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Faut-il limiter la taille des entreprises multinationales ?
Selon la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED), le nombre de firmes transnationales a augmenté très fortement passant de 7.000 au milieu des années 1960 à 37.000 en 1993, 63.000 en 2000 et 64.000 en 2004, année où quelque 866.000 filiales y étaient rattachées occupant 53 millions de travailleurs. Les firmes transnationales sont à l’origine de deux […]
Selon la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED), le nombre de firmes transnationales a augmenté très fortement passant de 7.000 au milieu des années 1960 à 37.000 en 1993, 63.000 en 2000 et 64.000 en 2004, année où quelque 866.000 filiales y étaient rattachées occupant 53 millions de travailleurs. Les firmes transnationales sont à l’origine de deux tiers du commerce international, dont un tiers se déroule entre les différents sites des multinationales. Elles réalisent à elles seules la moitié du PIB mondial. Elles interviennent pour la moitié des investissements en R&D du secteur privé et certaines d’entre elles investissent plus que nombre de pays.
Concentration du pouvoir économique
Une étude plus récente1 de trois chercheurs de l’université de Zurich portant sur 43000 entreprises multinationales a mis en lumière les interconnexions financières complexes entre ces « entités » économiques (part du capital détenu, y compris dans les filiales ou les holdings, prise de participation croisée, participation indirecte au capital…) et l’hyperconcentration du pouvoir économique. Ainsi, 80 % de la valeur de l’ensemble des 43.000 multinationales étudiées sont contrôlés par 737 « entités » : des banques, des compagnies d’assurances ou des grands groupes industriels. Par un réseau complexe de prises de participation, 147 multinationales, tout en se contrôlant elles-mêmes entre elles, possèdent 40 % de la valeur économique et financière de toutes les multinationales du monde entier. Quelque 1.318 entreprises s’arrogent 20 % du chiffre d’affaires mondial, mais, à travers leurs prises de participation et les 147 plus influentes d’entre elles, contrôlent mutuellement l’intégralité de leur capital et représentent 40 % de la richesse totale du « réseau ».
Des externalités ingérables et un modèle social caduc
Alors que, dans le passé, une entreprise multinationale tirait ses forces de la complémentarité entre ses sites de production, ceux-ci sont aujourd’hui mis en concurrence par la maison mère, si bien qu’il se dégage une impression globale que la concurrence est encore plus vive au sein des groupes qu’entre eux. La fermeture de la phase à chaud d’ArcelorMittal illustre tout particulièrement cela. Le rapport Laplace (2012) qui analysait les raisons de la fermeture de la phase à chaud a montré que les sites liégeois avaient été victimes d’une stratégie de pourrissement (approvisionnement en matières premières de piètre qualité, absence de représentants dans les unités d’affectation des commandes, sous-investissement chronique, etc.) au profit des sites de Brême, Gand et Dunkerque.
Les États sont eux-mêmes également mis en concurrence pour attirer les investissements directs internationaux et, par la suite, les maintenir dans la mesure où les firmes transnationales choisissent la localisation de leurs filiales en fonction non seulement des caractéristiques économiques des pays (importance du marché intérieur, niveau des salaires, régime fiscal…), mais aussi des politiques commerciales et des politiques de subventions aux entreprises. La décision par la General Motors de réduire la voilure pour enregistrer des économies l’avait amenée à se délester de plusieurs marques dont Opel (cinq sites de production fermèrent leurs portes aux États-Unis) afin d’économiser 1,2 milliard d’euros, soit la suppression de 11.000 emplois sur le Vieux Continent (20 % des effectifs totaux en Europe). En Europe, les sept pays (Belgique, Allemagne, Royaume-Uni, Pologne, Portugal, Espagne et Suède) qui hébergeaient des sites de la marque se bousculèrent au portillon de Detroit pour faire valeur leurs charmes. La puissance de conviction financière de l’Allemagne (qui, en plus d’une prime à la casse de 2500 euros qui soutint le dynamisme du marché automobile outre-Rhin, accorda une aide de 4,5 milliards d’euros de garanties publiques) eut raison des arguments purement économiques ; face à cela, les quelque 300 millions de garanties avancés par le gouvernement flamand pour préserver l’outil anversois pesaient bien peu. En définitive, l’équipementier canadien Magna reprit la branche européenne de GM, et l’Allemagne ne subit que 2500 pertes d’emplois, soit un dixième des effectifs de GM sur son territoire alors qu’en Belgique, les pertes s’élevèrent à 100 % des emplois… Les autres pays connurent des scénarios entre ces deux extrêmes.
