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Faire carrière dans l’humanitaire

Numéro 07/8 Juillet-Août 2012 par Charlotte Maisin

juillet 2012

À table, ça dis­cute ferme : « Res­ter ou ren­trer ? », telle est l’i­nexo­rable ques­tion de ces expa­triés qui ont débar­qué plein d’en­thou­siasme et d’i­déa­lisme à vingt-cinq ans et com­mencent à pas­ser le cap de la tren­taine, celui où d’autres ques­tions se posent, comme celle de la famille. Ils sont arri­vés avec leur sac à dos, débrouillards, prag­ma­tiques, cou­ra­geux et ambitieux. […]

À table, ça dis­cute ferme : « Res­ter ou ren­trer ? », telle est l’i­nexo­rable ques­tion de ces expa­triés qui ont débar­qué plein d’en­thou­siasme et d’i­déa­lisme à vingt-cinq ans et com­mencent à pas­ser le cap de la tren­taine, celui où d’autres ques­tions se posent, comme celle de la famille.

Ils sont arri­vés avec leur sac à dos, débrouillards, prag­ma­tiques, cou­ra­geux et ambi­tieux. Pour s’ins­tal­ler seul dans la région des Grands Lacs, côté congo­lais, il ne faut pas avoir froid aux yeux. Il faut aus­si avoir une vision claire de ce que l’on veut dans la vie : une car­rière inter­na­tio­nale en faveur des popu­la­tions les plus dému­nies. Un inté­rêt propre conju­gué à un inté­rêt géné­ral. Pour­tant, si la moti­va­tion de départ était tein­tée d’une bonne dose d’in­té­rêt géné­ral, petit à petit avec les années qui avancent, c’est l’in­té­rêt per­son­nel qui se taille la part du lion.

Au Sud-Kivu, on embauche

La Géné­ra­tion Y — née entre 1980 et1990 — basée aux quatre coins du monde a des oppor­tu­ni­tés. En effet, dans le seul Sud-Kivu — un ter­ri­toire grand comme trois fois la Bel­gique -, on dénombre cin­quante-huit orga­ni­sa­tions non gou­ver­ne­men­tales inter­na­tio­nales d’ur­gence et de déve­lop­pe­ment majo­ri­tai­re­ment basées en Europe et aux États-Unis, six orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales telles que la Banque mon­diale et la Coopé­ra­tion tech­nique belge et treize agences des Nations unies. Un sec­teur d’ac­ti­vi­té en soi où les muta­tions internes et inter­or­ga­ni­sa­tion­nelles sont nom­breuses. Il suf­fit d’en­trer dans le filon pour ensuite pou­voir y navi­guer à l’aise. Les pos­si­bi­li­tés de pro­mo­tion et les plans de car­rière sont pos­sibles et à la hau­teur d’une cer­taine idée que la Géné­ra­tion Y a d’elle-même : libre et compétente.

La com­pé­tence ne fait aucun doute. Les jeunes expa­triés placent le tra­vail avant tout le reste, puisque peu d’autres repères durables les ancrent à leur lieu de vie. Le déra­ci­ne­ment est réel, et très vite, le tra­vail prend le relai d’une famille qu’on ne voit que quelques semaines par an. La barre pro­fes­sion­nelle est pla­cée haut, pro­por­tion­nel­le­ment aux res­pon­sa­bi­li­tés qu’on fait por­ter à ces jeunes se retrou­vant chefs d’en­tre­prise et ges­tion­naires de bud­get consé­quent à une petite tren­taine d’an­nées. Et puisque leur vie quo­ti­dienne est dépour­vue de toute orga­ni­sa­tion pra­tique et maté­rielle (l’ONG s’ar­range pour que tout soit pris en charge à la mai­son), les excuses pour quit­ter le bou­lot à 17 heures 30 n’existent pas. De toute façon, pour faire quoi ? Le Sud-Kivu ne regorge pas des acti­vi­tés qui font le quo­ti­dien des expa­triés pro­ve­nant, pour la plu­part, de New York, Londres, Paris ou Bruxelles… Quant à la vie sociale, elle fluc­tue, se fait et défait au rythme des rem­pla­ce­ments et départs inces­sants. Une durée de tra­vail d’une année est un record dans ce petit monde où les oppor­tu­ni­tés se sai­sissent. Un rythme qui convient assez bien à cette jeune géné­ra­tion d’ex­pa­triés qui rêve de son cur­ri­cu­lum vitæ la nuit. Mais, à l’aube de la tren­taine, quand par­fois une vie de famille s’en­vi­sage, une petite ques­tion embê­tante vient per­tur­ber les douces nuits de ces imper­tur­bables carriéristes…

« Et après ? Que faire ? »

Pour cer­tains, il y a un plan de car­rière tout pen­sé et on espère qu’il ne subi­ra pas de couacs. Une vie de famille ou de couple dont les pro­jets ne coïn­cident pas com­plè­te­ment avec le plan de car­rière pro­je­té. Dans ces cas-là, mieux vaut être céli­ba­taire. Et accep­ter de jouer dans un milieu très com­pé­ti­tif qui vous condui­ra peut-être tout droit à Washing­ton, Genève ou New York, là où les choses se décident et se pensent. D’autres font le choix de ren­trer chez eux, au prix d’une réadap­ta­tion dif­fi­cile où il faut réap­prendre à être consi­dé­ré comme « peu expé­ri­men­té » et vivre sans l’exal­ta­tion quo­ti­dienne de gérer plu­sieurs dizaines de per­sonnes sous l’ef­fet de cette adré­na­line qui vous fait lever le matin sans savoir de quoi sera faite votre jour­née. De métro-bou­lot-dodo, il n’en est pas ques­tion au Sud-Kivu, sur­tout lorsque l’on vit sous la menace per­ma­nente d’être en dan­ger et de tra­vailler là où tout est pos­sible : de l’at­taque par des groupes rebelles au sou­lè­ve­ment popu­laire. Ce sen­ti­ment d’in­sé­cu­ri­té, net­te­ment accen­tué par les dis­po­si­tifs sécu­ri­taires (par­fois aber­rants) mis en place par les ONG elles-mêmes, se mue en réelle addic­tion, au point que cer­tains las­sés par une région qui ne leur four­nit plus l’a­dré­na­line suf­fi­sante s’en vont autre part, où la vie est plus extrême… Bref, rares sont ceux qui par­viennent à ren­trer. Mais le prix du retour reste, sans doute, une vie de couple et de famille. Et la pers­pec­tive de ne pas être riche, mais seul, à qua­rante ans.

Carrière et humanitaire : du win-win ?

Fina­le­ment, au-delà des consi­dé­ra­tions stric­te­ment per­son­nelles, il s’a­git de démon­ter un mythe. En effet, vou­loir faire car­rière n’est à prio­ri pas pro­blé­ma­tique. Mais, dans un sec­teur qui se dit « huma­ni­taire », cela peut poser ques­tion. Quand l’al­truisme devient un ali­bi au ser­vice d’un inté­rêt d’a­bord per­son­nel, on est en droit de s’in­ter­ro­ger. Est-ce dans l’in­té­rêt des popu­la­tions dému­nies qu’on reste au Sud-Kivu ? Qu’on se détrompe, les inté­rêts des expa­triés sont au cœur du débat et, très sou­vent, prennent le des­sus sur le reste… Le reste, c’est l’in­té­rêt — à long terme — de la pré­sence des ONG au Sud-Kivu. Les ONG sont aus­si des entre­prises qui veulent assu­rer à leur per­son­nel des contrats inté­res­sants et durables.

Alors, faire car­rière et vivre dans l’eu­pho­rie du moment ou bra­der son propre inté­rêt dans l’es­poir de retrou­ver un équi­libre à plus long terme ? Res­ter ou ren­trer ? Et fina­le­ment, égoïstes ou altruistes, ces huma­ni­taires des ONG ? Les Congo­lais, éber­lués de voir ces jeunes adultes blancs s’emplir les poches sans en faire pro­fi­ter d’autres y répondent : « Ces Blancs sont fous, ils pré­fèrent les chiens aux enfants…»

Charlotte Maisin


Auteur

Charlotte Maisin est membre de la cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux