerres, voire de leur recru­des­cence dans ce « cos­mos » en prin­cipe dif­fé­rent. En com­prendre les nou­veaux méca­nismes pour contri­buer à assu­rer la paix a par consé­quent consti­tué sa pré­oc­cu­pa­tion cen­trale, ce qui l’a conduit à pri­vi­lé­gier une approche géo­po­li­tique à domi­nante cultu­relle et à créer le concept de « Choc des civi­li­sa­tions ». Cette intui­tion a trou­vé une pre­mière for­mu­la­tion en 1993 dans un article publié par la revue Forei­gn Affairs sous le titre « The Clash of Civi­li­za­tions ?» (avec un point d’interrogation pas­sé, d’après l’auteur, pra­ti­que­ment inaper­çu), qui a fait l’objet aux États-Unis de débats pas­sion­nés et d’un flot de cri­tiques. Hun­ting­ton s’est alors remis au tra­vail pour écrire le livre, dont l’actualité nous conduit à trai­ter aujourd’hui, et en faire quelque chose de soli­de­ment fon­dé et documenté. 

Pré­ci­sons d’emblée que l’ouvrage ne s’apparente en rien à une sorte de doc­trine essen­tia­liste des civi­li­sa­tions, dont l’auteur dédui­rait par enchai­ne­ments logiques abs­traits quels rôles posi­tifs ou néga­tifs leur « nature » les amène à jouer. S’il veut être per­ti­nent, un trai­té de géo­po­li­tique se construit par induc­tion à par­tir de l’analyse de situa­tions met­tant en cause la guerre et la paix, en va-et-vient avec une hypo­thèse de tra­vail évo­luant par véri­fi­ca­tions suc­ces­sives vers une théo­rie géné­rale opé­ra­tion­nelle. Le but est, en effet, de don­ner au public concer­né (en l’occurrence amé­ri­cain et, sub­si­diai­re­ment, euro­péen) les moyens de com­prendre la réa­li­té et d’en déduire des règles de com­por­te­ment. Vu la coïn­ci­dence des dates, on peut donc pen­ser que l’analyse de l’éclatement de la You­go­sla­vie — sou­vent abor­dée dans l’ouvrage — a joué un rôle déter­mi­nant dans la genèse du Choc des civi­li­sa­tions. Tous les élé­ments de la syn­thèse hun­ting­ton­nienne s’y retrouvent en tout cas de manière exem­pla­tive. Ceci à condi­tion de bien com­prendre que la tâche que s’assigne un poli­to­logue est de com­prendre la réa­li­té telle qu’elle fonc­tionne, et non, comme il est arri­vé à cer­tains d’entre nous lors de ce conflit, telle — idéa­le­ment plu­ri­cul­tu­relle — que nous l’aurions voulue 

Comme ce fut le cas dans les grands empires anté­rieurs, autri­chien ou otto­man, le régime com­mu­niste a contraint des popu­la­tions hété­ro­clites à vivre ensemble sur la base d’un déno­mi­na­teur com­mun : la cama­ra­de­rie socia­liste au sein d’une répu­blique des Slaves du Sud. Quelque impo­sée qu’elle fût, cette res­sem­blance suf­fi­sait à cau­tion­ner une ges­tion paci­fique des dif­fé­rences, notam­ment entre cultures à réfé­rences ortho­doxe, catho­lique et musul­mane. De manière tout à fait expli­cable, l’implosion du régime com­mu­niste a entrai­né du même coup la dis­so­lu­tion de cette image de soi com­mune. Et pour retrou­ver cette dimen­sion d’identité, dont aucun humain ne peut se dis­pen­ser pour vivre, mais qu’il inves­tit dans telle ou telle appar­te­nance pré­fé­ren­tielle, les diverses com­po­santes de la popu­la­tion ont alors eu recours à leurs cultures d’origine et aux reli­gions, qui, de fait, les sépa­raient. C’est ce réflexe spon­ta­né de repli consé­cu­tif à la fonte du sur­ge­lé you­go­slave qui a déclen­ché au pre­mier degré la guerre entre Serbes, Croates et Bos­niaques, avec puri­fi­ca­tion eth­nique et, à la limite, ten­ta­tion de géno­cide dans le chef des trois acteurs. L’intervention inter­na­tio­nale pour ten­ter de neu­tra­li­ser ce conflit a fait alors appa­raitre une dimen­sion nou­velle par rap­port aux confla­gra­tions anté­rieures : les inter­ve­nants des deuxième et troi­sième éche­lons se sont regrou­pés der­rière ceux du pre­mier niveau selon leurs appar­te­nances civi­li­sa­tion­nelles. La Rus­sie et la Grèce, dans le camp de la Ser­bie ortho­doxe. L’Allemagne et le Vati­can (s’appuyant sur l’Europe occi­den­tale), dans celui de la Croa­tie catho­lique. Tan­dis qu’on trou­vait pro­gres­si­ve­ment, dans le camp de la Bos­nie musul­mane, la Tur­quie, le Pakis­tan, l’Arabie Saou­dite, l’Iran, la Malai­sie, la Tuni­sie, le Ban­gla­desh, les Émi­rats arabes unis et l’Indonésie… , sans par­ler des vété­rans d’Afghanistan (plus, de, manière aty­pique mais expli­cable par ailleurs — voir p. 436 – 439 —, les États-Unis). La guerre était deve­nue ain­si une guerre civi­li­sa­tion­nelle, et ceci d’autant plus que, comme dans le cas des plaques tec­to­niques, la géo­gra­phie poli­tique a fait de l’ex-Yougoslavie une ligne de frac­ture entre les trois civi­li­sa­tions concer­nées : limite entre chris­tia­nisme et islam, et fron­tière entre chris­tia­nismes occi­den­tal et orien­tal. Ce qui est vrai de la guerre l’a aus­si été de l’apaisement — sans doute pro­vi­soire — du conflit. Ce sont les puis­sances de second et troi­sième éche­lons (avec leur cli­vage civi­li­sa­tion­nel), et non les ins­tances inter­na­tio­nales clas­siques, qui seules ont été à même d’imposer aux acteurs de ter­rain des ces­sez-le-feu et des accords conclus préa­la­ble­ment entre elles. 

La guerre intra-you­go­slave et sa ges­tion ont ain­si mis en évi­dence une règle géné­ra­li­sable : un conflit local écla­tant aux points de contact entre civi­li­sa­tions dif­fé­rentes mute qua­si par trans­sub­stan­tia­tion en guerre civi­li­sa­tion­nelle. Aux second et troi­sième éche­lons se déclenche désor­mais irré­pres­si­ble­ment un méca­nisme impa­rable, qui mobi­lise en faveur de chaque camp local, pour le sou­te­nir mili­tai­re­ment, finan­ciè­re­ment et diplo­ma­ti­que­ment, les États appar­te­nant aux mêmes constel­la­tions civi­li­sa­tion­nelles, et les dia­spo­ras appa­ren­tées aux belligérants. 

GRANDES CIVILISATIONS ET ÉTATS-PHARES 

Samuel Hun­ting­ton va dès lors étu­dier le contexte géné­ral du modèle you­go­slave pour en tirer, en ana­ly­sant d’autres cas, une clé d’interprétation appli­cable à la majo­ri­té des conflits armés déclen­chés dans le monde, en par­ti­cu­lier à ceux qui risquent d’opposer l’Occident à la sur­puis­sante civi­li­sa­tion chi­noise. Et c’est ain­si qu’il va iden­ti­fier les civi­li­sa­tions qui se par­tagent la géo­gra­phie mon­diale et explo­rer leur struc­ture de fonc­tion­ne­ment. En se fon­dant sur le concept com­mun de civi­li­sa­tion (tel que l’a notam­ment éla­bo­ré Fer­nand Brau­del dans sa Gram­maire des civi­li­sa­tions, coll. « Champs », Flam­ma­rion, 1993), le pro­fes­seur de Har­vard en iden­ti­fie per­son­nel­le­ment huit : chi­noise, japo­naise, hin­doue, musul­mane, occi­den­tale, ortho­doxe, sud-amé­ri­caine et afri­caine (sub­sa­ha­rienne). Les plus impor­tantes — à une excep­tion près — pos­sèdent des États-phares, autour des­quels se regroupent par cercles concen­triques une série d’autres États, qui tout sim­ple­ment les suivent ou plus sub­ti­le­ment se ménagent autant d’indépendance que pos­sible. Ces États-phares sont les seuls réel­le­ment capables d’exercer dans les faits une fonc­tion régu­la­trice des ques­tions de guerre et de paix dans leur uni­vers civi­li­sa­tion­nel spé­ci­fique et, en tout cas, en font une exclu­si­vi­té. Il s’agit de la civi­li­sa­tion chi­noise, avec comme Etat-phare la répu­blique de Chine, et de la civi­li­sa­tion occi­den­tale, avec comme Etats-phares les États-Unis et l’Union euro­péenne. Civi­li­sa­tion majeure elle aus­si, l’Islam, para­doxa­le­ment, ne pos­sède pas actuel­le­ment d’Etat-phare (ce qui s’explique pour par­tie par des para­mètres spé­ci­fiques que l’on évo­que­ra plus loin). L’orthodoxie a pour État-phare la Rus­sie. L’Inde et le Japon (cou­si­nant tou­te­fois avec la Chine) consti­tuent en même temps des civi­li­sa­tions et l’unique État-phare de celles-ci. L’Amérique latine (qui pour­rait peut-être un jour se rat­ta­cher à l’Occident, mais la chose n’est pas évi­dente vu la com­po­si­tion de sa popu­la­tion) ne pos­sède pas d’Etat-phare à même de gérer ses conflits et ne joue qu’un rôle dis­cret au niveau inter­na­tio­nal. De même que l’Afrique sub­sa­ha­rienne, en proie aux guerres tri­bales sans issue, mais qui, pour s’en sor­tir, pour­rait peut-être un jour don­ner le rôle d’État-phare à l’Afrique du Sud. 

