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Faut-il avoir peur des neurosciences ?

Numéro 3 Mars 2010 par Karine Rondia

mars 2010

Ces quinze der­nières années, nous avons appris à pro­pos de notre cer­veau davan­tage que pen­dant les dix mille ans qui ont pré­cé­dé. Les pro­grès récents en matière de neu­ros­ciences sont ful­gu­rants, pas­sion­nants et… inter­pe­lants. Nul doute qu’ils vont contri­buer à mode­ler l’é­vo­lu­tion de nos socié­tés dans les années à venir. Dans quelle mesure, en quels sens, nos vies en seront-elles influen­cées ? Le point d’in­ter­ro­ga­tion reste encore de mise. Cette incer­ti­tude ne nous dis­pense pas de ten­ter d’an­ti­ci­per les ouver­tures, mais aus­si les périls que cette évo­lu­tion apportera.

Dossier

Il y a plu­sieurs façons d’être nor­mal. Il y a notam­ment une manière sta­tis­tique et une manière nor­ma­tive. On peut par exemple être anor­ma­le­ment grand, ou avoir une oreille excep­tion­nel­le­ment musi­cale. Ces manières d’être « anor­mal » n’interfèrent pas avec les capa­ci­tés de l’individu à fonc­tion­ner dans la socié­té. Par contre, quand le concept de nor­ma­li­té prend une tour­nure nor­ma­tive, des impli­ca­tions éthiques appa­raissent. Car la ques­tion qui se pose est alors : dans quelle mesure ceux et celles qui divergent de la norme doivent-ils y être ajustés ?

Il est un fait que de nom­breuses fonc­tions ou carac­té­ris­tiques phy­sio­lo­giques ont bel et bien un opti­mum que l’on peut consi­dé­rer comme une norme : une vision à 10/10 par exemple. Pour une infi­ni­té d’autres, par contre, c’est plus dif­fi­cile : quel est l’optimum du don des mathé­ma­tiques ? D’une émo­tion ? Quelle devrait être la norme d’une bonne capa­ci­té de concen­tra­tion ? Ou encore, sachant que les fonc­tions de mémoire visuo-spa­tiale atteignent leur maxi­mum dans la tendre enfance, faut-il consi­dé­rer que tous les indi­vi­dus ayant dépas­sé cet âge sont défi­cients ? De même, on peut se deman­der où mettre la fron­tière entre un tem­pé­ra­ment morose et une dépres­sion. Ou entre un enfant tur­bu­lent et un « trouble des conduites » déviant. Et à par­tir de quelles limites les défi­cits de mémoire liés à l’âge devraient-ils pas­ser de « consé­quence nor­male de l’âge » à « patho­lo­giques », voire « signes de démence » ? Le conti­nuum de la nor­ma­li­té peut varier au fil de la vie d’un même individu.

De tous les déclins qui guettent nos fonc­tions céré­brales, la toute grande majo­ri­té appa­rait très pro­gres­si­ve­ment. Com­prendre les méca­nismes à l’œuvre per­met­tra non seule­ment de mieux trai­ter les défi­cits avé­rés, mais aus­si de les dépis­ter au plus tôt. Ce qui veut aus­si dire que l’anormalité vient petit à petit che­vau­cher le champ de la nor­ma­li­té. Et cela ouvre de nou­velles ques­tions : à par­tir de quand devient-on malade ? À par­tir de quand faut-il trai­ter ? Et pour atteindre quel objectif ?

S’ajoute à cela la dimen­sion socié­tale : ce qui est consi­dé­ré comme nor­mal dans une socié­té change avec le temps. Il y a trente ans, avoir de mau­vaises dents était chose banale ; aujourd’hui, on vous fait com­prendre que « vous pour­riez y faire quelque chose ». Tri­vial ? OK, cher­chons un autre exemple. Nous atten­dons de nos enfants qu’ils soient intel­li­gents, nous les drillons pour qu’ils réus­sissent les tests d’intelligence, et ce fai­sant, nous his­sons vers le haut tant les normes de nos attentes envers eux que la pres­sion sociale qui pèse sur leurs épaules. L’étau de la nor­ma­li­té risque bien de se res­ser­rer de plus en plus.

Les paradoxes du diagnostic précoce

Les tech­niques de diag­nos­tic actuelles atteignent un degré de raf­fi­ne­ment jamais atteint dans notre his­toire, tant dans le domaine de l’imagerie céré­brale que des tests géné­tiques, des mar­queurs bio­chi­miques, des tes­tings neu­ro­psy­cho­lo­giques, voire sur la base des cri­tères sta­tis­tiques de plus en plus détaillés du DSM-IV — l’inévitable manuel de diag­nos­tic de la Socié­té amé­ri­caine de psychiatrie.

Il faut bien enten­du s’en féli­ci­ter sur le plan de la san­té publique. Nous pou­vons désor­mais modi­fier notre style de vie ou prendre un trai­te­ment pré­ven­tif si nous savons que nous sommes pré­dis­po­sés à telle ou telle affec­tion. Les mala­dies, prises plus tôt, sont moins pénibles, voire par­fois car­ré­ment évi­tées. Mais débu­ter un trai­te­ment avant même l’apparition de ses pre­miers symp­tômes, c’est une déci­sion dont les impli­ca­tions éthiques vont bien plus loin que la logique louable de pré­ven­tion. Par exemple, faut-il admi­nis­trer pré­ven­ti­ve­ment des neu­ro­lep­tiques à un ado­les­cent qui a une pré­dis­po­si­tion fami­liale à la schi­zo­phré­nie ? Ou dont on obser­ve­rait à l’imagerie des « pro­fils » céré­braux évo­ca­teurs (encore à défi­nir), mais sans encore le moindre symp­tôme ? Ou sur la base d’un com­por­te­ment « bizarre » comme en ont tant d’ados ? On connait la lour­deur de la psy­chia­tri­sa­tion et son reten­tis­se­ment sur l’avenir iden­ti­taire d’un jeune esprit avide d’identifications. Mais on sait aus­si que plus tard on entame un trai­te­ment de schi­zo­phré­nie, plus lourds seront les han­di­caps psy­cho­so­ciaux et cog­ni­tifs à rat­tra­per. Il s’agit là d’une ques­tion aujourd’hui ouverte dans le monde de la psy­chia­trie, et les pro­grès tech­niques à venir n’aideront pas néces­sai­re­ment à la résoudre.

Un autre exemple : il ne se passe pas un jour sans qu’on nous annonce de nou­velles méthodes pour détec­ter la mala­die d’Alzheimer de manière très pré­coce. Une pres­sion média­tique savam­ment orches­trée par l’industrie phar­ma­ceu­tique pousse quin­qua­gé­naires et sexa­gé­naires affo­lés vers les consul­ta­tions de mémoire. Une nou­velle caté­go­rie de diag­nos­tic a même été créée pour eux : le MCI, Mini­mal Cog­ni­tive Impair­ment, caté­go­rie four­re­tout sans réelle base scien­ti­fique, qui accueille ceux pour les­quels on ne veut pas se pro­non­cer, mais sur qui on laisse tout de même pla­ner la menace : 10 à 15% d’entre eux « conver­ti­ront » leurs symp­tômes en démence vraie endéans les cinq ans.

La ten­dance actuelle est au « pari thé­ra­peu­tique » : pres­crire, avant que le patient ne devienne ouver­te­ment symp­to­ma­tique, des médi­ca­ments cen­sés retar­der le déclin fati­dique, mais qui n’ont pas encore appor­té la preuve de résul­tats véri­ta­ble­ment convain­cants. Une ten­dance aujourd’hui ren­for­cée par d’immenses études cli­niques à l’échelle mon­diale, consi­dé­rées par cer­tains cri­tiques comme des manœuvres cyniques de l’industrie phar­ma­ceu­tique qui joue là sur l’anxiété spon­ta­née de la popu­la­tion. Trai­ter pré­ven­ti­ve­ment : l’enjeu est ici miro­bo­lant dans nos popu­la­tions vieillissantes.

Les nou­velles tech­no­lo­gies de diag­nos­tic per­mettent aus­si de faire des pré­dic­tions non seule­ment sur des mala­dies futures, mais aus­si sur toute une série d’états men­taux. Cer­tains spé­cia­listes de l’imagerie pro­mettent sous peu des « pro­fils » de per­son­na­li­tés dépres­sives, agres­sives, « anti­so­ciales », de ten­dances pédo­philes ou alcoo­liques, etc. Même les atti­tudes racistes ou les opi­nions poli­tiques et reli­gieuses seraient lisibles dans les ondes de l’EEG. Par consé­quent, il ne fau­drait pas s’étonner de voir pro­po­ser au public, dans un futur proche, et peut-être même en dehors de tout contexte médi­cal, des dépis­tages tous azi­muts, du com­por­te­ment déviant à médi­ca­li­ser au plus vite, au don musi­cal à faire fruc­ti­fier à tout prix…

