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Faire du nombre. Outil de gouvernement et gouvernement des outils

Numéro 11/12 novembre/décembre 2014 - sciences sociales par Jacques Wels

novembre 2014

Nul n’en dou­te­rait, nous vivons dans un monde de don­nées. Des don­nées indi­vi­duelles qui peuplent notre quo­ti­dien telles que nos infor­ma­tions ban­caires, nos rele­vés de télé­phone, nos his­to­riques de consul­ta­tion de sites inter­net ou encore notre dos­sier médi­cal. Mais éga­le­ment des don­nées sociales qui nous informent tant sur la plu­vio­mé­trie, le taux de chô­mage, le […]

Nul n’en dou­te­rait, nous vivons dans un monde de don­nées. Des don­nées indi­vi­duelles qui peuplent notre quo­ti­dien telles que nos infor­ma­tions ban­caires, nos rele­vés de télé­phone, nos his­to­riques de consul­ta­tion de sites inter­net ou encore notre dos­sier médi­cal. Mais éga­le­ment des don­nées sociales qui nous informent tant sur la plu­vio­mé­trie, le taux de chô­mage, le pro­duit inté­rieur brut, le taux de conta­mi­na­tion par la grippe ou le taux de CO2 pré­sent dans l’air. Ces don­nées s’imposent à nous dans l’ensemble de nos actions de la vie quo­ti­dienne. Nous les uti­li­sons et les pro­dui­sons dans le même temps. Si nous sommes au chô­mage, nous fai­sons aug­men­ter le taux de chô­mage. Si nous attra­pons la grippe, nous influen­çons les constats épi­dé­mio­lo­giques. De la même façon, un taux de chô­mage éle­vé et une épi­dé­mie de grippe nous inquiètent et nous récla­mons des mesures poli­tiques en la matière. Cela se tra­dui­ra par une cam­pagne de vac­ci­na­tion, d’une part et par un contrôle accru des chô­meurs et de poli­tiques d’insertion, de l’autre.

Cette ava­lanche de chiffres nous donne à pen­ser qu’à l’heure actuelle peu de faits échappent à la quan­ti­fi­ca­tion. Cepen­dant, bien infor­mé serait celui qui serait capable d’expliquer com­ment ces chiffres se cal­culent et sur la base de quelles conven­tions (Des­ro­sières, 1993) ils reposent. Dans un monde extrê­me­ment codi­fié, nous ne sommes pas en mesure de ques­tion­ner la mesure même du chiffre : qu’est-ce que la grippe, qu’est-ce que le chô­mage, que fait-on de notre dos­sier médi­cal, une rosée est-elle une pluie ? La mise en nombre du monde est une suite d’opérations com­plexes qui trans­forment un fait en état de fait, une situa­tion en un constat. La numé­ri­sa­tion du monde en tant que fabri­ca­tion de chiffres n’est pas tant un pro­blème de sta­tis­tique et de cal­culs savants qu’un pro­ces­sus poli­tique, bali­sé de choix et de prises de décisions.

Petites et grandes données

Pour prendre la mesure du nombre, il faut d’abord en dis­tin­guer deux types : les « petites » don­nées et les « grandes » don­nées. Les petites don­nées se rap­portent aux sta­tis­tiques publiques (et pri­vées) telles qu’on les connait sous la forme de « taux » ou d’« indi­ca­teurs ». En réa­li­té, il s’agit de don­nées qui sont pro­duites sur la base d’un échan­tillon de la popu­la­tion concer­née. Le taux de chô­mage est un bon exemple de ce type. Il est cal­cu­lé le plus sou­vent à par­tir d’enquêtes inter­na­tio­nales (les enquêtes sur les forces de tra­vail) qui visent à ques­tion­ner dans plu­sieurs pays un échan­tillon de la popu­la­tion natio­nale qui est, en quelque sorte, une repro­duc­tion en minia­ture des carac­té­ris­tiques de la popu­la­tion du pays. Dans le but de favo­ri­ser la com­pa­rai­son entre enti­tés natio­nales, on choi­sit une défi­ni­tion du chô­mage stan­dar­di­sée, défi­nie par le Bureau inter­na­tio­nal du tra­vail (BIT) et qui sti­pule que toute per­sonne au chô­mage est, par exemple, dis­po­nible sur le mar­ché du tra­vail et cherche acti­ve­ment un emploi. Cela exclut de fait les caté­go­ries de chô­meurs qui ne cherchent pas « acti­ve­ment » un emploi tels que les pré­pen­sion­nés ou les chô­meurs sous contrat ALE. Les petites don­nées sont donc carac­té­ri­sées par trois moments sépa­rés dans le temps : un moment de conven­tion de la mesure (qu’est-ce que le chô­mage ?), un moment de cal­cul de la popu­la­tion échan­tillon­née et de récolte des don­nées, et un moment de trai­te­ment des don­nées. Le trai­te­ment revê­ti­ra deux formes selon que les don­nées sont trai­tées par un orga­nisme de poli­tique publique (un gou­ver­ne­ment, par exemple) ou par un centre de recherches (une uni­ver­si­té, par exemple).

À l’inverse, les « grandes don­nées » — que l’on connait mieux sous le vocable anglo-saxon de « Big Data » (Upri­chard, 2013) — sont des don­nées (publiques ou pri­vées) qui sont créées à par­tir de la popu­la­tion totale et ne reposent pas sur une base échan­tillon­née. Dans ce cas, c’est l’ensemble de la popu­la­tion qui est étu­diée. Mais cette étude n’est pas réa­li­sée via un ques­tion­naire : il s’agit d’une étude « en acte », une étude des faits par les faits eux-mêmes. Quelques exemples suf­fisent à com­prendre la nuance. Si vous per­ce­vez une allo­ca­tion de chô­mage de l’Onem, vous serez d’office enre­gis­tré par l’institution comme per­ce­vant une allo­ca­tion de ce type. Ces infor­ma­tions seront trans­mises à une base de don­nées belge (le « data­wa­re­house mar­ché du tra­vail et pro­tec­tion sociale ») qui recense une série de sta­tuts sur le mar­ché de l’emploi et en dehors, et les com­pile dans une base de don­nées acces­sible en ligne. C’est un prin­cipe iden­tique qu’on retrouve dans le cas de la plu­vio­mé­trie. Ce prin­cipe va plus loin que la plu­vio­mé­trie : si dans le cas de la pluie, on ne demande pas l’avis de chaque goutte pour les comp­ter, le cal­cul de la pluie reste esti­mé à des zones géo­gra­phiques par­ti­cu­lières1, soit un prin­cipe d’échantillonnage. Si l’on devait fait de la Big Data de la plu­vio­mé­trie, il fau­drait comp­ter et ana­ly­ser chaque goutte, en temps réel. Mais les êtres humains ne sont pas liquides et ne passent pas entre les gouttes des Big Data. Il reste que, dans ce second type, on ne passe pas outre une néces­saire opé­ra­tion de codi­fi­ca­tion. Les situa­tions des indi­vi­dus dif­fèrent lar­ge­ment. Il convient de leur don­ner une uni­té à prio­ri et à pos­té­rio­ri. Ces deux opé­ra­tions se tra­duisent de la sorte : qu’est-ce qu’on enre­gistre (le nombre de clics sur tel site, tel type d’allocation, tel type d’emploi, tel pas­sage dans telle sta­tion de métro) et com­ment on le traite (une moyenne du nombre de clics, le nombre d’allocataires d’une allo­ca­tion de garan­tie de reve­nu, etc.) ?

Critique réformiste et critique radicale

En somme, ces deux types de don­nées — dont nous n’esquissons ici que quelques nuances — ren­voient aux mêmes ques­tion­ne­ments qui ont trait, d’une part, au moment de la conven­tion et au moment du trai­te­ment. Der­rière le mirage hyp­no­tique d’appareillages sta­tis­tiques sophis­ti­qués, nul besoin d’être expert en sta­tis­tique pour se pen­cher plus avant sur ces ques­tions. Et les don­nées d’apparaitre, plus pro­fon­dé­ment, comme des objets socio­lo­giques acces­sibles et sujets à la controverse.

Face au nombre, deux cri­tiques sont à évo­quer (Bol­tans­ki, 2014) : la cri­tique réfor­miste et la cri­tique radi­cale. La pre­mière s’attache davan­tage à faire évo­luer le nombre et à pro­po­ser d’autres conven­tions ou d’autres qua­li­fi­ca­tions tan­dis que la seconde le rejette et pos­tule la néces­si­té de pen­ser le monde autre­ment qu’en le codi­fiant en chiffres. La seconde est pro­ba­ble­ment la plus sou­vent for­mu­lée lorsqu’on aborde le domaine de la sta­tis­tique. Il convien­drait, en dehors de tous les agré­gats numé­riques, de pen­ser l’individualité et la varia­bi­li­té des situa­tions. On refuse alors la conven­tion en met­tant l’accent sur des situa­tions iso­lées. L’« exemple » tient lieu de prisme de lec­ture du monde. Pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur parce que l’entrée par l’individualité per­met de sai­sir la nuance et l’interprétation des pra­tiques. Le pire parce que l’individualité n’est que l’individualité et que deux yeux — dont le regard n’est jamais à la hau­teur de la net­te­té qu’on lui porte — ne suf­fisent à décrire l’ensemble des indi­vi­dua­li­tés. Les cri­tiques réfor­mistes et radi­cales ne sont pas oppo­sées. On ne peut rai­son­na­ble­ment ima­gi­ner choi­sir entre la myo­pie du loin­tain et la pres­by­tie du proche. Toute obser­va­tion de la réa­li­té est une trans­crip­tion dont il faut accep­ter la part d’échec.

Mais, dans une époque mar­quée par la pro­fu­sion des don­nées, la cri­tique du nombre ne peut se rési­gner à en décrire la défaite des­crip­tive et pré­dic­tive. Car les nombres font autant que les nombres sont faits. Ils sont outils de gou­ver­ne­ment autant qu’outils gou­ver­nés. La crise éco­no­mique de 2008 a mis au jour plu­sieurs « indi­ca­teurs » sujets à la cri­tique. Le pro­duit inté­rieur brut a, par exemple, été cri­ti­qué comme ne tra­dui­sant pas l’ensemble des carac­té­ris­tiques d’un pays. Cette cri­tique aurait pu ame­ner les États à prendre en compte d’autres variables telles que (pen­sons à d’hypothétiques variables) le res­pect des accords de Kyo­to, le « niveau de bon­heur », l’écart entre les riches et les pauvres (coef­fi­cient de Gini), etc. Au lieu de cela, le PIB intègre désor­mais dans ses cal­culs le com­merce de la drogue et de la pros­ti­tu­tion ; ce qui le fera imman­qua­ble­ment gros­sir. Cela n’a posé de pro­blème à per­sonne en Bel­gique. En France, par contre, l’Institut natio­nal de la sta­tis­tique et des études éco­no­miques (INSEE) a refu­sé d’intégrer ces deux variables au cal­cul du PIB. Or, la prise en compte de ces deux phé­no­mènes dans le cal­cul d’un indi­ca­teur qu’on sou­haite le plus éle­vé pos­sible ne risque-t-elle pas d’avoir pour effet coro­laire une aug­men­ta­tion du nombre de dro­gués et du nombre de prostitué(e)s et un ralen­tis­se­ment des poli­tiques à leur endroit ?

La statistique comme outil d’émancipation

Si l’exemple peut paraitre extrême et tota­le­ment hypo­thé­tique, le taux d’emploi — autre indi­ca­teur phare des poli­tiques éco­no­miques — ren­contre les mêmes pro­blèmes. Le taux d’emploi, comme le taux de chô­mage, repose sur une conven­tion stan­dar­di­sée, défi­nie par le BIT : est consi­dé­rée comme à l’emploi toute per­sonne ayant tra­vaillé au moins une heure pen­dant la semaine au cours de laquelle il est inter­ro­gé. Cette défi­ni­tion, dont il faut sou­li­gner la lar­gesse, per­met de faire aug­men­ter l’emploi rela­ti­ve­ment faci­le­ment dans les pays euro­péens : offrez-leur un stage, un job à deux euros, acti­vez-les une heure et votre taux d’emploi sera for­mi­dable (votre PIB aus­si, pro­ba­ble­ment). Des objec­tifs en matière de taux d’emploi ont été édic­tés suc­ces­si­ve­ment par la Stra­té­gie euro­péenne pour l’emploi (SEE) (Salais, 2004) et par la Stra­té­gie Europe 2020. Des indi­ca­teurs de qua­li­té de l’emploi ont quant à eux été mis en place par le som­met de Lae­ken sans jamais avoir don­né suite. Les indi­ca­teurs de flexi­cu­ri­té et, plus récem­ment, l’Active Ageing Index (qui a pour voca­tion d’augmenter la par­ti­ci­pa­tion des âgés) reposent sur le même indicateur.

Que faut-il faire ? Faut-il pro­duire une cri­tique radi­cale qui refuse le chiffre à tous crins ou bien, concer­nés comme ils le sont, experts et citoyens doivent-ils se pen­cher sur la fabri­ca­tion du nombre qui gou­verne et par­ti­ci­per à leur gou­ver­ne­ment ? En matière de san­té, des asso­cia­tions se sont déjà appro­prié le chiffre pour en pro­duire d’autres, sui­vant leurs propres conven­tions (Rabe­ha­ri­soa, Morei­ra, & Akrich, 2013). Les exemples ne sont pas rares (Des­ro­sières, 2014) qui montrent que la sta­tis­tique n’est pas seule­ment un outil de gou­ver­ne­ment, mais aus­si un outil d’émancipation. Dans un contexte d’augmentation du nombre des indi­ca­teurs, mais éga­le­ment d’explosion des « grandes don­nées », ce n’est pas tant la mise à dis­po­si­tion des sta­tis­tiques à tout un cha­cun prô­née par les ins­ti­tu­tions supra­na­tio­nales (et par le rap­port McKin­sey) sous le doux nom d’« Open Data » (Manyi­ka, Chui, Groves, & Far­rell, 2013) qui consti­tue une avan­cée démo­cra­tique. La réelle démo­cra­ti­sa­tion du chiffre passe par la néces­saire par­ti­ci­pa­tion et par l’indispensable cri­tique des conven­tions, mesures ou outils de déci­sions aux ori­gines du nombre.

  1. On peut pen­ser à l’observatoire d’Uccle dans le cas de Bruxelles.

Jacques Wels


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