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Faut-il limiter la taille des entreprises multinationales ?

Numéro 07/8 Juillet-Août 2013 par Olivier Derruine

juillet 2013

Selon la Confé­rence des Nations unies pour le com­merce et le déve­lop­pe­ment (CNUCED), le nombre de firmes trans­na­tio­nales a aug­men­té très for­te­ment pas­sant de 7.000 au milieu des années 1960 à 37.000 en 1993, 63.000 en 2000 et 64.000 en 2004, année où quelque 866.000 filiales y étaient rat­ta­chées occu­pant 53 mil­lions de tra­vailleurs. Les firmes trans­na­tio­nales sont à l’origine de deux […]

Selon la Confé­rence des Nations unies pour le com­merce et le déve­lop­pe­ment (CNUCED), le nombre de firmes trans­na­tio­nales a aug­men­té très for­te­ment pas­sant de 7.000 au milieu des années 1960 à 37.000 en 1993, 63.000 en 2000 et 64.000 en 2004, année où quelque 866.000 filiales y étaient rat­ta­chées occu­pant 53 mil­lions de tra­vailleurs. Les firmes trans­na­tio­nales sont à l’origine de deux tiers du com­merce inter­na­tio­nal, dont un tiers se déroule entre les dif­fé­rents sites des mul­ti­na­tio­nales. Elles réa­lisent à elles seules la moi­tié du PIB mon­dial. Elles inter­viennent pour la moi­tié des inves­tis­se­ments en R&D du sec­teur pri­vé et cer­taines d’entre elles inves­tissent plus que nombre de pays.

Concentration du pouvoir économique

Une étude plus récente1 de trois cher­cheurs de l’université de Zurich por­tant sur 43000 entre­prises mul­ti­na­tio­nales a mis en lumière les inter­con­nexions finan­cières com­plexes entre ces « enti­tés » éco­no­miques (part du capi­tal déte­nu, y com­pris dans les filiales ou les hol­dings, prise de par­ti­ci­pa­tion croi­sée, par­ti­ci­pa­tion indi­recte au capi­tal…) et l’hyperconcentration du pou­voir éco­no­mique. Ain­si, 80 % de la valeur de l’ensemble des 43.000 mul­ti­na­tio­nales étu­diées sont contrô­lés par 737 « enti­tés » : des banques, des com­pa­gnies d’assurances ou des grands groupes indus­triels. Par un réseau com­plexe de prises de par­ti­ci­pa­tion, 147 mul­ti­na­tio­nales, tout en se contrô­lant elles-mêmes entre elles, pos­sèdent 40 % de la valeur éco­no­mique et finan­cière de toutes les mul­ti­na­tio­nales du monde entier. Quelque 1.318 entre­prises s’arrogent 20 % du chiffre d’affaires mon­dial, mais, à tra­vers leurs prises de par­ti­ci­pa­tion et les 147 plus influentes d’entre elles, contrôlent mutuel­le­ment l’intégralité de leur capi­tal et repré­sentent 40 % de la richesse totale du « réseau ».

Des externalités ingérables et un modèle social caduc

Alors que, dans le pas­sé, une entre­prise mul­ti­na­tio­nale tirait ses forces de la com­plé­men­ta­ri­té entre ses sites de pro­duc­tion, ceux-ci sont aujourd’hui mis en concur­rence par la mai­son mère, si bien qu’il se dégage une impres­sion glo­bale que la concur­rence est encore plus vive au sein des groupes qu’entre eux. La fer­me­ture de la phase à chaud d’ArcelorMittal illustre tout par­ti­cu­liè­re­ment cela. Le rap­port Laplace (2012) qui ana­ly­sait les rai­sons de la fer­me­ture de la phase à chaud a mon­tré que les sites lié­geois avaient été vic­times d’une stra­té­gie de pour­ris­se­ment (appro­vi­sion­ne­ment en matières pre­mières de piètre qua­li­té, absence de repré­sen­tants dans les uni­tés d’affectation des com­mandes, sous-inves­tis­se­ment chro­nique, etc.) au pro­fit des sites de Brême, Gand et Dunkerque.

Les États sont eux-mêmes éga­le­ment mis en concur­rence pour atti­rer les inves­tis­se­ments directs inter­na­tio­naux et, par la suite, les main­te­nir dans la mesure où les firmes trans­na­tio­nales choi­sissent la loca­li­sa­tion de leurs filiales en fonc­tion non seule­ment des carac­té­ris­tiques éco­no­miques des pays (impor­tance du mar­ché inté­rieur, niveau des salaires, régime fis­cal…), mais aus­si des poli­tiques com­mer­ciales et des poli­tiques de sub­ven­tions aux entre­prises. La déci­sion par la Gene­ral Motors de réduire la voi­lure pour enre­gis­trer des éco­no­mies l’avait ame­née à se déles­ter de plu­sieurs marques dont Opel (cinq sites de pro­duc­tion fer­mèrent leurs portes aux États-Unis) afin d’économiser 1,2 mil­liard d’euros, soit la sup­pres­sion de 11.000 emplois sur le Vieux Conti­nent (20 % des effec­tifs totaux en Europe). En Europe, les sept pays (Bel­gique, Alle­magne, Royaume-Uni, Pologne, Por­tu­gal, Espagne et Suède) qui héber­geaient des sites de la marque se bous­cu­lèrent au por­tillon de Detroit pour faire valeur leurs charmes. La puis­sance de convic­tion finan­cière de l’Allemagne (qui, en plus d’une prime à la casse de 2500 euros qui sou­tint le dyna­misme du mar­ché auto­mo­bile outre-Rhin, accor­da une aide de 4,5 mil­liards d’euros de garan­ties publiques) eut rai­son des argu­ments pure­ment éco­no­miques ; face à cela, les quelque 300 mil­lions de garan­ties avan­cés par le gou­ver­ne­ment fla­mand pour pré­ser­ver l’outil anver­sois pesaient bien peu. En défi­ni­tive, l’équipementier cana­dien Magna reprit la branche euro­péenne de GM, et l’Allemagne ne subit que 2500 pertes d’emplois, soit un dixième des effec­tifs de GM sur son ter­ri­toire alors qu’en Bel­gique, les pertes s’élevèrent à 100 % des emplois… Les autres pays connurent des scé­na­rios entre ces deux extrêmes.

Ain­si, la fer­me­ture d’Opel Anvers avec les quelque 5.600 à 12.000 emplois directs et indi­rects sup­pri­més aurait rogné le PIB de 0,1% selon le Bureau du Plan, ce qui aurait eu pour impact de creu­ser le défi­cit public de pas moins de 180 mil­lions d’euros en 2009.

Alors que cer­tains ont vu dans la crise l’opportunité de domes­ti­quer la sphère finan­cière et d’en éman­ci­per l’économie réelle, il appa­rait avec le recul que c’était au mieux un vœu pieux, au pire du cynisme déma­go­gique comme l’ont révé­lé les réfor­mettes qui s’ensuivirent. La norme indé­cente d’une ren­ta­bi­li­té à deux chiffres s’impose tou­jours alors que son incom­pa­ti­bi­li­té avec une éco­no­mie mon­diale qui tourne au ralen­ti est fla­grante. La déci­sion du groupe Cater­pillar de réduire de moi­tié son acti­vi­té à Char­le­roi rend compte de cette inco­hé­rence. Soli­de­ment arri­mé à l’économie réelle puisque le groupe est axé sur l’ingénierie civile sur le papier, celui-ci a jus­ti­fié dans son com­mu­ni­qué de presse du 28 jan­vier 2012 la lourde restruc­tu­ra­tion à Gos­se­lies par les poli­tiques d’austérité qui plombent le dyna­misme éco­no­mique en Europe. Pour­tant, ses acti­vi­tés finan­cières lui per­mettent de déga­ger un retour sur inves­tis­se­ment record en 2012 et d’anticiper de meilleures per­for­mances encore en 2013, en totale décon­nexion avec les ventes atten­dues dans le monde !