Ainsi, la fermeture d’Opel Anvers avec les quelque 5.600 à 12.000 emplois directs et indirects supprimés aurait rogné le PIB de 0,1% selon le Bureau du Plan, ce qui aurait eu pour impact de creuser le déficit public de pas moins de 180 millions d’euros en 2009.
Alors que certains ont vu dans la crise l’opportunité de domestiquer la sphère financière et d’en émanciper l’économie réelle, il apparait avec le recul que c’était au mieux un vœu pieux, au pire du cynisme démagogique comme l’ont révélé les réformettes qui s’ensuivirent. La norme indécente d’une rentabilité à deux chiffres s’impose toujours alors que son incompatibilité avec une économie mondiale qui tourne au ralenti est flagrante. La décision du groupe Caterpillar de réduire de moitié son activité à Charleroi rend compte de cette incohérence. Solidement arrimé à l’économie réelle puisque le groupe est axé sur l’ingénierie civile sur le papier, celui-ci a justifié dans son communiqué de presse du 28 janvier 2012 la lourde restructuration à Gosselies par les politiques d’austérité qui plombent le dynamisme économique en Europe. Pourtant, ses activités financières lui permettent de dégager un retour sur investissement record en 2012 et d’anticiper de meilleures performances encore en 2013, en totale déconnexion avec les ventes attendues dans le monde !
En Europe où l’un des piliers du modèle social et de l’économie sociale de marché repose sur la concertation et la négociation sociales, l’éloignement des centres de décision du terrain, des réalités nuancées des différents sites, des pratiques et cultures spécifiques rendent caduc le dialogue social : la direction en place n’est plus qu’un exécutant des ordres qui sont décidés à des milliers de kilomètres de là et qui ne sont intéressés que par leur intérêt matériel propre, quitte à saigner une entreprise de la constellation sur laquelle ils ont la mainmise et, comme à Caterpillar, à passer par pertes et profits 1400 emplois directs — et vraisemblablement deux fois autant d’emplois indirects —, les finances locales, etc. Ce phénomène est encore renforcé par le trading à haute fréquence2, c’est-à-dire les opérations d’achat et de vente de titres sur les marchés qui sont automatisées et reposent sur une modélisation de différents paramètres clés en vue de dégager une petite rentabilité en tirant profit d’écarts de prix minimes sur les valeurs, voire des faiblesses passagères qui peuvent survenir sur les systèmes d’échanges de titres. Comme le trading à haute fréquence représente 70 % du volume des transactions aux États-Unis, cela explique que la durée de détention moyenne des actions y soit passée de sept années entre 1940 et 1975 à… vingt-deux secondes aujourd’hui3 ! L’Europe a suivi la même tendance.
Cette concentration du pouvoir économique n’est pas sans poser de problèmes car si l’une de ces entreprises tentaculaires connait un problème majeur subitement pour l’une ou l’autre raison (pensons à Enron, Andersen, Lehman Brothers, le fonds Amaranth, voire Tepco, qui ont toutes mordu la poussière alors que, peu de temps avant leur chute, elles étaient considérées comme des piliers de l’économie), elle entrainera une série d’autres dans sa chute ou, à tout le moins, créera des difficultés pour celles qui lui sont liées.
Lorsqu’une maison mère décide unilatéralement de la fermeture d’un site, les pertes d’emploi sont à ce point nombreuses qu’il est impensable de pouvoir les combler au moyen de création de PME qui prendraient la relève. L’appel à l’entrepreneuriat résonne souvent comme un cri de désespoir alors que l’accès au crédit pour les petites entreprises, la prise de risques exigées des entrepreneurs, la complexité administrative et le pouvoir d’achat en berne peu propices à soutenir leur activité sont autant de freins à se lancer dans cette voie.