Les acteurs civi­li­sa­tion­nels prin­ci­paux du monde contem­po­rain sont donc actuel­le­ment les civi­li­sa­tions chi­noise, occi­den­tale, musul­mane et ortho­doxe. Leur carac­té­ris­tique com­mune est pour cha­cune de se consi­dé­rer comme supé­rieure à toutes les autres et de pré­tendre à des degrés divers à la domi­na­tion du monde, à l’intention duquel elles estiment pou­voir pro­po­ser la manière la plus accom­plie de vivre la condi­tion humaine. Cet « uni­ver­sa­lisme » cou­plé d’impérialisme est par­ti­cu­liè­re­ment typique de la civi­li­sa­tion occi­den­tale, por­teuse à la fois de moder­ni­sa­tion et de moder­ni­té (entre autres en matière de droits de l’homme), et peu por­tée à admettre chez les autres une dis­so­cia­tion qu’elle pra­tique sou­vent elle-même entre ces deux valeurs dès que des inté­rêts maté­riels sont en jeu. Même si le chris­tia­nisme est en rela­tif déclin dans un Occi­dent dont il conti­nue cepen­dant à mar­quer le sub­cons­cient, l’élément struc­tu­rant de ces grandes civi­li­sa­tions est, comme le confirme de son côté Fer­nand Brau­del, de nature reli­gieuse, le chris­tia­nisme don­nant lieu avec l’orthodoxie, d’une part, et le couple catho­li­cisme-pro­tes­tan­tisme, d’autre part, à deux civi­li­sa­tions dif­fé­rentes, et la sagesse confu­céenne tenant en ce qui la concerne lieu de « reli­gion » dans la civi­li­sa­tion chi­noise. Pour en ter­mi­ner, Hun­ting­ton ‚ver­rouille en quelque sorte le pro­blème en abor­dant la ques­tion des « États déchi­rés », autre­ment dit ceux qui ont ten­té en quelque sorte de chan­ger de civi­li­sa­tion, prin­ci­pa­le­ment en vou­lant s’occidentaliser, comme la Rus­sie de Pierre le Grand, la Tur­quie de Mus­ta­pha Kémal Ata­turk ou le Mexique, ou en se fan­tas­mant asia­tique comme l’Australie. Ten­ta­tive irréa­li­sable à ses yeux et qui affecte dura­ble­ment ces pays de schi­zo­phré­nie culturelle. 

Ce sont dès lors les grandes civi­li­sa­tions, mar­quées par leurs reli­gions et concur­rentes anthro­po­lo­gi­que­ment et poli­ti­que­ment entre elles, qui ont en main la ges­tion de conflits, en appa­rence mineurs quand ils naissent à tel ou tel endroit don­né, mais qui peuvent dégé­né­rer en affron­te­ments menant à des guerres mon­diales fana­tiques sur­tout s’ils se pro­duisent dans les zones de frac­ture aux marges de ces grandes civi­li­sa­tions. Pour Hun­ting­ton, les ins­tances inter­na­tio­nales actuelles ne sont pas à même d’intervenir vala­ble­ment pour apai­ser ces conflits. Elles ne peuvent, en effet, impo­ser des couts signi­fi­ca­tifs aux par­ties, ni leur pro­po­ser des avan­tages sub­stan­tiels. Mais une autre leçon essen­tielle de géo­po­li­tique contem­po­raine se dégage de l’identification des prin­ci­pales civi­li­sa­tions à l’œuvre sur la scène mon­diale et de leur com­por­te­ment pré­vi­sible : un Etat-phare d’une civi­li­sa­tion don­née déclen­che­ra imman­qua­ble­ment le pro­ces­sus menant   une confla­gra­tion mon­diale s’il inter­vient dans une guerre oppo­sant l’Etat-phare d’une autre grande civi­li­sa­tion et l’un des satel­lites cultu­rels de celui-ci. Comme le montre le scé­na­rio ima­gi­naire du der­nier cha­pitre du livre, ce serait le cas, par exemple, si les États-Unis pre­naient l’initiative de sou­te­nir le Viet­nam dans un conflit armé avec la répu­blique de Chine. 