Médicaliser la société

Un autre pro­blème sou­le­vé par l’extension du domaine diag­nos­tique est celui des « nou­velles patho­lo­gies ». Par exemple, ces der­nières années ont vu une aug­men­ta­tion impres­sion­nante des nou­veaux diag­nos­tics en psy­chia­trie. Cela est en par­tie dû au per­fec­tion­ne­ment des diag­nos­tics, basés sur une meilleure com­pré­hen­sion du fonc­tion­ne­ment céré­bral. Mais en même temps, de nom­breuses situa­tions autre­fois consi­dé­rées comme dans les limites de la nor­male, ont désor­mais bas­cu­lé sur le ver­sant de la patho­lo­gie, et pas seule­ment pour des rai­sons scien­ti­fiques, mais aus­si sous la pres­sion de cer­tains inté­rêts com­mer­ciaux et/ou sociaux.

Il faut rap­pe­ler que le domaine psy­chia­trique est carac­té­ri­sé par une qua­si-absence de cri­tères objec­tifs pour bali­ser les diag­nos­tics. Le Diag­nos­tic and Sta­tis­ti­cal Manual (DSM-IV et bien­tôt V) a donc été créé en 1952 dans le but d’harmoniser, à l’échelle des États-Unis (et donc du monde entier), ces cri­tères de diag­nos­tic beau­coup trop impré­cis pour mener des études cli­niques de grande enver­gure. C’était néces­saire : il fal­lait que les psy­chiatres de dif­fé­rents pays puissent conver­ser de schi­zo­phré­nie ou de dépres­sion majeure en étant cer­tains de par­ler de la même chose. Cette stan­dar­di­sa­tion des cri­tères de diag­nos­tic a indé­nia­ble­ment été pro­fi­table tant pour les patients que pour la science psy­chia­trique. Mais, de l’avis de très nom­breux pra­ti­ciens, elle atteint aujourd’hui un tel degré de sys­té­ma­ti­sa­tion que les patients ne sont plus vus qu’à tra­vers leurs symp­tômes, aus­si­tôt assi­mi­lés aux patho­lo­gies aux­quelles ils cor­res­pondent dans le DSM-IV, ce qui amène tout aus­si auto­ma­ti­que­ment le trai­te­ment médi­ca­men­teux ad hoc, four­ni par l’industrie. L’individu, avec sa souf­france glo­bale, est médi­ca­li­sé, mais n’est plus entendu.

Il est notoire qu’en matière de san­té, toute éti­quette médi­cale appo­sée sur n’importe quel pro­blème de la vie quo­ti­dienne confère à ce pro­blème une sorte de recon­nais­sance (et par­fois d’exonération ?) aux yeux de la socié­té. Une éti­quette qui apporte de sur­croit la pro­messe impli­cite (et par­fois fal­la­cieuse) d’un trai­te­ment. On assiste actuel­le­ment à l’élargissement de toute une série de concepts médi­caux, qui, au fur et à mesure que le « bon sens popu­laire » s’en empare et l’interprète, perdent de leur pré­ci­sion et englobent de plus en plus de pro­blèmes bénins, sans véri­table jus­ti­fi­ca­tion médi­cale. L’exemple du trouble défi­ci­taire de l’attention avec ou sans hyper­ac­ti­vi­té (TDAH) en est une bonne illus­tra­tion, déve­lop­pée par le Néer­lan­dais Micha De Win­ter. Selon ce spé­cia­liste de l’éducation, de nom­breux parents cherchent à obte­nir cette « cer­ti­fi­ca­tion » pour leur enfant tur­bu­lent parce que cela leur four­nit un droit à exi­ger pour lui des atten­tions spé­ciales tout en écar­tant toute res­pon­sa­bi­li­té de leur part, liée à l’éducation par exemple. Le phi­lo­sophe fran­çais Pas­cal Bru­ck­ner avait déjà pour sa part déve­lop­pé l’idée de « vic­ti­mi­sa­tion » qui évo­lue en paral­lèle à cette médi­ca­li­sa­tion de la socié­té. Le rôle de l’industrie phar­ma­ceu­tique et des asso­cia­tions de patients dans ce phé­no­mène est extrê­me­ment ambi­gu, puisque les patients réclament très logi­que­ment des auto­ri­tés les trai­te­ments les plus poin­tus pour leurs patho­lo­gies, ce qui sert les inté­rêts de l’industrie, qui à son tour, sou­tient (et par­fois crée…) les asso­cia­tions de patients, géné­ra­le­ment non sub­ven­tion­nées par les autorités.

Ce qui est pré­oc­cu­pant dans un tel fonc­tion­ne­ment est que l’accent est mis avec insis­tance sur les pro­blèmes indi­vi­duels et non sur le contexte social. À tel point que ce qui était consi­dé­ré comme une pro­blé­ma­tique « sociale » dans les années sep­tante a ten­dance à se parer aujourd’hui du label « neu­ro » Cher­cher les racines de l’agressivité des jeunes dans leurs gènes ou leurs « pro­fils céré­braux » plu­tôt que dans leur envi­ron­ne­ment social est ten­tant. Et don­ner des médi­ca­ments pour cal­mer des enfants dif­fi­ciles à l’école évite de devoir ques­tion­ner la rela­tion de l’enfant à son envi­ron­ne­ment fami­lial et sco­laire. La res­pon­sa­bi­li­té est trans­fé­rée de la socié­té à l’individu, et la solu­tion devient médicale.

Ce fai­sant, ne nous ris­quons-nous pas de médi­ca­men­ter des mala­dies que nous avons nous-mêmes créées en modi­fiant nos repères cultu­rels et socié­taux ? Et de trans­mettre à nos enfants l’idée que tout pro­blème exis­ten­tiel trouve sa solu­tion dans une pilule ?

« Do not adjust your mind. The fault is in reality » 

(graf­fi­ti ano­nyme).

Augmenter ses performances

La seconde fron­tière de la nor­ma­li­té est celle qui la sépare de la « super­nor­ma­li­té ». Là où trai­ter une mala­die ramène un indi­vi­du vers des normes typiques de son espèce, aug­men­ter ses per­for­mances l’emporte au-delà de ces carac­té­ris­tiques. Or l’homme a tou­jours été fas­ci­né par l’idée de repous­ser les limites de sa condi­tion. De la tasse de café mati­nale au dopage spor­tif, du Via­gra aux drogues hal­lu­ci­no­gènes, tous les moyens ont été explo­rés… et beau­coup ont déjà trou­vé leur place dans notre vie quo­ti­dienne. Mais aujourd’hui, les nou­veaux déve­lop­pe­ments des neu­ros­ciences nous font entre­voir la pos­si­bi­li­té d’aller bien plus loin encore. Bien sûr, les pre­miers à en béné­fi­cier seraient théo­ri­que­ment les malades atteints de déclin de cer­taines fonc­tions cog­ni­tives. Mais le pas sera vite fran­chi, du trai­te­ment à l’amélioration des fonc­tions nor­males (cog­ni­tives, émo­tion­nelles, com­por­te­men­tales). Nous ris­quons alors d’assister à un dépla­ce­ment des fron­tières de la nor­ma­li­té, avec beau­coup de nou­velles ques­tions éthiques aus­si bien indi­vi­duelles que sociétales.

Jusqu’à pré­sent, l’amélioration des per­for­mances a essen­tiel­le­ment été obte­nue par l’usage de sub­stances phar­ma­co­lo­giques sur pres­crip­tion : sti­mu­lants amé­lio­rant la vigi­lance, anti­dé­pres­seurs amé­lio­rant l’humeur, médi­ca­ments amé­lio­rant la mémoire, etc. La connais­sance crois­sante de la phar­ma­co­lo­gie céré­brale va per­mettre de mettre au point des molé­cules mieux ciblées, qui auront de ce fait moins d’effets secon­daires. Elles pour­raient donc pro­ba­ble­ment assez vite être dis­po­nibles sans ordon­nance et faire l’objet de publi­ci­tés, puisque sans dan­ger. Ce ne seront même plus des médi­ca­ments, mais des molé­cules à usage récréatif.

Pre­nons l’exemple de la recherche sur les médi­ca­ments pour la mémoire. Déve­lop­pée dans le but louable de venir en aide aux per­sonnes dont les facul­tés cog­ni­tives sont en déclin, elle a déjà obte­nu cer­tains suc­cès (avec les réserves men­tion­nées plus haut). Mais un peu par­tout dans le monde, des start-ups sont entrées dans cette com­pé­ti­tion à grand ren­fort de coups média­tiques et de prises de par­ti­ci­pa­tions finan­cières ver­ti­gi­neuses. Leur objec­tif avoué : l’amélioration pure et simple de la mémoire, sans aucune voca­tion thé­ra­peu­tique. Un mar­ché poten­tiel fabu­leux. L’éthicien amé­ri­cain Paul Wolpe pré­dit que ces sub­stances seront com­mer­cia­li­sées dans les dix ans à venir, mais d’autres signalent qu’elles per­colent déjà dans notre socié­té. Il est d’ailleurs notoire que les étu­diants des cam­pus nord-amé­ri­cains consomment cou­ram­ment du méthyl­phé­ni­date, le médi­ca­ment offi­ciel­le­ment enre­gis­tré pour le trai­te­ment du TDAH, qui favo­rise la concen­tra­tion. Cela com­mence aus­si chez nous.

Le cas du moda­fi­nil est inter­pe­lant aus­si. Ce médi­ca­ment pres­crit pour une mala­die rare appe­lée nar­co­lep­sie (carac­té­ri­sée par des accès de som­meil incoer­cibles) est aujourd’hui dis­po­nible sur inter­net. Les mili­taires y accordent énor­mé­ment d’attention ; il se dit d’ailleurs de sources sérieuses que les sol­dats amé­ri­cains en mis­sion en Irak en ont été copieu­se­ment approvisionnés.

Plus proche encore de nous, on peut s’interroger sur la ten­dance à pres­crire des anti­dé­pres­seurs — dont on connait bien aujourd’hui la rela­tive inno­cui­té — non plus uni­que­ment pour soi­gner les dépres­sions légères ou les angoisses, mais sim­ple­ment pour se sen­tir bien, ou plu­tôt « mieux que bien » Les Anglo-Saxons appellent ces pro­duits des mood-brigh­te­ners. Un cer­tain Aldous Hux­ley leur avait quant à lui don­né le nom de « soma », il y a quelques décen­nies déjà…

La société du bonheur immédiat

« Où est le pro­blème ? », deman­de­rez-vous peut-être. N’est-il pas deve­nu exa­gé­ré­ment puri­tain d’exiger qu’un résul­tat brillant soit pré­cé­dé d’efforts pour l’obtenir ? L’idée selon laquelle ce n’est pas le résul­tat qui compte, mais le che­min par­cou­ru pour y arri­ver n’est-elle pas d’une époque révo­lue ? Si les éthi­ciens s’inquiètent, c’est parce qu’ils craignent que cer­taines valeurs de base de notre socié­té, fon­dées sur le mérite, ne s’effacent au pro­fit de celles basées sur la per­for­mance à n’importe quel prix. L’exemple du sport de haut niveau est élo­quent à ce sujet.

Dans le cas des mood-brigh­te­ners, le pro­blème est un peu plus com­plexe. Car c’est de souf­france humaine qu’il s’agit. À par­tir de quel degré de souf­france est-il éthique de pres­crire un médi­ca­ment ? Les concep­tions les plus récentes à pro­pos de la dou­leur phy­sique prônent indis­cu­ta­ble­ment d’agir avant même que la dou­leur n’apparaisse. Mais en est-il de même pour la dou­leur morale ? Une vie sans aucune souf­france morale, sans aucune frus­tra­tion, sans aucun ques­tion­ne­ment exis­ten­tiel ne serait-elle pas dénuée de sens ? Dans une socié­té où la réponse à toute ques­tion exis­ten­tielle serait d’avaler une pilule, ne vivrait-on pas uni­que­ment en fonc­tion du moment pré­sent, sans tirer de leçons du pas­sé, sans pré­voir le moins du monde l’avenir ? Il n’y aurait plus besoin de s’interroger sur le sens de la vie, puisque celle-ci se résu­me­rait à jouir de l’instant présent.

Cela nous mène bien au-delà du cadre de la méde­cine et des médi­ca­ments. Il serait en effet ter­ri­ble­ment pater­na­liste de consi­dé­rer que seuls les méde­cins auraient le droit de juger si une dou­leur morale est accep­table ou pas et de déte­nir le sésame vers la pilule qui allège le poids des des­tins… C’est un pou­voir et une res­pon­sa­bi­li­té qui dépassent de loin leurs com­pé­tences. Mais à qui reviennent-ils alors ?

Qui suis-je au juste ?

Fina­le­ment, la ques­tion devient essen­tiel­le­ment iden­ti­taire : « Qui suis-je en réa­li­té ? » Cer­tains craignent que l’usage répan­du de sub­stances modi­fiant notre per­cep­tion du monde n’ouvre une nou­velle page dans le cata­logue des troubles psy­chiques, celle des troubles de sa propre iden­ti­té. Le médi­ca­ment me rend-il étran­ger à moi-même, ou au contraire révèle-t-il le vrai moi ? Le médi­ca­ment a‑t-il induit une nou­velle per­son­na­li­té ou a‑t-il bri­sé les bar­rières qui m’empêchaient d’être moi-même ?

Car le cer­veau est l’organe de l’identité per­son­nelle ; c’est là que s’élabore notre per­son­na­li­té, notre moi pro­fond. Agir sur le cer­veau n’est pas aus­si ano­din que trans­plan­ter un cœur ou reti­rer un lobe de pou­mon. Il est aujourd’hui pos­sible d’implanter dans le cer­veau des élec­trodes qui modi­fient pro­fon­dé­ment la per­son­na­li­té. Des inter­ven­tions chi­rur­gi­cales qui sus­citent l’admiration quand il s’agit de stop­per les mou­ve­ments para­sites d’une per­sonne souf­frant de mala­die de Par­kin­son, mais qui en laissent plus d’un mal à l’aise quand on agit par la même voie sur des troubles obses­sion­nels com­pul­sifs (TOC) ou sur des dépres­sions profondes.

Pour­quoi ces deux poids, deux mesures ? Ne s’agit-il donc pas dans les deux cas de réta­blir le fonc­tion­ne­ment de cir­cuits neu­ro­naux défi­cients ? Il nous est dif­fi­cile de conce­voir que notre cer­veau soit à la fois corps et esprit. Mieux : que tout ce qui se passe dans notre esprit soit le résul­tat d’un phé­no­mène se pro­dui­sant phy­si­que­ment dans notre encé­phale. Pour­tant, cha­cune de nos pen­sées cor­res­pond bel et bien à un cor­ré­lat neu­ro­nal que le prag­ma­tisme de la science per­met aujourd’hui de résu­mer à des mou­ve­ments de molé­cules à tra­vers les mem­branes de nos neurones.

La fin du libre arbitre ?

Nous sommes tous per­sua­dés, en tant qu’adultes en pleine pos­ses­sion de nos capa­ci­tés d’être libres de nos actes et de nos pen­sées et donc éga­le­ment res­pon­sables de ceux-ci. Mais le concept de libre arbitre ne se laisse pas aisé­ment enfer­mer dans le cadre neu­ros­cien­ti­fique. L’imagerie céré­brale ouvre des fenêtres inat­ten­dues sur nos neu­rones, et donc sur le fonc­tion­ne­ment de nos esprits. Tel­le­ment inat­ten­dues qu’il nous fau­dra peut-être redé­fi­nir les limites de la vie pri­vée et de la liber­té personnelle…

Tout le monde s’est déjà émer­veillé d’apprendre que les scien­ti­fiques pou­vaient doré­na­vant « voir le cer­veau fonc­tion­ner » et donc com­prendre les méca­nismes sous-jacents à nos prises de déci­sions. Mais dans ce monde où tout va très vite, ils ne sont déjà plus les seuls à s’intéresser à ces fas­ci­nantes ques­tions. Le monde de la finance et celui du mar­ke­ting les ont déjà annexés, avec des logiques internes fort dif­fé­rentes de celles du monde scien­ti­fique, et en s’accommodant de règles éthiques pro­ba­ble­ment moins contraignantes.

Par exemple, la « neu­ro-éco­no­mie », et plus par­ti­cu­liè­re­ment la « neu­ro-finance », suit de très près les recherches por­tant sur la manière dont nous effec­tuons des choix et pre­nons des déci­sions. Car nous sommes loin d’être aus­si ration­nels que nous le pen­sons et toutes les émo­tions para­sites qui peuvent venir grip­per des déci­sions aux consé­quences finan­ciè­re­ment périlleuses doivent être débus­quées et mai­tri­sées. Les tra­deurs sont donc à la recherche d’outils nou­veaux pour amé­lio­rer leurs per­for­mances, sous la forme de logi­ciels « d’analyse de sen­ti­ments » leur per­met­tant de com­prendre quand ils sont en train de sur­es­ti­mer l’un ou l’autre élé­ment de leur échi­quier déci­sion­nel. La nou­velle ten­dance bran­chée du neu­ro­feed­back y contri­bue éga­le­ment ; en com­pi­lant les mesures d’activités céré­brales de tran­sac­tions pré­cé­dentes et en les cor­ré­lant à celle en cours, il leur serait pos­sible d’optimiser en temps réel leurs prises de déci­sions. Nous gar­dons un pru­dent condi­tion­nel car les preuves scien­ti­fiques de l’efficacité de toutes ces tech­niques d’amélioration des per­for­mances céré­brales font encore cruel­le­ment défaut. Ce qui n’empêche pas leur busi­ness de tourner…

Quant au neu­ro­mar­ke­ting, c’est une dis­ci­pline déjà bien implan­tée depuis une dizaine d’années, notam­ment depuis l’expérience célèbre qui a mon­tré que les consom­ma­teurs optent plu­tôt pour le Coca-Cola lorsque le nom de la marque leur est don­né, alors qu’ils pré­fèrent géné­ra­le­ment le gout du Pep­si quand ils doivent choi­sir à l’aveugle. Là aus­si il s’agit de com­prendre quels méca­nismes sous-tendent les choix des consom­ma­teurs, de tes­ter les spots publi­ci­taires et de les opti­ma­li­ser pour les rendre plus effi­caces. Les neu­ro­mar­ke­teurs font pour cela appel aux tech­niques clas­siques de l’imagerie céré­brale que sont le bon vieux élec­tro-encé­pha­lo­gramme et la réso­nance magné­tique fonc­tion­nelle — il se chu­chote même que les appa­reils de nos hôpi­taux uni­ver­si­taires belges tournent la nuit pour de lucra­tives expé­riences de ce type. En cer­nant les méca­nismes neu­ro­lo­giques liés à la pré­fé­rence, l’attention, la mémo­ri­sa­tion et les émo­tions, nos déci­sions d’achat sont dis­sé­quées et mises à nu. Pauvres de nous qui croyons encore à l’impulsivité de nos achats… Néan­moins, si nul ne doute plus de la redou­table effi­ca­ci­té du mar­ke­ting, de nom­breux scien­ti­fiques res­tent scep­tiques face à ce déploie­ment de tech­niques de pointe et haussent les épaules devant ce qu’ils qua­li­fient de mys­ti­fi­ca­tion. Tels sont pris ceux qui croyaient prendre ?

Lire dans mon cerveau ?

Mais la neu­ro­tech­no­lo­gie la plus pro­met­teuse, aux dires de Zach Lynch, l’un des obser­va­teurs les plus poin­tus (et ambi­gus ?) des neu­ros­ciences, ce sont les sys­tèmes de détec­tion de la véri­té. Pous­sant tou­jours plus loin l’idée de lire dans nos pen­sées, ces approches ont connu un boom dans les années qui ont sui­vi le 11 sep­tembre 2001. Les nou­velles tech­niques qui ont été déve­lop­pées sont bien plus ambi­tieuses que le basique poly­graphe, qui détecte en fait les chan­ge­ments phy­sio­lo­giques lors des réac­tions émo­tion­nelles sup­po­sées accom­pa­gner le mensonge.

C’est doré­na­vant à la source que les poli­ciers ten­te­ront d’aller cher­cher la signa­ture du men­songe : dans le cer­veau lui-même. Le Brain Fin­ger­print est une ver­sion amé­lio­rée de l’électroencéphalogramme. Un ban­deau pla­cé autour de la tête capte les ondes émises par le cor­tex céré­bral lorsque l’individu recon­nait des images ou des mots. L’appareil par­vient ain­si à rendre un aper­çu des infor­ma­tions qui sont sto­ckées dans sa mémoire. Ain­si, même si un can­di­dat ter­ro­riste pré­tend que les images d’un camp d’entrainement au Pakis­tan n’évoquent rien pour lui, sa mémoire peut affir­mer le contraire.

Plus récem­ment encore, des cher­cheurs ont appe­lé à la res­cousse la réso­nance magné­tique fonc­tion­nelle, cette tech­nique qui ouvre véri­ta­ble­ment des fenêtres sur l’esprit en fonc­tion­ne­ment. L’idée est cette fois de mettre en évi­dence des zones du cor­tex qui sont plus actives quand on ment que quand on dit la véri­té. Car un men­teur doit en effet exé­cu­ter plus de tâches que quelqu’un qui dit la véri­té, puisqu’il doit ima­gi­ner un récit et veiller à ce qu’il soit cohé­rent. Ce n’est donc pas le men­songe lui-même que la machine détec­te­rait, mais l’effort de réflexion impo­sé au cer­veau, qui doit se sou­ve­nir non pas d’une, mais de deux infor­ma­tions contra­dic­toires : la véri­té elle-même et sa ver­sion travestie.

Ici aus­si, le monde scien­ti­fique est loin d’être convain­cu de la fia­bi­li­té des infor­ma­tions récol­tées. Cela n’empêche pas cer­tains juges de les uti­li­ser comme preuves et de fon­der des­sus leurs condam­na­tions. En Inde, pour la pre­mière fois au monde, une femme a ain­si été condam­née pour meurtre, en juin 2008, sur la base des résul­tats d’un détec­teur de men­songe neurologique.

Quand le destin s’en mêle…

Il n’y a pas que les détec­teurs de men­songes. Depuis quelques années, les scan­ners et autres exa­mens neu­ro­lo­giques sont de plus en plus sou­vent évo­qués par les avo­cats amé­ri­cains lors de pro­cès civils ou pénaux pour ten­ter de prou­ver, par exemple, que leur client est atteint d’une ano­ma­lie céré­brale qui l’empêche de contrô­ler ses pul­sions agres­sives. Il existe en effet un cou­rant de recherche qui porte sur les « pro­fils céré­braux » carac­té­ris­tiques de tout un éven­tail d’états psy­cho­lo­giques et de per­son­na­li­tés, allant de la sen­si­bi­li­té au stress à la pré­dis­po­si­tion à l’agressivité, aux « com­por­te­ments anti­so­ciaux » ou à la pédophilie.

Il est un fait que toute socié­té qui se veut démo­cra­tique et huma­niste ne peut se per­mettre de condam­ner un indi­vi­du aux prises avec des démons inté­rieurs plus forts que lui, n’est-ce pas ? Mais sous des dehors apai­sants, cette manière de déres­pon­sa­bi­li­ser les indi­vi­dus en les médi­ca­li­sant ouvre sur d’autres pentes glis­santes : la stig­ma­ti­sa­tion sociale, l’obligation de se faire trai­ter, voire de se faire « dépis­ter » en vue d’un trai­te­ment pré­ven­tif. Dans une telle socié­té, pas aus­si éloi­gnée qu’on pour­rait l’imaginer, un enfant éti­que­té « cri­mi­nel dès le bac à sable » — expres­sion chère à Nico­las Sar­ko­zy — ne devrait-il pas subir une reva­li­da­tion des­ti­née à le faire ren­trer dans le rang ? Encore une fois au détri­ment de toute remise en ques­tion de l’environnement social qui mène à de tels extrêmes ? Cette sorte de fata­li­té pré­dé­ter­mi­née porte en elle des germes insi­dieux qui pour­raient mettre en péril des valeurs aus­si fon­da­men­tales pour notre socié­té que la res­pon­sa­bi­li­té et la liber­té per­son­nelle. Et nous ramène à la notion de nor­ma­li­té évo­quée au début de cet article.

Notre cer­veau est loin d’être un organe comme les autres. Creu­set de l’identité per­son­nelle, sanc­tuaire du libre arbitre, refuge intime du Moi… Per­cer ses secrets entrouvre une boite de Pan­dore dont per­sonne ne peut pré­voir ce qu’il sor­ti­ra, tant pour cha­cun de nous en tant qu’individus que pour la socié­té dans son ensemble. C’est pour­quoi, s’il ne faut pas avoir peur des neu­ros­ciences, il convient tout de même de se mon­trer extrê­me­ment vigi­lant quant à l’utilisation des tech­no­lo­gies qui en découlent.

Cet article est en grande par­tie basé sur les échanges menés par des scien­ti­fiques, des éthi­ciens et d’autres experts euro­péens, qui se sont réunis à Amster­dam en avril 2004, sous l’égide de la Fon­da­tion Roi Bau­douin et du Rathe­nau Ins­ti­tuut. Les actes de ce col­loque, rédi­gés par Mar­jan Slob, Peter Raey­mae­kers et Karin Ron­dia sont dis­po­nibles sur le site de la Fon­da­tion Roi Bau­douin, sous le titre « Connec­ting Brains and Socie­ty. The present and future of brain science ».

Karine Rondia


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