Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Fallait-il vraiment offrir une tribune (supplémentaire) à la droite radicale ?
Le mois de septembre est traditionnellement l’occasion de l’annonce de modifications dans le paysage médiatique. Chaque média audiovisuel présente ainsi sa grille de rentrée, annonce monts et merveilles et espère moissonner auditeurs et téléspectateurs. Pour ne pas faillir à la tradition, la RTBF a annoncé une nouvelle étape de la liquidation de ses missions de service public, […]
Le mois de septembre est traditionnellement l’occasion de l’annonce de modifications dans le paysage médiatique. Chaque média audiovisuel présente ainsi sa grille de rentrée, annonce monts et merveilles et espère moissonner auditeurs et téléspectateurs. Pour ne pas faillir à la tradition, la RTBF a annoncé une nouvelle étape de la liquidation de ses missions de service public, Fun Radio a annoncé la suppression d’émissions pour des raisons économiques et LN24, la chaine privée d’info en continu, a présenté de nouveaux programmes, avec de nouveaux chroniqueurs.
En l’occurrence, la rentrée de ce dernier média comprend des nouveautés particulièrement remarquables, puisqu’il inaugure Oui mais nee, un échange hebdomadaire entre Theo Francken, de la N‑VA, et François Gemenne, politologue, chercheur spécialisé dans les questions climatiques et migratoires et habitué des studios de radio et de télévision. Plus discrètement, John-Alexander Bogaerts, éditeur responsable du très droitier hebdomadaire Pan, se voit confier une chronique chaque semaine.
Ces choix ne sont pas très étonnants dans le chef d’une chaine financée par de grands groupes et dont le rôle est clairement de porter sur le devant de la scène des thèses douces aux oreilles du patronat1. Certes, une certaine diversité de parole a pu être observée, mais la ligne éditoriale se veut globalement favorable aux intérêts patronaux, sans doute en réaction à la supposée hégémonie de gauche dans les médias2.
Certes, l’indépendance éditoriale de la rédaction vis-à-vis des financiers est garantie, mais on sait que, si ce type de garantie protège de l’immixtion dans le traitement de sujets déterminés, il n’empêche aucunement la constitution d’une rédaction à même de garantir une ligne idéologique globale particulière.
Il n’y a là, au fond, rien de répréhensible. La Revue nouvelle n’est-elle pas, elle aussi, fondée sur des choix politiques et éthiques ? Ne porte-t-elle pas, à ce titre, un regard particulier sur le monde qui l’entoure ? Si nous ne bénéficions pas du parrainage de puissants groupes que notre discours pourrait servir, nous n’y voyons pas une raison de feindre de découvrir les rapports entre les médias et les acteurs économiques.
Du reste, l’intégration à la grille des programmes de représentants emblématiques de la « droite décomplexée » (pour ne pas dire plus) est d’autant moins une surprise que LN24, depuis ses origines, lorgne vers les chaines françaises d’information continue, coutumières de l’ouverture de leurs antennes aux thèses de l’extrême droite, qui louchent elles-mêmes avec envie vers d’affligeants modèles états-uniens, dont l’inquiétante Fox News. Bien davantage que le ronron des échanges respectueux entre experts aux opinions divergentes ou que les débats entre représentants politiques respectables, le clash, le « politiquement incorrect » et les proclamations à l’emporte-pièce qui sont le fonds de commerce des extrêmes garantissent audience, scandales, controverses, clics, partages sur les réseaux sociaux et recettes publicitaires.
Tout cela n’est que trop prévisible, hélas, et il n’y aurait pas de quoi en faire un éditorial, ne serait la participation d’un universitaire renommé à ce Oui mais nee. Mais que va-t-il faire faire dans cette galère ? Dans un texte publié en ligne3 et en introduction du premier épisode de Oui mais nee4, il s’en explique : il refuse l’idée d’une démocratie fonctionnant sur la base de camps retranchés, dans laquelle on ne se parle pas, prend acte de l’importance politique de la N‑VA, considère que celle-ci a été légitimée par le rôle politique qui lui fut reconnu ces dernières années et entend bien porter de manière offensive une voix progressiste, libérale et écologiste, plutôt que de rester dans une attitude défensive.
Nul ne peut douter de sa sincérité lorsqu’il affirme œuvrer au bénéfice de la démocratie et qu’il entend mener un combat progressiste d’avant-garde, mais on peut sérieusement s’interroger quant à la pertinence des moyens mis en œuvre.
En tout premier lieu, il semble difficile de se réjouir de voir M. Francken disposer d’une tribune libre dans un média francophone. Il ne s’agit, en effet, pas de l’inviter en tant que mandataire politique pour lui demander de rendre compte de son action ou d’exposer son programme et, par là, de jouer le rôle de la presse : celui d’un contrepoids face aux discours partisans. L’idée est au contraire de l’inviter à disserter sur un sujet politique ou de société, de surcroit aux côtés d’une personnalité publique dont la légitimité repose sur son expertise universitaire. Il y a là un clair mélange des genres aboutissant à reconnaitre à M. Francken la légitimité d’un regard expert, et non partisan, sur la société. La Flandre ne manque pourtant ni d’intellectuels brillants ni d’experts identifiés comme « de droite ». On peut donc s’interroger sur les raisons qui ont poussé à choisir M. Francken parmi une liste d’invités potentiels (à laquelle nous n’avons pas accès, mais dont nous espérons qu’elle comprenait plus d’un nom)… et l’on peut être rapidement amené à considérer que sa popularité et son langage ne s’embarrassant pas de limites éthiques (telles que le refus du racisme, de l’homophobie ou du populisme) furent des éléments déterminants pour ce choix. Dans le contexte de chasse au buzz décrit ci-dessus, il est incontestablement un excellent client.
Il faut cependant, dans le même temps, reconnaitre que ce sont certainement ces « qualités » spécifiques qui accompagnent M. Francken d’une odeur de soufre. Il est sans doute encore un peu tôt pour abandonner toute prudence lorsqu’on offre une tribune hebdomadaire à un nationaliste qui applaudit aux politiques migratoires des Salvini et Orban, qui fréquente de près les gloires passées des Oostfronters5 et celles, contemporaines, de Schield en Vrienden, qui, secrétaire d’État, invita les services de sécurité soudanais à identifier des candidats réfugiés politiques6 ou, encore, qui fut éclaboussé par un scandale de trafic de visas belges. Bref, il fallait à LN24 une caution, un paravent, afin de déguiser en débat un générateur de buzz fondé sur une personnalité controversée.
Voilà l’utilité de la respectabilité universitaire de M. Gemenne : mettre en scène un débat contradictoire, l’affrontement démocratique et sans pitié de la gauche et de la droite… et que le meilleur gagne ! SudPresse ne s’y est d’ailleurs pas trompé qui, dans un article, indique que l’émission est « une confrontation des extrêmes de quinze minutes » et un « duel politique [qui] opposera Theo Francken (N‑VA) et le politologue François Gemenne7 ». Pas de panique, la séquence n’est donc rien d’autre qu’un affrontement d’extrémistes, un match de catch dans la boue opposant un leadeur de la droite radicale à un redoutable ponte académique adepte de la science décomplexée, promoteur d’une radicalité méthodologique qui justifierait peut-être la mise en place d’un cordon sanitaire, sicaire de groupuscules occultes tels que le CNRS et contributeur aux extrémistes Presses de Science Po. Il est ironique de constater que l’image de François Gemenne, elle aussi, est atteinte par sa participation, puisque le voilà extrémiste. C’est particulièrement délicat pour quelqu’un qui tente de porter une parole rationnelle dans l’espace public.
Du reste, s’il est aussi un extrémiste, c’est qu’il n’est pas bien grave d’en être un, que toutes les paroles se valent… et que l’on peut sereinement donner carte blanche à Theo Francken.
Sans contrextrémiste, cependant, point d’émission. Eût-il refusé que le projet aurait été en difficulté. Voilà son utilité spécifique.
Comme si cela ne suffisait pas, lors de la première édition, M. Gemenne a annoncé qu’il n’interviendrait pas en tant qu’universitaire, se dépouillant ainsi de l’essentiel de sa légitimité, de cette qualité qui fait que sa parole n’est pas celle d’un quidam, capturée au détour d’un micro-trottoir, et en vertu de laquelle, précisément, il a été invité sur LN24. M. Francken, sans surprise, n’a pas annoncé qu’il ne parlait pas en tant que parlementaire ou membre de son parti, qualités qui fondent l’importance de sa parole. On comprend dès lors mal la nature du combat qui est censé se dérouler et qu’annonce M. Gemenne. D’une part, on peut se demander si la qualité d’universitaire serait d’une quelconque utilité face à une droite radicale qui n’a que faire des arguments rationnels et de la science, qui ne parle pas en vérité, mais en affirmation péremptoire, qui ne cherche qu’à imposer des thèmes, des éléments de langage et des sophismes, et pour qui la contradiction n’est pas tant une opposition qu’un écrin dans lequel elle jubile de pouvoir présenter ses idées avariées. Le « débat » entre un universitaire et un politique illibéral n’a pas de sens. Pour autant, on ne saisit pas en quoi l’affrontement aurait davantage de pertinence si l’universitaire se défaisait de son statut, de ce qui fonde son peu de légitimité dans le discours public. En effet, voici que, grâce à cette contorsion, seul Theo Francken campe sur une assise solide. Qu’aurait-il à craindre des éventuelles charges héroïques de son contradicteur ?
Le premier épisode de cette émission fut la parfaite illustration de ce qui précède. Axé sur un thème qui était un magnifique cadeau pour Theo Francken — « Les démocrates ne peuvent pas laisser les questions d’identité collective à l’extrême droite » —, piloté par un Martin Buxant jubilant visiblement de se trouver aux commandes de cette croisière pour le buzz, il se déroula comme sur du velours. M. Francken se fit le chantre de l’identité collective comme fondement de la société, mais d’une identité inclusive, bien entendu, dans laquelle toute personne de bonne volonté est la bienvenue, même si on ne peut accueillir toute la misère du monde… Face à ce discours bien rodé, et tellement prévisible, celui qui s’était défait de son costume de chercheur ne se résolut pas à enfiler celui d’opposant politique, ne mit pas en cause le récit de ses engagements par M. Francken, n’interrogea pas les conséquences de ses politiques, ne douta pas de sa sincérité et finit par exprimer sa satisfaction de le voir prendre ses distances d’avec l’extrême droite.
Victoire sur toute la ligne au terme de cette émission qui s’est achevée sur un consensus : M. Francken affirmait ne pas être d’extrême droite et même être farouchement opposé à ce courant de pensée, tandis que M. Gemenne confirmait que cette profession de foi lui semblait pouvoir tenir lieu de preuve.
Aurait-il pu en être autrement ? Dans cette configuration, sans doute pas8. Il n’en demeure pas moins que, grâce à l’enthousiasme de chacun, M. Francken a pu élargir son audience en terres francophones et a pu y adresser, sans contradiction sérieuse, son message conservateur et sa vision personnelle de son action politique. Il n’est pas certain que LN24 soit une chaine suffisamment regardée pour peser sur les équilibres politiques, mais on ne peut nier qu’elle a enfoncé un coin (de plus) dans les défenses contre l’illibéralisme en montant une comédie de débat dans laquelle M. Francken n’est plus dans la position de celui qui répond aux questions, qui justifie son action, qui rend compte au citoyen, mais dans celle de celui qui explique le monde.
Pire encore, en adoubant de fait Francken comme « n’étant pas d’extrême droite », M. Gemenne a désavoué l’action des associations de lutte contre le racisme et des collectifs qui ont fréquemment dénoncé le racisme des propos de M. Francken et insistent pour que l’on ne puisse pas déshumaniser les migrants, comme il le fit plus d’une fois, dans ses tweets et « traits d’humours ». De plus, il a aidé à légitimer les troles qui s’inspirent de l’ex-secrétaire d’État pour répandre leur prose nauséabonde sur les réseaux sociaux et harceler les militants antiracistes. Théo Francken fait, en effet, partie de ces personnalités qui utilisent leur reconnaissance médiatique pour « exciter » leurs fans contre des adversaires qu’il désigne, parfois nommément, dans ses tweets acerbes.
À nouveau, il n’est pas surprenant de voir LN24 adopter cette politique-là, mais cet épisode pose une fois de plus la cruelle question de savoir ce que les progressistes, et tous les partisans du libéralisme politique, peuvent faire pour porter d’autres idées et pour s’opposer à l’avancée de ce qui ne peut que faire la ruine de nos démocraties. Un premier pas serait sans doute de s’abstenir de toute action qui pourrait servir de caution à la droite radicalisée, par exemple en reconnaissant en Theo Francken un interlocuteur adéquat pour un véritable débat et, par là, en laissant croire qu’il développe une argumentation quand il ne fait qu’enchainer les fake news et les sophismes.
Un deuxième élément pourrait être de dénoncer la pseudoneutralité des animateurs de débats, lors même qu’ils laissent débiter de flagrantes contrevérités à leur antenne. Ainsi, en ne réagissant pas à l’affirmation de Theo Francken selon laquelle la Flandre représentait 80% du PIB belge, Martin Buxant, que l’on ne peut soupçonner d’ignorer que cette affirmation est fausse, renonce clairement à une position journalistique et neutre.
Un troisième enjeu serait certainement de questionner les formats : le temps nécessaire à l’énonciation d’une contrevérité est bien plus court que celui requis par son démontage et par la construction d’une proposition opposée.
Bien entendu, ces trois éléments — refus de prêter mainforte, exigence de rigueur à l’égard des journalistes et interrogation des formats — sont sans doute insuffisants dans le contexte actuel. Cela étant, des mesures simples, comme la conception francophone du cordon sanitaire, ont prouvé leurs effets vertueux et il n’est pas impossible que de tels recadrages aident fort utilement à la préservation de lieux de résistance aux paroles extrémistes.
- Comme indiqué sur le site de LN24, le capital de l’entreprise est notamment détenu par le bancassureur Belfius, le groupe de construction Besix, et les entrepreneurs Giles Daoust et Jean-Pierre Lutgen. Belfius et Besix possèdent à eux seuls 80 % des 4,5 millions d’euros du capital initial de la chaine.
- À ce sujet, voyez « Comment les bleus pétrolent », La Revue nouvelle, n° 5/2018, p. 2 – 7.
- Gemenne F., « Pourquoi je pense qu’il faut débattre avec Theo Francken », Medium.
- « Les démocrates ne peuvent pas laisser les questions d’identité collective à l’extrême droite », ln24.BE.
- Les Oostfronters sont les combattants flamands du front de l’Est, durant la Deuxième Guerre mondiale.
- Hajji A. « L’effet Francken », La Revue nouvelle, n° 1, 2008, p. 6 – 10.
- « LN24 présente sa nouvelle grille des programmes… avec Theo Francken en chroniqueur », Sudinfo.be, 27 aout 2020.
- La comparaison avec l’interview croisée entre les présidents du Vlaams Belang et du PTB nous parait tout à fait pertinente, voir Hajji A., « Interview croisée PTB/Vlaams Belang : combattre l’extrême droite ne s’improvise pas », La Revue nouvelle, n° 2, 2020, p. 6 – 10.