Pour Hun­ting­ton, l’Occident — en déclin démo­gra­phique et, selon lui, iden­ti­taire et moral — a tout inté­rêt à inté­grer dans sa déon­to­lo­gie cette règle de l’abstention. Il ne pour­rait que perdre une telle guerre, qui sus­ci­te­rait contre lui une alliance isla­mo-confu­céenne imparable. 

L’ISLAM SUR LA SELLETTE 

Pour tout lec­teur qui aura pris la peine de par­cou­rir inté­gra­le­ment Le Choc des civi­li­sa­tions, l’évidence s’imposera : le prin­ci­pal concur­rent de l’Occident dans le lea­deur­ship du monde n’est pas l’islam, mais la civi­li­sa­tion chi­noise, démo­gra­phi­que­ment supé­rieure et en train de réus­sir son décol­lage éco­no­mique notam­ment à par­tir de l’Asie du Sud-Est (l’ouvrage est anté­rieur au crash éco­no­mique et finan­cier de 1997). Il n’empêche que, pour l’opinion publique occi­den­tale, le par­te­naire géo­po­li­tique psy­cho­lo­gi­que­ment le plus redou­té est la civi­li­sa­tion isla­mique. Hun­ting­ton fait d’ailleurs remar­quer que celle-ci est impli­quée dans le plus grand nombre de conflits civi­li­sa­tion­nels de l’histoire récente de la pla­nète. Cer­tains en déduisent que la dimen­sion que­rel­leuse appar­tient à l’essence de cette culture en évo­quant les pra­tiques de conquête liées à l’expansion des ori­gines, le dji­had — symé­trique des croi­sades —, et les ven­geances à tirer des humi­lia­tions de la colo­ni­sa­tion sur la base d’un uni­vers moral « dont les pôles sont l’honneur et la honte » (Sal­man Rush­die). Même s’il appelle un chat un chat (cf. p. 320), et du sang du sang (cf. p. 380 et suiv.), notre auteur ne va pas prio­ri­tai­re­ment dans ce sens. Il s’attache à l’inverse aux dimen­sions struc­tu­relles qui expliquent le com­por­te­ment isla­mique en recou­rant prio­ri­tai­re­ment aux condi­tion­ne­ments plu­tôt qu’aux inten­tions. À com­men­cer par la dis­pa­ri­tion, déjà men­tion­née, de tout État-phare régu­la­teur de cet uni­vers civi­li­sa­tion­nel à la suite de la chute de l’Empire otto­man. Et il insiste encore bien davan­tage sur l’insignifiance struc­tu­relle de l’État dans la culture isla­mique. De l’avis de Hun­ting­ton, en effet — et pour des rai­sons tenant au théo­cen­trisme cora­nique —, la repré­sen­ta­tion gra­phique du fonc­tion­ne­ment de base de la socié­té musul­mane se pré­sente en forme de U majus­cule (cf. p. 255 et suiv.). Les élé­ments valo­ri­sés, repré­sen­tés par les branches du U, en sont, d’une part, la famille et le clan, et d’autre part le trans­na­tio­nal, c’est-à-dire l’oumma ou com­mu­nau­té sans fron­tière des croyants. À la base du U, l’État n’a eu de véri­table exis­tence que sous le cali­fat, où le pou­voir poli­tique était assu­ré par des des­cen­dants du Pro­phète et donc reli­gieu­se­ment cau­tion­né. Dans la situa­tion actuelle, les gou­ver­ne­ments — issus le plus sou­vent de la déco­lo­ni­sa­tion — sont dès lors peu de chose à la fois en eux-mêmes et aux yeux de leur propre opi­nion, l’identité « natio­nale » ne contre­ba­lance pas l’appartenance pré­pon­dé­rante à l’islam, et des actions peuvent très nor­ma­le­ment se déclen­cher, non à par­tir d’États, mais de groupes acti­vistes trans­na­tio­naux (notons pour mémoire avec l’auteur que la socié­té occi­den­tale fonc­tionne à peu près de manière symé­tri­que­ment inverse selon le sché­ma gra­phique d’un U cette fois renversé). 

Un second élé­ment clé réside dans la crois­sance démo­gra­phique impres­sion­nante des popu­la­tions isla­miques, au sein des­quelles par endroits la pro­por­tion de jeunes de quinze à vingt-quatre ans atteint faci­le­ment les 20 % (en Algé­rie, par exemple). En soi posi­tive du fait qu’elle aug­mente les forces vives, cette masse d’adolescents et de jeunes adultes n’est rien moins qu’un fac­teur de sta­bi­li­té sociale. Plus géné­ra­le­ment, dans ces pays — éco­no­mi­que­ment peu déve­lop­pés quand leur sol ne contient pas de pétrole — la crois­sance démo­gra­phique engendre le chô­mage et déclenche l’émigration, prin­ci­pa­le­ment vers l’Occident. Jointe à la superbe inhé­rente à toute civi­li­sa­tion majeure, l’accélération démo­gra­phique relance éga­le­ment de manière lar­vée la guerre de conquête aux fron­tières de l’Islam, comme c’est le cas par exemple en Afrique ou au Timor oriental. 

Hun­ting­ton recon­nait sans réserve qu’au niveau du sens l’islam a par­fai­te­ment réus­si sa Résur­gence (qu’il écrit avec majus­cule, comme Réforme ou Renais­sance). Et il aver­tit qu’il ne faut pas réduire celle-ci à quelques groupes d’activistes mar­gi­naux. C’est toute la nou­velle bour­geoi­sie des villes, entrée en crise d’identité à la suite de la moder­ni­sa­tion tech­no­lo­gique impor­tée d’Occident, qui s’est en quelque sorte réiden­ti­fiée ces der­nières années en adhé­rant plus inten­sé­ment à sa reli­gion. A prio­ri sans fron­tières, la conscience musul­mane est rede­ve­nue large, fière et incom­pa­ra­ble­ment soli­daire dans toute son aire d’expansion. Elle offre ain­si une caisse de réso­nance excep­tion­nelle en cas de conflits civi­li­sa­tion­nels impli­quant l’islam. Sur le plan éco­no­mique, tou­te­fois, la civi­li­sa­tion isla­mique dans son ensemble n’a pas encore redé­col­lé et elle a bien de la peine à l’admettre (comme le remarque ici même Hazem Saghié). 

QU’EN PENSER ET QU’EN FAIRE ? 

On l’aura com­pris, il ne faut pas pendre Samuel Hun­ting­ton, mais le lire. Le Choc des civi­li­sa­tions est un ouvrage de valeur et dont la per­ti­nence glo­bale parait peu contes­table. Prag­ma­tique, son auteur sait et dit lui-même que l’hypothèse de tra­vail, qu’il pré­sente et véri­fie atten­ti­ve­ment tout au long de l’ouvrage, sera dépas­sée un jour pro­chain, tout sim­ple­ment parce que le monde aura chan­gé. Au vu du 11 sep­tembre et de la drôle de guerre qui com­mence en Afgha­nis­tan, sous la menace, qu’on le veuille ou non, d’un affron­te­ment Occi­dent-Islam (en atten­dant la Chine ?), cela ne semble pas encore être le cas. 

