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Faire du nombre. Outil de gouvernement et gouvernement des outils
Nul n’en douterait, nous vivons dans un monde de données. Des données individuelles qui peuplent notre quotidien telles que nos informations bancaires, nos relevés de téléphone, nos historiques de consultation de sites internet ou encore notre dossier médical. Mais également des données sociales qui nous informent tant sur la pluviométrie, le taux de chômage, le […]
Nul n’en douterait, nous vivons dans un monde de données. Des données individuelles qui peuplent notre quotidien telles que nos informations bancaires, nos relevés de téléphone, nos historiques de consultation de sites internet ou encore notre dossier médical. Mais également des données sociales qui nous informent tant sur la pluviométrie, le taux de chômage, le produit intérieur brut, le taux de contamination par la grippe ou le taux de CO2 présent dans l’air. Ces données s’imposent à nous dans l’ensemble de nos actions de la vie quotidienne. Nous les utilisons et les produisons dans le même temps. Si nous sommes au chômage, nous faisons augmenter le taux de chômage. Si nous attrapons la grippe, nous influençons les constats épidémiologiques. De la même façon, un taux de chômage élevé et une épidémie de grippe nous inquiètent et nous réclamons des mesures politiques en la matière. Cela se traduira par une campagne de vaccination, d’une part et par un contrôle accru des chômeurs et de politiques d’insertion, de l’autre.
Cette avalanche de chiffres nous donne à penser qu’à l’heure actuelle peu de faits échappent à la quantification. Cependant, bien informé serait celui qui serait capable d’expliquer comment ces chiffres se calculent et sur la base de quelles conventions (Desrosières, 1993) ils reposent. Dans un monde extrêmement codifié, nous ne sommes pas en mesure de questionner la mesure même du chiffre : qu’est-ce que la grippe, qu’est-ce que le chômage, que fait-on de notre dossier médical, une rosée est-elle une pluie ? La mise en nombre du monde est une suite d’opérations complexes qui transforment un fait en état de fait, une situation en un constat. La numérisation du monde en tant que fabrication de chiffres n’est pas tant un problème de statistique et de calculs savants qu’un processus politique, balisé de choix et de prises de décisions.
Petites et grandes données
Pour prendre la mesure du nombre, il faut d’abord en distinguer deux types : les « petites » données et les « grandes » données. Les petites données se rapportent aux statistiques publiques (et privées) telles qu’on les connait sous la forme de « taux » ou d’« indicateurs ». En réalité, il s’agit de données qui sont produites sur la base d’un échantillon de la population concernée. Le taux de chômage est un bon exemple de ce type. Il est calculé le plus souvent à partir d’enquêtes internationales (les enquêtes sur les forces de travail) qui visent à questionner dans plusieurs pays un échantillon de la population nationale qui est, en quelque sorte, une reproduction en miniature des caractéristiques de la population du pays. Dans le but de favoriser la comparaison entre entités nationales, on choisit une définition du chômage standardisée, définie par le Bureau international du travail (BIT) et qui stipule que toute personne au chômage est, par exemple, disponible sur le marché du travail et cherche activement un emploi. Cela exclut de fait les catégories de chômeurs qui ne cherchent pas « activement » un emploi tels que les prépensionnés ou les chômeurs sous contrat ALE. Les petites données sont donc caractérisées par trois moments séparés dans le temps : un moment de convention de la mesure (qu’est-ce que le chômage ?), un moment de calcul de la population échantillonnée et de récolte des données, et un moment de traitement des données. Le traitement revêtira deux formes selon que les données sont traitées par un organisme de politique publique (un gouvernement, par exemple) ou par un centre de recherches (une université, par exemple).
À l’inverse, les « grandes données » — que l’on connait mieux sous le vocable anglo-saxon de « Big Data » (Uprichard, 2013) — sont des données (publiques ou privées) qui sont créées à partir de la population totale et ne reposent pas sur une base échantillonnée. Dans ce cas, c’est l’ensemble de la population qui est étudiée. Mais cette étude n’est pas réalisée via un questionnaire : il s’agit d’une étude « en acte », une étude des faits par les faits eux-mêmes. Quelques exemples suffisent à comprendre la nuance. Si vous percevez une allocation de chômage de l’Onem, vous serez d’office enregistré par l’institution comme percevant une allocation de ce type. Ces informations seront transmises à une base de données belge (le « datawarehouse marché du travail et protection sociale ») qui recense une série de statuts sur le marché de l’emploi et en dehors, et les compile dans une base de données accessible en ligne. C’est un principe identique qu’on retrouve dans le cas de la pluviométrie. Ce principe va plus loin que la pluviométrie : si dans le cas de la pluie, on ne demande pas l’avis de chaque goutte pour les compter, le calcul de la pluie reste estimé à des zones géographiques particulières1, soit un principe d’échantillonnage. Si l’on devait fait de la Big Data de la pluviométrie, il faudrait compter et analyser chaque goutte, en temps réel. Mais les êtres humains ne sont pas liquides et ne passent pas entre les gouttes des Big Data. Il reste que, dans ce second type, on ne passe pas outre une nécessaire opération de codification. Les situations des individus diffèrent largement. Il convient de leur donner une unité à priori et à postériori. Ces deux opérations se traduisent de la sorte : qu’est-ce qu’on enregistre (le nombre de clics sur tel site, tel type d’allocation, tel type d’emploi, tel passage dans telle station de métro) et comment on le traite (une moyenne du nombre de clics, le nombre d’allocataires d’une allocation de garantie de revenu, etc.) ?
Critique réformiste et critique radicale
En somme, ces deux types de données — dont nous n’esquissons ici que quelques nuances — renvoient aux mêmes questionnements qui ont trait, d’une part, au moment de la convention et au moment du traitement. Derrière le mirage hypnotique d’appareillages statistiques sophistiqués, nul besoin d’être expert en statistique pour se pencher plus avant sur ces questions. Et les données d’apparaitre, plus profondément, comme des objets sociologiques accessibles et sujets à la controverse.
Face au nombre, deux critiques sont à évoquer (Boltanski, 2014) : la critique réformiste et la critique radicale. La première s’attache davantage à faire évoluer le nombre et à proposer d’autres conventions ou d’autres qualifications tandis que la seconde le rejette et postule la nécessité de penser le monde autrement qu’en le codifiant en chiffres. La seconde est probablement la plus souvent formulée lorsqu’on aborde le domaine de la statistique. Il conviendrait, en dehors de tous les agrégats numériques, de penser l’individualité et la variabilité des situations. On refuse alors la convention en mettant l’accent sur des situations isolées. L’« exemple » tient lieu de prisme de lecture du monde. Pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur parce que l’entrée par l’individualité permet de saisir la nuance et l’interprétation des pratiques. Le pire parce que l’individualité n’est que l’individualité et que deux yeux — dont le regard n’est jamais à la hauteur de la netteté qu’on lui porte — ne suffisent à décrire l’ensemble des individualités. Les critiques réformistes et radicales ne sont pas opposées. On ne peut raisonnablement imaginer choisir entre la myopie du lointain et la presbytie du proche. Toute observation de la réalité est une transcription dont il faut accepter la part d’échec.
Mais, dans une époque marquée par la profusion des données, la critique du nombre ne peut se résigner à en décrire la défaite descriptive et prédictive. Car les nombres font autant que les nombres sont faits. Ils sont outils de gouvernement autant qu’outils gouvernés. La crise économique de 2008 a mis au jour plusieurs « indicateurs » sujets à la critique. Le produit intérieur brut a, par exemple, été critiqué comme ne traduisant pas l’ensemble des caractéristiques d’un pays. Cette critique aurait pu amener les États à prendre en compte d’autres variables telles que (pensons à d’hypothétiques variables) le respect des accords de Kyoto, le « niveau de bonheur », l’écart entre les riches et les pauvres (coefficient de Gini), etc. Au lieu de cela, le PIB intègre désormais dans ses calculs le commerce de la drogue et de la prostitution ; ce qui le fera immanquablement grossir. Cela n’a posé de problème à personne en Belgique. En France, par contre, l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) a refusé d’intégrer ces deux variables au calcul du PIB. Or, la prise en compte de ces deux phénomènes dans le calcul d’un indicateur qu’on souhaite le plus élevé possible ne risque-t-elle pas d’avoir pour effet corolaire une augmentation du nombre de drogués et du nombre de prostitué(e)s et un ralentissement des politiques à leur endroit ?
La statistique comme outil d’émancipation
Si l’exemple peut paraitre extrême et totalement hypothétique, le taux d’emploi — autre indicateur phare des politiques économiques — rencontre les mêmes problèmes. Le taux d’emploi, comme le taux de chômage, repose sur une convention standardisée, définie par le BIT : est considérée comme à l’emploi toute personne ayant travaillé au moins une heure pendant la semaine au cours de laquelle il est interrogé. Cette définition, dont il faut souligner la largesse, permet de faire augmenter l’emploi relativement facilement dans les pays européens : offrez-leur un stage, un job à deux euros, activez-les une heure et votre taux d’emploi sera formidable (votre PIB aussi, probablement). Des objectifs en matière de taux d’emploi ont été édictés successivement par la Stratégie européenne pour l’emploi (SEE) (Salais, 2004) et par la Stratégie Europe 2020. Des indicateurs de qualité de l’emploi ont quant à eux été mis en place par le sommet de Laeken sans jamais avoir donné suite. Les indicateurs de flexicurité et, plus récemment, l’Active Ageing Index (qui a pour vocation d’augmenter la participation des âgés) reposent sur le même indicateur.
Que faut-il faire ? Faut-il produire une critique radicale qui refuse le chiffre à tous crins ou bien, concernés comme ils le sont, experts et citoyens doivent-ils se pencher sur la fabrication du nombre qui gouverne et participer à leur gouvernement ? En matière de santé, des associations se sont déjà approprié le chiffre pour en produire d’autres, suivant leurs propres conventions (Rabeharisoa, Moreira, & Akrich, 2013). Les exemples ne sont pas rares (Desrosières, 2014) qui montrent que la statistique n’est pas seulement un outil de gouvernement, mais aussi un outil d’émancipation. Dans un contexte d’augmentation du nombre des indicateurs, mais également d’explosion des « grandes données », ce n’est pas tant la mise à disposition des statistiques à tout un chacun prônée par les institutions supranationales (et par le rapport McKinsey) sous le doux nom d’« Open Data » (Manyika, Chui, Groves, & Farrell, 2013) qui constitue une avancée démocratique. La réelle démocratisation du chiffre passe par la nécessaire participation et par l’indispensable critique des conventions, mesures ou outils de décisions aux origines du nombre.