En Europe où l’un des piliers du modèle social et de l’économie sociale de mar­ché repose sur la concer­ta­tion et la négo­cia­tion sociales, l’éloignement des centres de déci­sion du ter­rain, des réa­li­tés nuan­cées des dif­fé­rents sites, des pra­tiques et cultures spé­ci­fiques rendent caduc le dia­logue social : la direc­tion en place n’est plus qu’un exé­cu­tant des ordres qui sont déci­dés à des mil­liers de kilo­mètres de là et qui ne sont inté­res­sés que par leur inté­rêt maté­riel propre, quitte à sai­gner une entre­prise de la constel­la­tion sur laquelle ils ont la main­mise et, comme à Cater­pillar, à pas­ser par pertes et pro­fits 1400 emplois directs — et vrai­sem­bla­ble­ment deux fois autant d’emplois indi­rects —, les finances locales, etc. Ce phé­no­mène est encore ren­for­cé par le tra­ding à haute fré­quence2, c’est-à-dire les opé­ra­tions d’achat et de vente de titres sur les mar­chés qui sont auto­ma­ti­sées et reposent sur une modé­li­sa­tion de dif­fé­rents para­mètres clés en vue de déga­ger une petite ren­ta­bi­li­té en tirant pro­fit d’écarts de prix minimes sur les valeurs, voire des fai­blesses pas­sa­gères qui peuvent sur­ve­nir sur les sys­tèmes d’échanges de titres. Comme le tra­ding à haute fré­quence repré­sente 70 % du volume des tran­sac­tions aux États-Unis, cela explique que la durée de déten­tion moyenne des actions y soit pas­sée de sept années entre 1940 et 1975 à… vingt-deux secondes aujourd’hui3 ! L’Europe a sui­vi la même tendance.

Cette concen­tra­tion du pou­voir éco­no­mique n’est pas sans poser de pro­blèmes car si l’une de ces entre­prises ten­ta­cu­laires connait un pro­blème majeur subi­te­ment pour l’une ou l’autre rai­son (pen­sons à Enron, Ander­sen, Leh­man Bro­thers, le fonds Ama­ranth, voire Tep­co, qui ont toutes mor­du la pous­sière alors que, peu de temps avant leur chute, elles étaient consi­dé­rées comme des piliers de l’économie), elle entrai­ne­ra une série d’autres dans sa chute ou, à tout le moins, crée­ra des dif­fi­cul­tés pour celles qui lui sont liées.

Lorsqu’une mai­son mère décide uni­la­té­ra­le­ment de la fer­me­ture d’un site, les pertes d’emploi sont à ce point nom­breuses qu’il est impen­sable de pou­voir les com­bler au moyen de créa­tion de PME qui pren­draient la relève. L’appel à l’entrepreneuriat résonne sou­vent comme un cri de déses­poir alors que l’accès au cré­dit pour les petites entre­prises, la prise de risques exi­gées des entre­pre­neurs, la com­plexi­té admi­nis­tra­tive et le pou­voir d’achat en berne peu pro­pices à sou­te­nir leur acti­vi­té sont autant de freins à se lan­cer dans cette voie.

Une taille sociétale optimale des entreprises

C’est pour­quoi, après les banques jugées « too big to fail » dont le sau­ve­tage a miné sévè­re­ment les finances publiques, condui­sant aux crises de la dette sou­ve­raine et jus­ti­fié — erro­nément — les poli­tiques d’austérité, il faut ame­ner une dis­cus­sion — au niveau euro­péen — sur la limi­ta­tion de la taille des entre­prises du sec­teur pri­vé. En effet, les grandes restruc­tu­ra­tions des der­nières années ne s’expliquent plus néces­sai­re­ment par l’évolution de l’économie réelle et les débou­chés qui leur sont offerts, mais par les folles exi­gences de retour sur inves­tis­se­ment à deux chiffres alors que la crois­sance du PIB est en berne, que les sur­ca­pa­ci­tés se résorbent à coup de poli­tiques de prix agres­sives qui com­priment leur marge.