Outre le fait que la pers­pec­tive exclu­si­ve­ment cultu­relle qu’il adopte devra être croi­sée avec d’autres approches, notam­ment éco­no­miques et finan­cières, l’ouvrage com­porte cepen­dant au moins trois lacunes impor­tantes. Consta­tant que l’universalisme reven­di­qué par l’Occident pour les valeurs qui lui sont propres est indis­so­cia­ble­ment un impé­ria­lisme, et n’est per­çu que de cette façon par les autres grandes civi­li­sa­tions, Hun­ting­ton plaide pour que les Occi­den­taux y renoncent en rai­son des risques que cela fait cou­rir à la paix. Il argu­mente pour ce faire en affir­mant que la civi­li­sa­tion occi­den­tale ne doit pas se consi­dé­rer comme « uni­ver­selle » mais comme « unique ». Les autres grandes civi­li­sa­tions l’étant tout autant, la dis­tinc­tion appa­rait pour ce qu’elle est, c’est-à-dire ver­bale et peu pro­bante. Si l’on songe ne fût-ce qu’aux droits de l’homme, le pro­blème reste pour­tant fon­da­men­tal et d’envergure. La deuxième ques­tion à pro­pos de laquelle Le Choc des civi­li­sa­tions nous laisse sur notre faim est tout aus­si grave mais plus exis­ten­tielle : dans les conflits civi­li­sa­tion­nels, dont l’éclatement de la You­go­sla­vie consti­tue le para­digme, l’auteur parait admettre comme une fata­li­té, non pas bien enten­du les aspects san­glants et vio­lents de l’épuration eth­nique, mais son résul­tat, la ségré­ga­tion ter­ri­to­riale défi­ni­tive des expar­te­naires. À quoi se jux­ta­pose, de manière rela­ti­ve­ment contra­dic­toire, la posi­tion qu’il prend concer­nant la socié­té amé­ri­caine et dans laquelle il se déclare — pour des rai­sons de pré­ser­va­tion de l’identité occi­den­tale — adver­saire déter­mi­né du plu­ri­cul­tu­ra­lisme clin­to­nien et chaud par­ti­san de l’assimilation des immi­grants. Il étu­die enfin trop som­mai­re­ment (voir ci-des­sus) la ques­tion de la média­tion, au sein des conflits civi­li­sa­tion­nels, d’une ou de plu­sieurs ins­tances supra­na­tio­nales d’arbitrage, son appel final à une réforme du Conseil de sécu­ri­té de l’ONU étant expé­dié en quelques lignes. Pour ne pas en res­ter au seul maqui­gnon­nage et rele­ver autant que faire se peut de l’État de droit, la paci­fi­ca­tion entre les bel­li­gé­rants a pour­tant besoin d’un arbitre supra­na­tio­nal et mon­dial, dési­gné démo­cra­ti­que­ment pour déter­mi­ner le juste et l’injuste.

Moyen­nant ces réserves et la prise en compte des remarques faites plus haut à pro­pos de la civi­li­sa­tion isla­mique, le gros livre de Samuel Hun­ting­ton mérite d’être tra­vaillé par des groupes de mili­tants. Ceci à la condi­tion stricte que l’étude inté­grale de l’ouvrage figure au pro­gramme de tra­vail pour évi­ter les déra­pages. Les agents sociaux au sens large voire les poli­tiques de ter­rain, qui — peut-être à la suite de la lec­ture de cet article — auront dédia­bo­li­sé Hun­ting­ton, gagne­ront à uti­li­ser Le Choc des civi­li­sa­tions pour mettre à jour leur for­ma­tion géo­po­li­tique per­son­nelle. Vu l’état actuel de l’opinion, ce serait, pour le moment, man­quer de pru­dence, au sens res­pon­sa­bi­li­té du mot, que de pré­sen­ter sans ambages à des audi­toires de cir­cons­tance le conte­nu, sur­tout par­tiel, d’un ouvrage qui traite de conflits majeurs d’une actua­li­té aus­si bru­lante. Ceci n’empêchera pas, bien au contraire, le tra­vail qu’ils auront opé­ré en pri­vé sur eux-mêmes, de confor­ter et d’éclairer leur pra­tique quo­ti­dienne d’un œcu­mé­nisme des valeurs com­munes aux diverses civi­li­sa­tions, qu’ils pra­tiquent déjà dans les quar­tiers, les écoles, les asso­cia­tions, les loges, les paroisses, les syna­gogues, les mos­quées, etc., pour for­mer des citoyens du monde, réa­listes et conscients. Quant aux grands acteurs géo­po­li­tiques, notam­ment occi­den­taux, ils auront beau nier devant l’opinion que — mani­pu­lés par la pro­vo­ca­tion poli­tique majeure du 11 sep­tembre — ils entrainent le monde vers des guerres de civi­li­sa­tions, leur dis­cours mys­ti­fi­ca­teur s’effondrera de lui-même s’ils s’obstinent dans cette voie. Pré­oc­cu­pé avant tout de la paix, Hun­ting­ton ne se réjoui­rait cer­tai­ne­ment pas de voir ses ana­lyses concor­der avec une réa­li­té qu’on l’accusera en toute hypo­cri­sie d’avoir créée en la nom­mant. Ce ne serait pas la pre­mière fois qu’une telle mésa­ven­ture arri­ve­rait à un intel­lec­tuel : « Rien n’est plus fort qu’une idée dont le temps est venu » (Vic­tor Hugo).

Hervé Cnudde


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