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Faut-il changer la formation des futurs économistes ?

Numéro 7 – 2019 - économie enseignement université par Bastien Castiaux Martin Dupont Zoe Evrard Olivier Malay

octobre 2019

Une large enquête auprès des étudiants universitaires de sciences économiques et gestion, doublée d’une analyse de contenu des programmes de cours, met en évidence un véritable manque de pluralisme dans les enseignements en Belgique francophone. Les filières d’économie préparent dès lors bien peu les étudiants à penser certains enjeux face auxquels l’approche néoclassique semble fort désarmée. Le défi ici posé est pédagogique, mais aussi et surtout politique.

Dossier
Rethinking Economics Belgium est une association d’étudiants, de chercheurs et de professionnels de l’économie dont le point commun est de vouloir repenser leur discipline, tant dans son enseignement que comme science ou comme pratique. Associés à un réseau mondial présent dans plus de nonante universités et une trentaine de pays, nous disposons en Belgique de groupes locaux dans cinq universités (UCLouvain, université Saint-Louis, ULB, UGent et UAntwerpent).
À partir de ces groupes locaux, nous tentons de remplir une double mission.
D’une part, en marge des universités, nous cherchons à apporter des éclairages théoriques alternatifs sur l’économie en intervenant dans les médias ainsi qu’en organisant des conférences et des journées de formation sur des sujets peu ou pas traités par la majorité des économistes. D’autre part, en dialogue direct avec les universités, nous tentons d’amener plus de diversité dans la façon dont la science économique se pratique et s’enseigne dans le monde académique en formulant des propositions de réforme pour les programmes de formation et de recherche. Cette enquête sur les cursus de sciences économiques en FWB est une étape de ce travail et il est cosigné par une variété de personnes issues du monde académique, de la société civile et des associations étudiantes représentatives. La liste de ces soutiens, ainsi que le rapport complet d’enquête sont disponibles sur notre site internet.

Plus que jamais, notre société a besoin de personnes qui pensent l’économie. Il y a dix ans, la crise nous a rappelé à quel point le système financier pouvait être fragile tandis que plus récemment, les gilets jaunes ont fait prendre conscience d’une urgence sociale, et les écoliers marchant pour le climat d’une urgence écologique. Ces trois enjeux comportent tous une composante économique essentielle. Dès lors, comprendre finement le fonctionnement de l’économie actuelle et penser l’économie de demain constituent deux impératifs majeurs, auxquels les économistes en formation seront amenés à répondre. Mais les cursus universitaires en sciences économiques les y préparent-ils suffisamment ? Pour répondre à cette question, le réseau Rethinking Economics Belgium a mené une enquête auprès des étudiants de sciences économiques et gestion dans les six universités de Fédération Wallonie-Bruxelles au cours de l’année académique 2016 – 2017. Quelque 566 étudiants de sciences économiques ont ainsi répondu à des questionnaires diffusés par Rethinking Economics. En parallèle, nous avons réalisé une analyse de contenu portant sur les programmes de bachelier en sciences économiques proposés par ces universités.

Les résultats de cette double enquête mettent en lumière des faits qui interpellent sur la façon dont se pratique et s’enseigne aujourd’hui la science économique dans les universités francophones belges, témoignant d’un manque criant de diversité dans les perspectives analytiques qui y sont proposées. La domination de l’approche néoclassique conduit à un triple manque de pluralisme [théorique, méthodologique et (inter)disciplinaire]. Ce triple manque de pluralisme est néfaste dans la mesure où il alimente des défaillances scientifiques et démocratiques au sein et en dehors des universités, lesquelles constituent selon nous (nous, économistes diplômés et citoyens) des motifs suffisants pour réformer l’enseignement et la recherche. Soulignons qu’il n’est pas une simple affaire d’universitaires. S’il a des implications évidentes pour les étudiants et les chercheurs, il en a aussi pour les autres citoyens et relève en ce sens de l’intérêt général. En effet, l’idéal des sociétés modernes est que la science permette d’établir un cadre informé pour faciliter les décisions démocratiques. Or, il nous semble qu’aujourd’hui, le manque de pluralisme au sein de la discipline économique empêche de mener cette mission à bien concernant au moins deux défis de société : le changement climatique et la préservation de la stabilité du système financier mondial.

