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« Faire l’idiot ! »

Numéro 1 – 2021 - communication déconnexion idiot par Miriam Rasch

février 2021

Agir en idiot pourrait être l’outil de subversion dont nous avons besoin dans notre monde obsédé par la communication. Dans cette ère du capitalisme de surveillance renforcée, la non-communication peut devenir une interférence active. Le temps n’est peut-être pas tout à fait venu de vous débarrasser de votre téléphone, mais l’inefficacité et la décélération pourraient s’avérer des outils utiles.

Dossier

« Pinkpoppppppppppp ! »1 Quelqu’un, dans le public, a crié le nom de l’autre festival de musique à la fin de mon discours sur la scène des conférences du festival Lowlands. « Excusez-moi?»… J’ai commencé à rire, heureusement, parce que pendant un moment, je ne savais pas quoi dire. « Hey mec, tu as perdu ton chemin ou quoi ? », a crié quelqu’un d’autre, et « Tu es bien perché ? ».

C’est seulement après la fin de la conférence, après être descendue de la scène par l’escalier qui mène aux coulisses, que j’ai réalisé que le type avait mieux compris ce que je disais sur le caractère exemplaire de la figure de l’idiot à l’ère postdigitale, que n’importe qui d’autre dans la tente… y compris moi-même. Il avait instantanément pris à cœur la leçon de l’idiot et, avec son appel déplacé, l’avait immédiatement appliquée. Il était l’idiot, comme j’avais dit que nous devrions l’être.

« L’idiot ne “communique” pas2 », écrit le philosophe Byung-Chul Han dans Psychopolitique. Il peut parler, bien sûr, mais pas pour transmettre un certain message. Cela rend l’idiot instantanément subversif à notre époque où la communication compte parmi les produits les plus importants. Pas tant parce que nous valorisons l’échange d’informations ou parce que nous pouvons apprendre les uns des autres. Non : plutôt parce que la communication effrénée, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, est ce qui fait tourner le capitalisme de surveillance. Elle alimente les bases de données et aide à entrainer les algorithmes. Si tout le monde quittait Facebook et Instagram maintenant, s’arrêtait d’envoyer des e‑mails et des messages, et jetait son smartphone dans le fossé — en d’autres termes, si tous les flux de données de communication étaient rigoureusement stoppés — alors le capital serait également empêché de circuler. Un capital qui est enchevêtré avec les intérêts de ceux qui veulent garder un œil sur nous, qu’il s’agisse de gouvernements, de services de sécurité ou d’entreprises comme Cambridge Analytica, qui vend le rêve de la propagande avec retour sur investissement garanti à toute idéologie politique prête à payer pour cela. Les moyens : les profils de données. La source : la « communication totale ». L’objectif : la « surveillance totale », comme l’appelle Han. Cependant, pour générer des données utiles, on doit se déplacer, tout comme on doit parler pour être mis sur écoute. Par conséquent, le silence et l’immobilité sont la mort de la société de contrôle. L’idiot le sait.

« Faites l’idiot ! » Soyez un idiot ! Dans sa conférence de 1987 « Qu’est-ce que l’acte de création3 ? », Gilles Deleuze a utilisé ces mots pour désigner l’idiot comme exemple pour les philosophes… et tous ceux qui veulent penser pour agir sur le monde. L’idiot crée un espace de réflexion privé, dans lequel de nouvelles choses peuvent se produire. Il est « un personnage conceptuel », expliquent Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?4. Depuis lors, la pression à communiquer et « être transparent » n’a fait qu’augmenter. Et avec elles, le besoin « d’espaces libres, de silence, de quiétude et de solitude » comme les appelle Han, dans lesquels la pensée privée pourrait survenir. Devrions-nous jeter nos smartphones, alors, et faire vœu de silence ? Non : cela deviendrait également prévisible à long terme. Bien au contraire, l’idiot est imprévisible… et crie « Pinkpop » dans une tente des Lowlands.

L’idiot archétypique sur lequel Deleuze revient dans Qu’est-ce que l’acte de création ? est celui de Dostoïevski. Il se passe quelque chose d’étrange avec les personnages de Dostoïevski, dit-il. Ils souffrent de troubles chroniques et se laissent constamment distraire par des choses infimes. « Un personnage s’en va, descend dans la rue, tout ça comme ça, et dit “Une telle, la femme que j’aime, Tania, m’appelle au secours, j’y vais, je cours, je cours, oui, Tania va mourir si je n’y vais pas”. Et il descend son escalier et il rencontre un ami, ou bien il voit un chien écrasé et il oublie complètement. Il oublie, il oublie complètement que Tania l’attend, en train de mourir. Il se met à parler comme ça, il se met…, et il croise un autre camarade, il va prendre le thé chez le camarade et puis tout à coup, il dit “Tania m’attend, il faut que j’y aille”.» Ces personnages sont constamment impliqués dans toutes sortes d’urgences et pourtant il se produit toujours quelque chose de plus important. Mais quel est ce « quelque chose » ? Ils ne peuvent pas le saisir, et nous non plus.

Bon… en quoi est-ce un exemple ? Oublier les personnes dans le besoin, courir d’un endroit à l’autre, être constamment dans un état d’alerte… je préfèrerais me l’éviter. Ce qui fait de l’idiot une figure digne d’être imitée à notre époque, cependant, c’est son « inefficacité » fondamentale. Son refus de rationaliser ses choix et ses actions. Son recours à l’intuition et son savoir que l’intuition ne peut être disséquée. Mais aussi son innocence. Ne faites pas erreur : l’idiot n’est pas un escroc. Le menteur connait la vérité et veut la cacher, c’est son objectif. Le menteur communique toujours, veut vous vendre quelque chose. Il provoque, influence, essaie de persuader et utilise à ces fins toutes les techniques disponibles, en accord complet avec le paradigme de la communication et de la surveillance totales. L’idiot ne se soucie pas de la vérité. À la fin, il n’a aucun message à proclamer.

Ce que l’idiot nous apprend, selon Isabelle Stengers, c’est plutôt la valeur du ralentissement et de la « suspension » de la vérité5. Bien que l’idiot de Dostoïevski semble être l’un des premiers cas de trouble du déficit de l’attention, Stengers souligne que la non-communication de l’idiot provoque plus que tout une décélération. Une chose ne mène pas à la suivante. Il n’y a pas de progrès. Il ne veut rien avoir affaire avec les relations causales ; « et ainsi…» n’appartient pas à son vocabulaire. Quelque chose pourrait toujours arriver qui n’a rien à voir avec ce qui s’est passé avant : une rencontre au hasard, un chien écrasé, une tasse de thé.

Et ainsi, l’idiot laisse la machine de communication totale et de surveillance totale arriver à un arrêt brutal. Il vous laisse sans voix et vous fait rire en même temps, comme cela m’est arrivé sur cette scène du festival. Bégayer et rire sont tous deux littéralement des ralentisseurs de communication, résultats d’un virage inattendu et ouverture d’un autre virage imprévisible. L’idiotisme, dit Han, est donc une pratique de liberté, peut-être l’une des rares qu’il nous reste. Au fond, cette liberté consiste à ignorer le besoin d’intelligibilité. C’est une liberté poétique, pourrait-on dire, presque une liberté à la manière des hippies. Dans les mots de Botho Strauss, avec lequel Han conclut également : l’idiot est un être « plus proche d’une fleur : une existence simplement ouverte à la lumière6 ».

Texte traduit d’après la version anglaise publiée le 19 aout 2020 sur Eurozine et adapté avec le support des versions suédoise (original dans Glänta, 1 – 2/2020) et néerlandaise par Renaud Maes.
Les références ont été adaptées pour correspondre aux textes originaux en français des auteurs cités.
La Revue nouvelle remercie Eurozine et Miriam Rasch pour l’autorisation de reproduction et les conseils d’adaptation.
  1. Pinkpop est le nom de l’autre grand festival de musique aux Pays Bas, à côté du Lowlands Festival.
  2. Han B. C., Psychopolitics : Neoliberalism and New Technologies of Power, Verso, 2017, p. 84.
  3. Deleuze G., « Qu’est-ce que l’acte de création ? », conférence dans le cadre des mardis de la fondation Femis, 17 mars 1987.
  4. Deleuze G. et Guattari F., Qu’est-ce que la philosophie, 2005 (1re éd. 1991), Les Éditions de Minuit, p. 60 sq.
  5. Stengers I., « 1. La proposition cosmopolitique », dans J. Lolive (éd.), L’émergence des cosmopolitiques, La Découverte, 2007, p. 45 – 68, p. 47.
  6. B.C. Han, op. cit., p. 87.

Miriam Rasch


Auteur

travaille comme chercheuse et enseignante à l’Institute for Network Culture de l’université des sciences appliquées d’Amsterdam. Elle écrit des essais et des critiques. En 2015, elle a remporté le Jan Hanlo Essay Prize for Small