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Faire taire les voix des sans-voix

Numéro 5 - 2015 - Burundi presse par Marie-Soleil Frère

juillet 2015

En 2010, La Revue nouvelle publiait un article qui soulignait à la fois les avancées remarquables de la liberté de la presse au Burundi, en particulier le travail des radios indépendantes, et les difficultés persistantes dans le secteur des médias. Cinq ans plus tard, les constats sont les mêmes. 

Le Mois

En 2010, La Revue nouvelle publiait un article qui soulignait à la fois les avancées remarquables de la liberté de la presse au Burundi, en particulier le travail des radios indépendantes, et les difficultés persistantes dans le secteur des médias : fragilité financière, entraves à la liberté d’expression, failles professionnelles et monopolisation des médias dits publics par le parti au pouvoir1. Cinq ans plus tard, les constats sont les mêmes. Mais, ces derniers mois, la situation des médias s’est progressivement dégradée, aboutissant, à la mi-mai 2015, à une impasse inédite : à la veille du processus électoral, la quasi-totalité des médias d’information générale indépendants n’est plus en mesure de fonctionner2.

Si les relations entre la plupart des médias privés et les autorités politiques étaient tendues de longue date, elles se sont détériorées en janvier 2015, avec l’arrestation et l’incarcération de Bob Rugurika, directeur de la Radio publique africaine (RPA). En cause : la diffusion, par la radio la plus populaire du Burundi, d’un témoignage mettant en cause des personnalités importantes du régime dans l’assassinat de trois religieuses italiennes en septembre 2014. Pour avoir recueilli et diffusé les propos d’une personne affirmant avoir pris part à ces exécutions, Bob Rugurika a été mis sous les verrous pour « complicité d’assassinat ». Le bras de fer qui oppose cette radio au parti au pouvoir, le CNDD-FDD, n’est pas neuf3 : se proclamant « la voix des sans-voix », la RPA tend régulièrement le micro, depuis sa création en 2000, aux opposants politiques les plus virulents et à la société civile critique vis-à-vis de la gouvernance des autorités burundaises4. Sa popularité croissante, également liée au succès de ses émissions participatives laissant une large place à la parole des auditeurs, l’a amenée à ravir la place de leadeur à la radio publique RTNB (Radio télévision nationale du Burundi), non seulement à Bujumbura, mais dans certaines provinces où elle peut être captée. Cette popularité de la RPA s’est manifestée très ouvertement lors de la libération, à la suite d’intenses pressions diplomatiques, de Bob Rugurika le 19 février 2015 : des milliers de Burundais se sont massés le long de la route menant de Muramvya (où il était détenu), jusqu’au bâtiment de la radio, afin de le saluer.

L’éradication des radios indépendantes

Cette manifestation de soutien fut en quelque sorte le prélude de celles qui devaient débuter le 26 avril à la suite de l’investiture de Pierre Nkurunziza comme candidat aux élections présidentielles, concourant pour un troisième mandat. Les radios privées, Radio Isanganiro, Radio Bonesha, Radio Renaissance et, bien sûr, la RPA, ont relayé les mouvements de contestation dès leur apparition dans les rues de Bujumbura. Face à elles, Réma FM, radio privée très proche du CNDD-FDD, véhiculait la propagande du régime et tentait même, par des allusions plus ou moins voilées, de distiller une grille de lecture ethnique des évènements.

Les radios étaient déjà dans le collimateur… Tout au long des mois de mars et avril 2015, plusieurs journalistes, à Bujumbura et en province, avaient fait l’objet de menaces. Un document distribué au sein du CNDD-FDD assimilait les journalistes à des « ennemis de la nation », au même titre que les personnalités politiques de l’opposition et les militants de la société civile.

Dès le début des manifestations, le 26 avril 2015, les autorités publiques ont suspendu totalement la RPA et mis fin à la diffusion dans les provinces des deux autres principales radios indépendantes, Radio Bonesha et Radio Isanganiro5. Les populations de l’intérieur du pays se sont donc retrouvées dans un « noir informationnel ». Deux semaines plus tard, à la faveur de la tentative de coup d’État, les 13 et 14 mai, l’éradication des radios indépendantes a été achevée. Le 13 mai, des manifestants s’en sont pris à la radio Réma FM, régulièrement qualifiée de « média de la haine », pillant ses équipements, la mettant hors d’état de fonctionner. La nuit suivante, des policiers ont pénétré dans les locaux de la RPA et y ont mis le feu. Le lendemain matin, les radios Bonesha, Isanganiro et Renaissance ont été attaquées par des forces de l’ordre qui ont détruit leur matériel à la kalachnikov6. Des dizaines de journalistes ont alors fui ou ont été exfiltrés vers Kigali après plusieurs jours de clandestinité7.

Après les habitants des campagnes, ce sont ceux de Bujumbura qui se retrouvent privés de toute information indépendante, ce qui a laissé la porte ouverte à des rumeurs aussi inquiétantes qu’invérifiables. Restent les médias internationaux (RFI et France 24 principalement, mais qui n’émettent pas en kirundi, la langue privilégiée par 92 % des auditeurs8) et l’hebdomadaire indépendant Iwacu, qui poursuivent la couverture des manifestations, non sans difficultés. Le 4 juin, le correspondant de France 24 s’est vu retirer son accréditation, au prétexte qu’elle lui avait été octroyée dans le cadre de la couverture du processus électoral, et non des manifestations. Les médias internationaux ont été accusés d’encourager les manifestants, voire même de monter de toutes pièces l’agitation dans les quartiers où se déroulaient les contestations. Quant à la rédaction d’Iwacu, elle dénonce les menaces croissantes auxquelles sont confrontés ses journalistes lorsqu’ils se rendent en reportage9.

À la veille des scrutins, la situation est donc dramatique pour les médias burundais, et plus encore pour les électeurs. L’énorme majorité d’entre eux, désormais habitués au pluralisme des voix, ne peuvent plus recevoir que la RTNB, véhicule de la campagne du parti présidentiel. Si la télévision d’État est entièrement dévolue à la propagande du président sortant, la radio nationale s’est montrée plus mesurée depuis le début de la crise, mais elle est actuellement l’objet d’une tentative de reprise en main, les journalistes les plus professionnels étant écartés ou menacés. Quelques journalistes restés au pays ont lancé des initiatives de diffusion d’informations en ligne (à l’instar de SOS Médias Burundi), via les réseaux sociaux (Facebook, Twitter) ou les plateformes de stockage de contenu (soundcloud); mais, dans un pays dont le taux de pénétration d’internet atteint à peine 8%, ces sources alternatives ne permettent pas de lutter contre la désinformation et les rumeurs qui touchent le plus grand nombre.

Outre les problèmes sécuritaires et la confiscation des libertés publiques, l’annihilation de l’espace médiatique indépendant ôte donc au processus électoral annoncé toute possibilité d’être qualifié de démocratique.

Que retenir de cette situation ?

Le premier constat réside dans la place particulière qu’occupent les médias dans l’espace public burundais : depuis l’échec politique des élections de 2010, les médias sont devenus les seuls espaces restants pour le débat contradictoire, ce qui les a amenés à se substituer à une opposition politique aphone, absente ou affaiblie. Ce positionnement ambigu a été pour les radios lourd de conséquences, puisque le pouvoir a développé une rhétorique les assimilant à l’opposition et donc les érigeant en adversaires politiques à part entière, alors qu’elles se veulent un lieu de dialogue pour toutes les composantes de la société burundaise10. Aujourd’hui, si les radios sont interdites de fonctionnement, c’est parce qu’elles sont sous le coup d’une procédure judiciaire : ayant permis aux putschistes du 13 mai de faire des déclarations sur leurs antennes, elles sont soupçonnées de complicité avec les militaires.

Le second enseignement que l’on peut tirer est que, en une quinzaine d’années d’existence, les radios privées burundaises ont contribué à transformer profondément les mentalités : parce qu’elles reposaient toutes sur des rédactions « multiethniques », parce qu’elles diffusaient de nombreux programmes visant à la réconciliation et à l’apaisement des tensions, parce qu’elles donnaient abondamment la parole aux auditeurs, les radios ont sans doute semé les graines qui ont amené dans la rue une jeunesse consciente de ses droits, frustrée de leur non-reconnaissance et émanant des communautés hutu et tutsi sans distinction. Or, le travail des médias a été rendu possible par le soutien financier de la communauté internationale : ONG internationales (l’américaine Search for Common Ground, la néerlandaise Bénévolencija et la française Institut Panos Paris), coopérations bilatérales (en particulier la Belgique, la France, mais aussi la Suède et le Royaume Uni) et multilatérales (Union européenne, agences des Nations unies) ont consacré aux médias burundais des millions de dollars ces dernières années, permettant l’éclosion d’un secteur des médias diversifié et professionnel, pouvant se permettre une indépendance totale vis-à-vis du pouvoir, mais profondément dépendant de cette aide extérieure. Le rôle joué par les radios montre combien cet investissement, aujourd’hui en grande partie réduit à néant, était justifié et adéquat dans le contexte du Burundi « post-conflit ». Il permet aussi d’espérer que, si les capacités techniques des radios ont pu être détruites en quelques heures, si la corporation des journalistes, jusqu’ici très solidaire, a été ébranlée et fragilisée en quelques semaines11, la prise de conscience par les auditeurs de l’importance et de l’utilité du pluralisme de l’information, de la diversité des opinions et de leur confrontation ne pourra pas être si facilement effacée des esprits. Des élections sans médias libres ne peuvent pas être démocratiques : et ça, grâce aux radios privées, une bonne partie des Burundais le sait, aujourd’hui bien mieux qu’hier…

  1. M.-S. Frère, « Les jeunes radios privées au Burundi, en RDC et au Rwanda », La Revue nouvelle, octobre 2010, p. 55 – 68.
  2. Le paysage médiatique burundais comptait, début 2015, vingt-trois radios, cinq télévisions, trente-six publications (dont beaucoup sont irrégulières) et quelques agences de presse en ligne.
  3. Pourtant, la radio a été, il y a dix ans, très utile à l’ancien mouvement rebelle converti en parti politique. Après avoir été parmi celles qui donnaient la parole aux mouvements armés, elle a même été considérée en 2005 comme offrant une couverture déséquilibrée de la campagne électorale, à l’avantage du CNDD-FDD. Voir M.-S. Frère, Élections et médias en Afrique centrale. Voie des urnes, voix de la paix ?, Karthala, 2009.
  4. En outre, la radio a été fondée par Alexis Sinduhije, ancien journaliste entré en politique en 2009, avec la création du parti MSD : le pouvoir accuse régulièrement la RPA d’être une radio politique, au service de ce parti.
  5. La diffusion en province de ces radios est tributaire de l’utilisation des infrastructures de la RTNB qui sont louées par les radios privées. Cette suspension est donc très facile à opérer pour les autorités publiques.
  6. Il faut souligner que les médias ont été les seuls édifices sciemment ciblés et détruits durant les deux jours de combats armés.
  7. La situation est paradoxale : les journalistes burundais menacés pour leur liberté de ton ont trouvé refuge dans un pays qui n’est pourtant pas un modèle en matière de liberté de la presse.
  8. Deux radios internationales émettent en kirundi : la BBC (trente minutes par jour) et la VOA. Elles ne sont disponibles en FM qu’à Bujumbura.
  9. |Iwacu, 17 juin 2015, http://bit.ly/1GK4kIM. Créé en 2008, Iwacu, qui touche essentiellement une élite urbaine lettrée, tire à deux-mille exemplaires.
  10. La devise de la Radio Isanganiro est explicite : « Le dialogue vaut mieux que la force. »
  11. Les médias burundais ont développé, depuis 2005, des initiatives conjointes de collecte, traitement et diffusion de l’information appelées « synergie des médias ». Voir M.-S. Frère, « Les jeunes radios privées…», op. cit. Les autorités burundaises refusent jusqu’à ce jour la reprise de ce travail collectif, compromis en outre par l’impossible cohabitation, actuellement, entre Réma FM et les autres radios privées.

Marie-Soleil Frère


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