Ce document présente les principaux résultats de l’enquête en commençant par le manque d’attention pour les matières et méthodes historiques, qualitatives et réflexives. La seconde section revient sur les problématiques abordées dans les cursus, la grande majorité des étudiants sondés soulignant la présence d’un biais de l’enseignement en économie en faveur du libéralisme économique, ainsi qu’une insuffisante prise en compte des enjeux environnementaux. La troisième section met en lumière la domination de l’économie néoclassique, ainsi que la faible valorisation de l’esprit critique. Enfin, en guise de conclusion, des propositions de réformes concrètes sont esquissées. Nous renvoyons par ailleurs le lecteur intéressé au rapport complet de l’enquête disponible en ligne. Outre la présentation d’une annexe méthodologique reprenant le questionnaire administré et l’analyse de la population cible et de l’échantillon du sondage, celui-ci présente les contours et limites de l’approche néoclassique actuellement dominante, ainsi que nos propositions concrètes, ceci de manière plus précise. Notre critique y est articulée à un double niveau, son volet théorique s’appuyant également sur des exemples concrets en économie environnementale et en macroéconomie théorique.

Négligence des matières et méthodes historiques, qualitatives et réflexives

La première série de questions posées aux étudiants dans notre questionnaire les invitait à indiquer quelles matières ils auraient aimé voir plus ou moins représentées dans leur programme de cours à l’université. En agrégeant les modalités de réponses extrêmes et intermédiaires, on observe aussi qu’une part élevée de répondants (45% au minimum) souhaiteraient devoir suivre plus de cours dans de telles matières, qu’elles soient historiques, d’analyse qualitative ou réflexives. Nous soulignons en particulier l’importante demande pour des cours réflexifs sur la discipline économique elle-même, tels que la méthodologie ou l’épistémologie de l’économie. En effet, une majorité absolue (57%) de nos répondants voudrait que de tels cours occupent une place plus importante dans leur cursus.

Ces résultats paraissent cohérents avec ceux de notre analyse de contenu1. En comparant les programmes de bachelier en sciences économiques (et sciences économiques/gestion) proposés par les six universités de Belgique francophone sur lesquelles a porté notre enquête, nous avons, en effet, pu constater que les matières non quantitatives sont délaissées dans ces cursus2.

Nous pensons que ces chiffres interpellent car, s’il est évident que la maitrise des approches quantitatives est indispensable pour un économiste, les problèmes économiques demandent aussi à être étudiés sous un angle qualitatif. C’est ce que semblent penser les étudiants, puisque deux tiers d’entre eux (66,5%) estiment qu’il devrait être possible de suivre à l’université une filière en sciences économiques qui soit moins mathématisée et plus ouverte aux autres sciences sociales.

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Biais idéologique et insuffisante prise en compte des enjeux écologiques parmi les problématiques abordées

Les sections suivantes de notre sondage (séries de questions 2, 3 et 4) demandaient aux étudiants de donner leur opinion sur les contenus théoriques enseignés dans leurs cours. Leurs réponses mettent en lumière l’existence de biais importants quant aux sujets qui sont traités et à l’orientation idéologique qui caractérise les enseignements. Ainsi, en agrégeant les modalités de réponses extrêmes et intermédiaires, on constate que 68% des répondants jugent que les théories qu’ils apprennent dans leur cursus présentent un biais en faveur du libéralisme économique (43% + 25%) contre seulement 32% qui pensent l’inverse (26% + 6%). De manière similaire, 71% des étudiants considèrent que les théories enseignées ne s’intéressent pas assez à la question de la redistribution des richesses, alors que 66% pensent qu’elles se préoccupent suffisamment de comment les faire croitre.

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Plus loin, nous demandions aux étudiants dans quelle mesure ils parviennent à expliquer certains phénomènes économiques grâce aux théories qu’ils apprennent à l’université. Les problématiques de l’inégalité et de la pauvreté semblent mal comprises. Ainsi, 70% des étudiants que nous avons interrogés affirment que les théories qu’ils apprennent ne leur permettent pas de bien expliquer la croissance des inégalités économiques dans les pays du Nord. Une incapacité similaire s’observe pour ce qui est du phénomène de la pauvreté extrême dans les pays du Sud, ainsi qu’à propos des questions environnementales. En effet, 78% des étudiants interrogés considèrent que les théories qui leur sont enseignées ne permettent pas de bien comprendre les impacts qu’a l’activité économique sur l’environnement, tandis que 87% d’entre eux (!) pensent qu’elles ne mettent pas suffisamment l’accent sur sa préservation. À cette dernière question (2.6), une majorité absolue de répondants (59%) répond de façon catégorique que la préservation de l’environnement n’est pas du tout suffisamment prise en compte dans les théories apprises.

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Ces résultats s’expliquent en partie par des facteurs quantitatifs. En effet, la question environnementale ou celle des inégalités ne sont pas mises à l’honneur dans les cours principaux de la formation (tronc commun) et bien que certains cours à option les traitent plus en détail au niveau master, ils ne sont pas obligatoires ni aisément accessibles à tous les étudiants. Par ailleurs, ces résultats s’expliquent aussi par des facteurs qualitatifs. En effet, de tels manquements et biais ont, selon nous, une dimension idéologique qui peut s’interpréter de deux manières. La première est de considérer que l’orientation idéologique des enseignements serait due à celles des professeurs et des chercheurs eux-mêmes3. En second lieu néanmoins, nous pensons qu’indépendamment des opinions des économistes belges, l’orientation des enseignements peut aussi s’expliquer par les postulats qui sont ancrés dans les théories qu’ils enseignent. En effet, lorsque les modèles ont pour point de départ et horizon la concurrence parfaite et des agents rationnels, il n’est pas étonnant que les solutions prônées aient une inclination promarché ou libérale. Puisque de tels modèles sont la référence non seulement au niveau du bachelier, mais aussi dans les niveaux supérieurs de la formation4, il n’est pas étonnant qu’à l’échelle d’un cursus, un biais libéral soit relevé. Somme toute, quelle que soit leur cause profonde, ces biais idéologiques et cette inaptitude à rendre compte de certains problèmes de façon convaincante posent question d’un point de vue pédagogique et démocratique.

Passons maintenant à l’analyse d’une autre question de société cruciale : celle de la crise financière. Les résultats de l’enquête révèlent ici un paradoxe. Alors que 63% des étudiants que nous avons interrogés considèrent que les théories qui leur sont enseignées leur permettent d’expliquer la crise financière de manière convaincante, seuls 24% d’entre eux considèrent qu’elles leur permettent de bien comprendre l’effet sur l’économie d’innovations financières telles que la titrisation, les hedge funds ou le shadow banking. Ceci constitue un paradoxe car l’une des conséquences du développement de la titrisation et de la finance de réseau au cours des dernières décennies (hedge funds, money market funds, et autres types d’institutions avec les pratiques financières en hors-bilan, shadow banking) est précisément d’avoir engendré un risque systémique de plus en plus important qui a mené en 2008 à l’éclatement de la crise financière. Cela pose donc la question de savoir dans quelle mesure les théories enseignées permettent vraiment aux étudiants de comprendre ce qui s’est passé en 2008, puisqu’en effet ils ne semblent pas faire le lien entre les explications qu’on leur en propose et les institutions et pratiques qui y sont associées. Ceci reflète un problème dont les causes précises sont difficiles à identifier sans information supplémentaire, mais qui pourrait être lié à une mauvaise intégration de l’histoire et des réalités financières dans les théories.

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Dominance théorique de l’économie néoclassique et faible valorisation de l’esprit critique

Enfin, dans la quatrième question, nous avons sondé les étudiants sur leur connaissance de la théorie néoclassique (et de celles qui lui sont affiliées) par opposition à d’autres approches existantes. Pour ce faire, nous avons décrit brièvement dans notre questionnaire les différentes théories économiques les plus établies. Celles-ci étaient identifiées par une série d’auteurs, de propositions et de concepts qui peuvent leur être rattachés sans équivoque. Nos résultats attestent que, globalement, seules deux théories sont en général bien maitrisées par les étudiants grâce à leurs cours à l’université : la théorie néoclassique (79% de nos répondants disent assez bien ou très bien la connaitre) et la théorie néokeynésienne (74%). Notons que les deux théories sont en partie assimilables puisque la théorie néokeynésienne est la reformulation des idées macroéconomiques de Keynes dans un cadre plus compatible avec l’approche microéconomique néoclassique. La théorie marxiste est la troisième la plus connue des étudiants, tandis que les autres théories économiques sont en général mal connues voire complètement ignorées. Quelque 67% de nos répondants, par exemple, disent n’avoir jamais entendu parler de l’économie écologique à l’université5. En fin de compte, étant donné que la théorie néokeynésienne est un ensemble de propositions théoriques se rattachant à l’économie néoclassique en macroéconomie, on peut affirmer que ces résultats confirment la domination de l’approche néoclassique au sens large dans les universités francophones belges.

Or, l’approche néoclassique est basée sur une série de postulats bien particuliers, qui cadrent et restreignent puissamment ce qui se fait en matière d’analyse économique. Les défenseurs de l’approche néoclassique avancent que cette théorie n’est réductrice qu’en apparence ; ses postulats (irréalistes) ne seraient que des hypothèses de travail commodes qui ne restreignent en rien la diversité des explications qu’on peut formuler au sujet des phénomènes économiques et les enseignements de politique économique qu’on peut en tirer. Pourtant, rien ne permet de corroborer cette affirmation. D’une part, plusieurs pans de la théorie économique néoclassique (dont la macroéconomie) ont de sérieuses difficultés à être en phase avec les données empiriques. D’autre part, le manque criant de diversité sur le plan des méthodes utilisées par les néoclassiques rend compliqué le dialogue avec les autres disciplines (à peu près aucun chercheur non-économiste ne peut comprendre un article scientifique en sciences économiques). Le manque de pluralisme théorique (qui signifie que seule la théorie néoclassique et ses théories sœurs sont étudiées) est donc associé à un manque de pluralisme méthodologique et disciplinaire (seules les méthodes quantitatives sont envisagées et le dialogue avec les disciplines sœurs est limité).

Nous nous contentons d’en souligner ici une conséquence directe, à savoir le fait que la domination de l’approche néoclassique dans les cursus empêche les étudiants d’avoir accès à une réelle pluralité de points de vue sur l’économie au cours de leur formation. En réalité, la non-introduction aux autres approches théoriques existantes transforme leurs cursus en programmes de spécialisation en économie néoclassique dès le niveau bachelier, ce qui est une attitude qui nous semble partiale et condamnable de la part des facultés. En effet, le bachelier devrait permettre d’acquérir des connaissances généralistes dans une discipline et le master demeurer le lieu de la spécialisation. Dans cette optique, il serait donc souhaitable d’intégrer une plus grande variété de théories économiques dans les programmes de bachelier. Cette revendication nous paraît d’autant plus légitime qu’à la question 6 de notre enquête, nous avons demandé directement aux étudiants ce qu’ils en pensaient (« Dans le cadre de votre formation en économie, pensez-vous qu’une plus grande proportion des théories listées ci-dessus6 devrait être enseignée ? »). À cette question, 83,5% des étudiants interrogés répondent oui (modalités de réponse : oui/non).

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Il nous semble nécessaire d’insister sur un dernier résultat lui aussi interpelant en matière pédagogique qui, à notre avis, n’est pas étranger au triple manque de pluralisme que nous venons d’évoquer. Souhaitant évaluer la perception des étudiants en économie quant à la valorisation de leur esprit critique à l’université, nous leur avons posé la question suivante : « De manière générale, je considère que la façon dont l’économie est enseignée dans mon cursus invite à la critique des théories étudiées ». Quelque 64% de nos répondants affirment ici n’être pas vraiment (33%) ou pas du tout (31%) invités à la critique théorique par la façon dont l’économie leur est enseignée et seuls 10% d’entre eux sont tout à fait d’accord de dire qu’ils le sont. Nous pensons que si tel est le cas, c’est notamment parce que les critiques de l’approche néoclassique qui sont produites par les autres théories économiques sont largement laissées dans l’ombre. Nous pensons aussi que la compréhension mathématique poussée des propositions néoclassiques tend à reléguer au second plan les critiques externes sur la validité empirique et sociologique de leurs hypothèses, ce qui ne favorise pas leur remise en cause. D’un point de vue éducatif, ce résultat nous paraît tout sauf anodin. Quelle que soit la discipline, l’université est et devrait toujours rester un lieu où l’esprit critique des étudiants est mobilisé et valorisé. Il s’agit à la fois d’une condition basique pour former des chercheurs à même de faire progresser la science et d’un devoir démocratique pour faire de nos économistes des citoyens responsables. Il est préoccupant que les facultés d’économie ne semblent pas remplir cette mission pédagogique et citoyenne.

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Propositions de réformes

En guise de conclusion, rappelons tout d’abord les trois lignes de force qui ressortent de cette enquête. Premièrement, les approches qualitatives, historiques et réflexives sont très peu enseignées, les cursus faisant la part belle aux approches quantitatives telles que les mathématiques ou la statistique. Or, 57% des répondants à l’enquête sont demandeurs de plus de cours permettant une réflexion critique sur la science économique, tels que des cours d’épistémologie ou de méthodologie et 66,5% sont favorables à l’ouverture d’une filière en sciences économiques qui soit moins mathématisée et plus ouverte aux autres sciences sociales. Deuxièmement, deux thématiques cruciales, les inégalités socioéconomiques ainsi que les questions écologiques sont largement négligées par les cursus actuels. En effet, 78% des répondants considèrent que le cursus aborde de manière insatisfaisante la question des impacts environnementaux et 70% considèrent que les inégalités ne sont pas expliquées de façon convaincante dans leurs cours. De fait, il n’existe pas de cours dédié à ces questions dans les troncs communs, et ce malgré des avancées majeures dans la recherche. Ensuite, les répondants perçoivent au sein des cursus un biais idéologique. Par exemple, 68% d’entre eux s’accordent à dire que les théories enseignées présentent un biais en faveur du libéralisme économique. Troisièmement, notre sondage révèle le caractère restreint des théories enseignées dans les programmes de cours actuels. Ainsi, alors que 79% de nos répondants disent bien connaitre la théorie néoclassique grâce à leurs cours d’économie, seuls 18% d’entre eux disent de même pour la théorie de la régulation et tout juste 9% disent de même pour l’économie écologique. Pourtant, quand on leur demande s’ils souhaiteraient qu’une plus grande proportion de ces théories économiques différentes leur soit enseignée, 83,5% des étudiants interrogés répondent oui.

Quelle interprétation plus globale faire de ces résultats ? Nous soulignons que l’existence d’un courant dominant dans l’enseignement et la recherche au sein des universités de FWB et ailleurs dans le monde (courant dit « néoclassique » ou « orthodoxe ») entraine un triple manque de pluralisme — théorique, méthodologique et disciplinaire — dans la formation des économistes. Cela a des conséquences essentielles non seulement pour les économistes, mais aussi pour le reste de la société puisque les analyses que les économistes produisent circulent dans les institutions éducatives, le monde politique, les médias et l’ensemble de la société civile, y influençant ainsi les débats et les décisions. La science économique n’est pas une discipline neutre et amorale et il s’agit donc de permettre aux différentes façons de la concevoir de s’affronter dans la sphère académique. Nous soutenons que les analyses dominantes aboutissent à des recommandations insuffisantes voire inadéquates pour faire face à l’urgence de nos défis écologiques, économiques et sociaux. Pour surmonter ces limites, les économistes de demain doivent pouvoir être formés à des théories économiques alternatives et les chercheurs qui souhaitent inscrire leurs travaux dans ces théories, pouvoir le faire sans embuches.

Face à ce constat, Rethinking Economics Belgium propose une série de réformes concrètes portant respectivement sur les matières enseignées, les problématiques abordées et les théories représentées dans les cursus. Premièrement, nous proposons l’ouverture, là où il n’en existe pas encore, d’un cours obligatoire de perspectives critiques en économie dans le bachelier, qui puisse être le lieu d’un questionnement sur les méthodes et les concepts de la science économique.

Nous suggérons par ailleurs que les cours de méthodologie introduisent aux méthodes de recherche qualitatives en économie. Le manuel des cours d’économie politique de première année de bachelier mériterait également d’être changé. Une traduction du manuel Principles of Economics in Context de Neva Goodwin pourrait servir de base. Une autre manière d’amener de la réflexion critique peut être de faire davantage référence aux apports d’autres disciplines lors de l’analyse des phénomènes économiques (notons que les cours actuels d’ouverture interdisciplinaire abordent rarement les aspects économiques).

Ensuite, la mise en place de programmes de bachelier spécifiques proposant une intégration particulièrement étroite de l’économie avec les autres sciences sociales peut être encouragée, pour autant que cela ne conduise pas à freiner des réformes dans les bacheliers standards. Par ailleurs, nous suggérons de mettre en place dans le bachelier en économie un cours obligatoire d’économie écologique, afin de permettre une réelle analyse et la prise en compte des enjeux environnementaux dans la formation des économistes.

Enfin, nous suggérons aussi d’intégrer dans divers cours existants des modules complets portant sur l’analyse des inégalités, des problèmes environnementaux et leur lien avec les politiques économiques. Plus généralement, nous insistons pour que ces thèmes soient réinsérés dans les cursus à partir d’une perspective empirique, historique et pluridisciplinaire.

Troisièmement, afin de remédier à l’absence de pluralisme des théories, nous proposons la mise en place dans le tronc commun des bacheliers d’un cours d’introduction comparative aux diverses théories économiques qui existent en économie (ce cours peut être commun avec celui de perspectives critiques évoqué plus haut). Nous suggérons également d’intégrer, dans divers cours existants, un certain nombre d’heures de cours réservées à la présentation des résultats majeurs des grandes théories économiques concurrentes à l’approche dominante (postkeynésianisme, institutionnalisme, marxisme…). Enfin, de manière plus ambitieuse, nous suggérons d’envisager la création en Belgique d’un nouveau master interuniversitaire permettant aux étudiants qui le souhaiteraient de se spécialiser dans des théories alternatives, selon une approche qui ferait par ailleurs la part belle à l’interdisciplinarité— — . Un master en économie sociale vient d’être ouvert en ce sens. Un master en analyse macroéconomique mettant en évidence toutes ces facettes serait toutefois également nécessaire. Enfin, nous soulignons qu’aucun changement d’ampleur ne pourra avoir lieu sans une volonté du corps professoral, que ce soit en recrutant des professeurs avec des objets ou des méthodes de recherches alternatives, ou en enseignant d’autres théories dans les cours existants. Les doctorants s’inscrivant dans un courant de recherche alternatif éprouvent de ce fait souvent des difficultés à trouver un directeur de thèse et à bénéficier d’une formation soutenant leur démarche. Une ouverture d’esprit des professeurs à encadrer des doctorants ne partageant pas leurs vues est dès lors également à encourager.

  1. Voir point 3.2 de l’annexe du rapport complet pour des résultats plus détaillés.
  2. Aucune faculté d’économie ne propose de cours permettant l’apprentissage des méthodes d’analyse qualitatives et de manière similaire, aucun cours ayant pour objet explicite une réflexion sur la discipline économique elle-même n’est accessible, y compris parmi les cours à option (excepté à l’UCLouvain). De façon plus générale, si des cours historiques ou liés à d’autres sciences sociales (intégrant ainsi certains aspects qualitatifs) sont bel et bien présents dans tous les programmes, ils ne représentent toutefois qu’entre 10 et 15% de la charge totale de cours obligatoires, que ce soit en termes de nombre d’heures ou de nombre de crédits. À l’inverse, si on additionne les cours d’économie et gestion faisant usage d’approches quantitatives et ceux où l’on apprend les méthodes d’analyse quantitatives elles-mêmes, ceux-ci occupent entre 55 et 65% du total.
  3. Cette interprétation est cohérente avec les résultats de plusieurs études empiriques, comme Javdani et Chang qui montrent que l’opinion idéologique des chercheurs en économie influence les positions théoriques qu’ils supportent. Une autre étude, de Mai et al. (« Gender and European Economic Policy : A Survey of the Views of European Economists on Contemporary Economic Policy », Kyklos, 71 (1), 2018, p. 162 – 183.) menée dans dix-huit pays, montre, quant à elle, que les économistes masculins sont généralement promarché et relativement peu préoccupés par les questions environnementales. Notons qu’en Fédération Wallonie-Bruxelles, la très grande majorité des professeurs d’économie sont des hommes et donc susceptibles de véhiculer ces biais.
  4. Si de nombreux modèles tiennent compte aujourd’hui d’«imperfections » de marché, vu leur complexité, ces modèles sont rarement enseignés au niveau du bachelier, et réservés à des programmes de master spécialisé ou de recherche, voire de doctorat. En outre, les imperfections sont toujours associées à des solutions de second rang, où le bien-être des agents économiques est inférieur à celui qu’il serait en situation de concurrence et d’information parfaite. La concurrence parfaite reste donc le référent normatif à atteindre.
  5. On pourrait penser que cette méconnaissance des théories alternatives serait due à l’importante part d’étudiants de bachelier dans notre échantillon, certaines théories pouvant être enseignées seulement à partir d’un certain niveau atteint dans le cursus. Il n’en est rien : en isolant les masters et doctorants du reste de notre échantillon, les tendances restent les mêmes, si ce n’est que les étudiants des années supérieures disent connaitre encore mieux les théories néoclassique et néokeynésienne.
  6. C’est-à-dire les neuf théories décrites à la question 4.

Bastien Castiaux


Auteur

est diplômé de l’UCLouvain et économiste au Conseil central de l’économie

Martin Dupont


Auteur

est diplômé de l’ULiège, de l’UCLouvain et de l’université Sorbonne Paris Cité

Zoe Evrard


Auteur

Olivier Malay


Auteur

économiste, chercheur (université catholique de Louvain)
La Revue Nouvelle
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