Une taille sociétale optimale des entreprises
C’est pourquoi, après les banques jugées « too big to fail » dont le sauvetage a miné sévèrement les finances publiques, conduisant aux crises de la dette souveraine et justifié — erronément — les politiques d’austérité, il faut amener une discussion — au niveau européen — sur la limitation de la taille des entreprises du secteur privé. En effet, les grandes restructurations des dernières années ne s’expliquent plus nécessairement par l’évolution de l’économie réelle et les débouchés qui leur sont offerts, mais par les folles exigences de retour sur investissement à deux chiffres alors que la croissance du PIB est en berne, que les surcapacités se résorbent à coup de politiques de prix agressives qui compriment leur marge.
Si, en vertu de la sacrosainte politique de la concurrence, l’Europe par la voix de la Commission peut s’opposer à la fusion d’entreprises qui mènerait à une position dominante risquant d’évincer les autres entreprises du secteur, un dispositif similaire doit être conçu dans le cas des entreprises multinationales en raison des risques significatifs qu’elles font peser sur nos sociétés. Certes, il existe des règlementations garantissant le dialogue social via les comités d’entreprise européens, mais l’expérience montre que les sujets qui y sont abordés sont le plus souvent cantonnés aux programmes de formation continue et délaissent les orientations stratégiques du groupe. Par ailleurs, cela ne règle pas la question du tsunami d’une restructuration de grande ampleur pour l’écosystème de sous-traitants et clients gravitant autour de l’entreprise multinationale, ni même les pertes de recettes fiscales dans des régions qui sont souvent déjà en difficulté ou qui, parce que la multinationale structurait l’économie locale, se trouvent coincées dans une position de dépendance à l’égard de celle-ci, la plupart des investissements en infrastructure ou en formation étaient orientés autour des besoins de la multinationale.
Une alternative au scénario de la limite légale à la taille consisterait à mettre sous surveillance ces grandes multinationales actives sur le territoire européen dès lors qu’elles dépassent un seuil de référence pour l’emploi, la contribution au PIB, voire à la R&D (en Belgique, la révision des chiffres d’un grand groupe pharmaceutique avait à lui seul amputé de 0,3 % l’intensité en R&D du pays!) ou encore les participations financières. Cela ne relève pas de l’utopie car un tel dispositif vient d’entrer en vigueur pour les banques systémiques. Tirant les leçons des conséquences disproportionnées de la faillite de Lehman Brothers sur l’économie mondiale et la profondeur de la crise — aux ramifications certes multiples — qui en a résulté, les législateurs européens se sont finalement accordés pour créer un Mécanisme unique de supervision bancaire. Son objectif est d’assurer la solidité et la fiabilité du secteur. À cette fin, la Banque centrale européenne s’est vu doter du pouvoir de suivre les quelque cent-quarante banques systémiques européennes.
Dans le cadre du processus que nous envisageons pour contenir les risques potentiels aux multinationales, il s’agirait de renforcer le rôle de l’Observatoire européen du changement (dont le nom anglais est plus parlant : European Monitoring Center on Change) qui est un appendice de la Fondation de Dublin pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, un organe consultatif de l’UE et tripartite. Il s’agirait alors d’étoffer ses compétences, ses moyens et sa stature afin que celle-ci puisse envoyer des signaux d’alerte aux États membres concernés et à la Commission. Celle-ci devra alors mettre les autorités et les autres parties prenantes autour de la table (syndicats, fournisseurs, etc.) pour dégager une position commune que les uns et les autres opposeront à la multinationale afin de minimiser les dégâts sociaux sur la base de critères et principes transparents et équitables (comme une juste répartition géographique des efforts ou encore des lignes directrices pour éviter toute course au moins-disant), pour obtenir des engagements de la multinationale sur le long terme avec sanctions européennes à la clé en cas de non-respect.
mai 2013
- Stefania Vitali, James B. Glattfelder, Stefano Battiston, « The network of global corporate control », http://arxiv.org/pdf/1107.5728v2.pdf.
- Voir Roberto Fernandez, « Le flash trading annonce-t-il l’émergence de l’@finance », La Revue nouvelle, novembre 2012.
- www.trendsetter.fr/2012/09/28/14726/la-duree-de-detention-moyenne-des-actions-en-chute-libre/.