Si, en ver­tu de la sacro­sainte poli­tique de la concur­rence, l’Europe par la voix de la Com­mis­sion peut s’opposer à la fusion d’entreprises qui mène­rait à une posi­tion domi­nante ris­quant d’évincer les autres entre­prises du sec­teur, un dis­po­si­tif simi­laire doit être conçu dans le cas des entre­prises mul­ti­na­tio­nales en rai­son des risques signi­fi­ca­tifs qu’elles font peser sur nos socié­tés. Certes, il existe des règle­men­ta­tions garan­tis­sant le dia­logue social via les comi­tés d’entreprise euro­péens, mais l’expérience montre que les sujets qui y sont abor­dés sont le plus sou­vent can­ton­nés aux pro­grammes de for­ma­tion conti­nue et délaissent les orien­ta­tions stra­té­giques du groupe. Par ailleurs, cela ne règle pas la ques­tion du tsu­na­mi d’une restruc­tu­ra­tion de grande ampleur pour l’écosystème de sous-trai­tants et clients gra­vi­tant autour de l’entreprise mul­ti­na­tio­nale, ni même les pertes de recettes fis­cales dans des régions qui sont sou­vent déjà en dif­fi­cul­té ou qui, parce que la mul­ti­na­tio­nale struc­tu­rait l’économie locale, se trouvent coin­cées dans une posi­tion de dépen­dance à l’égard de celle-ci, la plu­part des inves­tis­se­ments en infra­struc­ture ou en for­ma­tion étaient orien­tés autour des besoins de la multinationale.

Une alter­na­tive au scé­na­rio de la limite légale à la taille consis­te­rait à mettre sous sur­veillance ces grandes mul­ti­na­tio­nales actives sur le ter­ri­toire euro­péen dès lors qu’elles dépassent un seuil de réfé­rence pour l’emploi, la contri­bu­tion au PIB, voire à la R&D (en Bel­gique, la révi­sion des chiffres d’un grand groupe phar­ma­ceu­tique avait à lui seul ampu­té de 0,3 % l’intensité en R&D du pays!) ou encore les par­ti­ci­pa­tions finan­cières. Cela ne relève pas de l’utopie car un tel dis­po­si­tif vient d’entrer en vigueur pour les banques sys­té­miques. Tirant les leçons des consé­quences dis­pro­por­tion­nées de la faillite de Leh­man Bro­thers sur l’économie mon­diale et la pro­fon­deur de la crise — aux rami­fi­ca­tions certes mul­tiples — qui en a résul­té, les légis­la­teurs euro­péens se sont fina­le­ment accor­dés pour créer un Méca­nisme unique de super­vi­sion ban­caire. Son objec­tif est d’assurer la soli­di­té et la fia­bi­li­té du sec­teur. À cette fin, la Banque cen­trale euro­péenne s’est vu doter du pou­voir de suivre les quelque cent-qua­rante banques sys­té­miques européennes.

Dans le cadre du pro­ces­sus que nous envi­sa­geons pour conte­nir les risques poten­tiels aux mul­ti­na­tio­nales, il s’agirait de ren­for­cer le rôle de l’Observatoire euro­péen du chan­ge­ment (dont le nom anglais est plus par­lant : Euro­pean Moni­to­ring Cen­ter on Change) qui est un appen­dice de la Fon­da­tion de Dublin pour l’amélioration des condi­tions de vie et de tra­vail, un organe consul­ta­tif de l’UE et tri­par­tite. Il s’agirait alors d’étoffer ses com­pé­tences, ses moyens et sa sta­ture afin que celle-ci puisse envoyer des signaux d’alerte aux États membres concer­nés et à la Com­mis­sion. Celle-ci devra alors mettre les auto­ri­tés et les autres par­ties pre­nantes autour de la table (syn­di­cats, four­nis­seurs, etc.) pour déga­ger une posi­tion com­mune que les uns et les autres oppo­se­ront à la mul­ti­na­tio­nale afin de mini­mi­ser les dégâts sociaux sur la base de cri­tères et prin­cipes trans­pa­rents et équi­tables (comme une juste répar­ti­tion géo­gra­phique des efforts ou encore des lignes direc­trices pour évi­ter toute course au moins-disant), pour obte­nir des enga­ge­ments de la mul­ti­na­tio­nale sur le long terme avec sanc­tions euro­péennes à la clé en cas de non-respect.

mai 2013

  1. Ste­fa­nia Vita­li, James B. Glatt­fel­der, Ste­fa­no Bat­tis­ton, « The net­work of glo­bal cor­po­rate control », http://arxiv.org/pdf/1107.5728v2.pdf.
  2. Voir Rober­to Fer­nan­dez, « Le flash tra­ding annonce-t-il l’émergence de l’@finance », La Revue nou­velle, novembre 2012.
  3. www.trendsetter.fr/2012/09/28/14726/la-duree-de-detention-moyenne-des-actions-en-chute-libre/.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen