Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Faites vos Jeux

Numéro 07/8 Juillet-Août 2008 par Luc Van Campenhoudt

juillet 2008

Après l’Eu­ro 2008 en juin et avec les Jeux olym­piques en août, l’é­té spor­tif se ter­mi­ne­ra plus gran­diose encore qu’il n’a­vait com­men­cé. À côté de ces évé­ne­ments majeurs, le Tour de France fait presque figure de cri­té­rium de vil­lage et Wim­ble­don de par­tie de bad­min­ton au fond du jar­din. Exci­tée comme jamais, la RTBF l’a­vait annon­cé : l’é­té […]

Après l’Eu­ro 2008 en juin et avec les Jeux olym­piques en août, l’é­té spor­tif se ter­mi­ne­ra plus gran­diose encore qu’il n’a­vait com­men­cé. À côté de ces évé­ne­ments majeurs, le Tour de France fait presque figure de cri­té­rium de vil­lage et Wim­ble­don de par­tie de bad­min­ton au fond du jar­din. Exci­tée comme jamais, la RTBF l’a­vait annon­cé : l’é­té 2008 serait celui du sport. Dès la mi-juin, au cœur de l’Eu­ro, ses audiences excep­tion­nelles lui don­naient déjà raison.

À un gros détail près : ce n’est pas tant de sport qu’il s’a­git que de spec­tacle. Les édi­to­ria­listes et chro­ni­queurs de nos médias tombent chaque fois dans le même pan­neau, avec une com­plai­sance d’au­tant plus grande qu’elle est « cri­tique » : pour tous, il est bien ques­tion, d’a­bord, de sport. De sport-spec­tacle, de sport-busi­ness, de sport-poli­tique certes, mais de sport avant tout, dont les valeurs d’ef­fort, de gra­tui­té, d’é­mu­la­tion, de fair-play, d’es­prit d’é­quipe, d’u­ni­ver­sa­lisme, de « l’im­por­tant est de par­ti­ci­per » doivent être sau­ve­gar­dées et pro­té­gées des contre-valeurs de tri­che­rie, d’in­té­rêt, de riva­li­té, d’an­ti­jeu, d’in­di­vi­dua­lisme, de natio­na­lisme, de « l’im­por­tant est de gagner ». Com­ment pen­ser encore que le mot « sport » est juste et appro­prié quand, pour vingt-deux gaillards qui se dis­putent un bal­lon ou douze sprin­teurs qui se cambrent sur leurs star­ting-blocks, plu­sieurs dizaines de mil­liers de sup­por­teurs retiennent leur souffle dans le stade, plu­sieurs cen­taines de mil­liers de tra­vailleurs de toutes sortes voient enfin le cou­ron­ne­ment d’an­nées de pré­pa­ra­tion, un ou deux mil­liards de télé­spec­ta­teurs per­mettent aux télé­vi­sions du monde entier de faire explo­ser l’au­di­mat ? Bref, quand une masse innom­brable, com­po­sée dans son immense majo­ri­té de non-spor­tifs ova­tionne une poi­gnée d’ac­teurs qui « per­forment » (comme dit bien l’an­gli­cisme) dans un méga-spec­tacle mis en scène par quelques VIP qui contemplent, tel Néron, le poids de leur pou­voir et l’es­sor de leur fortune ?

Si le sport est roi, le spec­tacle est dieu. Un spec­tacle total au sens où il implique qua­si­ment tous les registres de l’ex­pé­rience col­lec­tive et indi­vi­duelle (éco­no­mique, poli­tique, juri­dique, idéo­lo­gique, cultu­rel, psy­cho­lo­gique…), un spec­tacle glo­bal au sens où il met toute la pla­nète en connexion, un spec­tacle « spor­tif » aus­si bien sûr au sens où la repré­sen­ta­tion consiste en un ensemble d’ac­ti­vi­tés phy­siques très diver­si­fiées qu’on appelle « le sport ». Mais un spec­tacle d’a­bord et avant tout.

Le sport a bien enten­du beau­coup à y voir, mais seule­ment comme l’ob­jet par­fai­te­ment adé­quat d’un tel spec­tacle. Car, en cette période de l’his­toire des hommes, seule cette acti­vi­té qu’on appelle le sport se prête à ce point à la magie du spec­tacle total. Il met en scène, dans des céré­mo­nies gran­dioses, des héros capables d’ex­ploits extra­or­di­naires mais aus­si expo­sés à de cruelles défaites et à de pitoyables nau­frages. Il sus­cite des vagues défer­lantes d’é­mo­tions col­lec­tives au cours de com­bats épiques dont l’is­sue est jus­qu’au bout incer­taine. Il exalte le corps humain dans ses limites phy­siques extrêmes. Il fait voir, sou­vent, des gestes fran­che­ment beaux, des coups de génie et des moments de grâce. Il offre, au bout du compte, cette double pos­si­bi­li­té de don­ner une impor­tance déme­su­rée à la vic­toire des siens et de se remettre faci­le­ment de leur défaite, puis­qu’au moment de décep­tion, on peut dire qu’a­près tout, ce n’é­tait qu’un jeu.

La médaille olym­pique a bien son revers. Le spec­tacle total et glo­bal pré­sente tous les excès, constam­ment dénon­cés, de sa propre mons­truo­si­té : la récu­pé­ra­tion poli­tique, des méthodes d’en­traî­ne­ment inhu­maines, le dopage mas­sif, l’ex­ploi­ta­tion du tra­vail des enfants, la cor­rup­tion à grande échelle et le blan­chi­ment d’argent1, la vio­lence de sup­por­teurs… Il s’ins­crit dans l’i­déo­lo­gie domi­nante du mar­ché et de la concur­rence paci­fique entre les bien nom­més « concur­rents », les nations et les mul­ti­na­tio­nales. Il est tra­ver­sé par les ambi­va­lences et les contra­dic­tions de l’é­poque : entre la vic­toire sur soi et la vic­toire sur l’autre, entre la fra­ter­ni­té uni­ver­selle et la confron­ta­tion des nations, entre la femme spec­ta­trice, admi­ra­trice du mâle et la femme cham­pionne qui s’af­firme son égale. Com­ment faire sem­blant de croire, une seule seconde, qu’il est pos­sible de sau­ve­gar­der, tel un sanc­tuaire de rafraî­chis­santes ver­tus, la dimen­sion essen­tiel­le­ment spor­tive de tels évé­ne­ments quand chaque nou­veau jour démontre, mieux que le pré­cé­dent, que le sport n’est que l’ar­gu­ment d’un spec­tacle et le jouet d’en­jeux et d’in­té­rêts qui le dépassent complètement ?

Il faut bien, pour­tant, qu’il y ait, dans le spec­tacle spor­tif, quelque chose de puis­sant et d’exal­tant qui fait que tant d’hu­mains passent l’é­ponge sur les débor­de­ments du monstre et se laissent prendre, à ce point, aux Jeux.
Sans doute faut-il vivre en Bel­gique en été 2008, pour sai­sir au mieux, par contraste, le res­sort pro­fond de l’en­goue­ment pour le spec­tacle spor­tif, au-delà des méca­nismes bien connus de condi­tion­ne­ment média­tique et poli­tique des masses : le fait, tout sim­ple­ment et pré­ci­sé­ment, qu’il s’y passe quelque chose, capable de sus­ci­ter l’in­té­rêt et l’en­thou­siasme, fût-ce briè­ve­ment. Au moment où l’Eu­ro 2008 vient de se ter­mi­ner et où, les Jeux de Pékin sont en cours, ici, chez nous, il ne se passe tou­jours à peu près rien, sinon des psy­cho­drames qui n’a­bou­tissent qu’à de nou­velles pous­sées de fièvre, d’é­ter­nelles dis­cus­sions de méthode et des cal­culs tac­tiques en vue des élec­tions sui­vantes pour n’a­voir pas su conclure les pré­cé­dentes. Au moment où le prix des pro­duits de base dérape, où l’en­vi­ron­ne­ment se dégrade à une vitesse hal­lu­ci­nante, où les ten­sions sociales et cultu­relles s’ac­cen­tuent et où l’É­tat ne sait plus où il en est (pour s’en tenir à ces pro­blèmes), le gou­ver­ne­ment et le Par­le­ment fédé­ral semblent, le plus sou­vent, péda­ler dans le vide. Sur­tout, on cher­che­ra en vain, dans le registre poli­tique, quelque chose qui soit sus­cep­tible d’é­veiller un désir, de moti­ver un enga­ge­ment, de sou­te­nir une ardeur. Et cela devient désespérant.

« Il faut que quelque chose se passe », écri­vait Oscar Wilde. N’est-ce pas ce cri-là, sourd le plus sou­vent, stri­dent par­fois, qui tra­verse la socié­té entière, s’é­pou­mo­nant devant l’im­pos­si­bi­li­té de faire adve­nir ce « quelque chose » ? La crise ne se défi­nit pas par l’am­pleur des pro­blèmes, mais par l’im­puis­sance face à eux.
Com­ment bien défi­nir les pro­blèmes et quels objec­tifs se fixer prio­ri­tai­re­ment ? Sur quelles forces poli­tiques, sociales, éco­no­miques et cultu­relles comp­ter ? Com­ment conce­voir, à l’heure actuelle, des actions effi­caces et mobi­li­sa­trices ? Bref, quel est ce nou­veau chan­tier que nous avons à ouvrir dès aujourd’­hui ? Répondre à ces ques­tions, telle est la tâche. À laquelle La Revue nou­velle s’at­tel­le­ra de plus belle.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.