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Face aux désastres, d’Anne M. Lovell, Stefania Pandolfo, Veena Das et Sandra Laugier

Numéro 4/5 avril-mai 2014 par Ludwine Verhaegen

mai 2014

Quatre voix en conver­sa­tion, trois anthro­po­logues (Anne Lovell, Ste­fa­nia Pan­do­lo­fo et Vee­na Das) et une phi­lo­sophe (San­dra Lau­gier) tra­vaillent dans cet ouvrage à éclai­rer un phé­no­mène que cha­cune a pu obser­ver et ana­ly­ser lors de ses recherches soit « aller vers la folie ». Par cette expres­sion, il faut entendre l’éthique à la fois phi­lo­so­phique et poli­tique de ce qu’on […]

Quatre voix en conver­sa­tion, trois anthro­po­logues (Anne Lovell, Ste­fa­nia Pan­do­lo­fo et Vee­na Das) et une phi­lo­sophe (San­dra Lau­gier) tra­vaillent dans cet ouvrage à éclai­rer un phé­no­mène que cha­cune a pu obser­ver et ana­ly­ser lors de ses recherches soit « aller vers la folie1 ». Par cette expres­sion, il faut entendre l’éthique à la fois phi­lo­so­phique et poli­tique de ce qu’on appelle aujourd’hui le « care » qu’Anne Lovell tra­duit par « aller vers ».

Les auteures ont mené leurs obser­va­tions empi­riques sur dif­fé­rents ter­rains : la Nou­velle Orléans et la pau­vre­té radi­ca­li­sée pen­dant et après la catas­trophe de Katri­na en 2005, les bidon­villes de Rabat au Maroc sous la double ten­sion de l’exode rural et des rêves bri­sés d’une jeu­nesse qui vou­drait tant pas­ser la Médi­ter­ra­née pour trou­ver une vie meilleure, les quar­tiers pauvres de Del­hi sous le coup d’une pénu­rie de soins et de médi­ca­ments pour les malades mentaux.

Ce livre s’inscrit dans un cou­rant de l’anthropologie de la folie qui marque une rup­ture avec les pers­pec­tives tra­di­tion­nelles de l’anthropologie psy­chia­trique et de l’ethnopsychiatrie.

Ces approches étaient carac­té­ri­sées par la sur­dé­ter­mi­na­tion des formes d’expression de la folie ou de la mala­die men­tale par les caté­go­ries cultu­relles. Aujourd’hui, les inter­ro­ga­tions se portent sur la sub­jec­ti­vi­té et la construc­tion du sujet ain­si que sur des dimen­sions psy­cho­lo­giques de la vie quo­ti­dienne. Cette nou­velle anthro­po­lo­gie met l’accent sur la consti­tu­tion de l’appartenance sociale et de la citoyenneté.

De même, la réflexion sur le care par­court les quatre textes. Nous ne ren­tre­rons pas dans les dis­cus­sions qui ont lieu aujourd’hui autour de ce concept sinon que pour reprendre la défi­ni­tion don­née par les auteurs, à savoir « le sou­ci des autres ». San­dra Lau­gier d’ailleurs renou­velle ce concept à par­tir de la phi­lo­so­phie de Witt­gen­stein et Cavell. Le sou­ci propre au care réclame d’après les auteurs une atten­tion minu­tieuse à ce qui reste le plus sou­vent invi­sible et même invi­si­bi­li­sé. Et une micro­so­cio­lo­gie sou­cieuse de la des­crip­tion de l’ordinaire peut rendre compte des acti­vi­tés liées au care dans le quotidien.

Chaque cha­pitre du livre montre le défi que lance la folie au care. La folie est décrite de manière sys­té­ma­tique en dehors de la cli­nique offi­cielle et en dehors des lieux ins­ti­tu­tion­nels où elle est habi­tuel­le­ment prise en charge.

Ain­si, pour Anne Lovell, La Nou­velle Orléans après la catas­trophe de Katri­na, est une sorte d’expérimentation natu­relle de ce qui se passe quand les per­sonnes qui étaient déjà « folles » ou vul­né­rables avant le cyclone subissent des évè­ne­ments et des situa­tions hors du com­mun. Elles étaient, en l’occurrence, comme dit l’auteur, dans un état pré­exis­tant de grande pau­vre­té, d’abandon pur et simple par les ser­vices de san­té et l’administration et le déchai­ne­ment des forces naturelles.

C’est la pre­mière étude qui aborde la ques­tion de ce qui arrive aux gens dont le han­di­cap qu’il soit psy­chia­trique ou d’une autre nature pré­existe à un évè­ne­ment trau­ma­tique col­lec­tif. En fait 24% de la popu­la­tion adulte souf­frait d’un han­di­cap avant Katri­na. La lit­té­ra­ture offi­cielle et la psy­chia­trie se pré­oc­cupent plus des per­sonnes atteintes de PTSD ou syn­drome post-trau­ma­tique sur­ve­nu après l’évènement.

Anne Lovell exa­mine les deux types de dis­cours qui ont ense­ve­li les récits pos­sibles sur les consé­quences de l’ouragan. Le pre­mier tourne autour de la soi-disant explo­sion de syn­dromes post-trau­ma­tiques. Le second concerne le trai­te­ment théo­rique et pra­tique en vigueur de la « rumeur » en situa­tion de crise. Katri­na en effet a été un évè­ne­ment sur déter­mi­né et sur­tout sur­ana­ly­sé par des bataillons d’enquêteurs et a repré­sen­té pour ceux qui vou­laient s’en empa­rer l’analyseur idéal de toutes sortes de maux contem­po­rains, du réchauf­fe­ment pla­né­taire aux pro­fondes inéga­li­tés sociales qui tra­versent les États-Unis, en pas­sant par les rouages sub­tils et les ravages du
néolibéralisme.

Mais ce n’est pas de cela qu’il est ques­tion dans ce texte, mais plu­tôt d’observer com­ment la vie dans toutes ses dimen­sions est mise en jeu ou com­ment « le fou » peut renaitre comme sujet de sa propre vie comme héros ordinaire.

Anne Lovell décrit la tra­jec­toire de l’individu et le temps du désastre qu’elle appelle la co-inci­den­ta­li­té de trois per­sonnes réfu­giées dans le Super­dome où c’était le chaos2.

Ces récits de per­sonnes « vul­né­rables psy­chi­que­ment » contras­tés illus­trent les inter­sec­tions entre états d’esprit (internes) et évè­ne­ments (externes). Le dérou­le­ment de ces récits donne une nou­velle confi­gu­ra­tion du care plus dyna­mique et d’ordre microsocial.

S’en suit une des­crip­tion minu­tieuse de ces pra­tiques à tra­vers les récits qu’il faut lire atten­ti­ve­ment pour mieux com­prendre la richesse de l’analyse. Ces récits ont for­te­ment com­plexi­fié la notion de care : les situa­tions excep­tion­nelles montrent com­ment émergent des pra­tiques de care peu envi­sa­gées en temps ordinaire.
En même temps, ces récits nous rap­pellent que les caté­go­ries sont créées et bri­co­lées : en pra­tique, elles sont ouvertes et des­ti­nées à être revisitées.

Ces récits mettent l’accent sur toutes les manières dont les indi­vi­dus se fau­filent entre les caté­go­ries. Ils inter­rogent aus­si nos idées reçues et nous forcent à nous deman­der : quand devons-nous nous sou­cier du care ? Qu’en savons-nous et com­ment le savons-nous ?

Mais le grand mérite aus­si du texte est de par­ler de la folie sans faire appel à la noso­gra­phie psy­chia­trique. À l’instar d’Erving Goff­man dans les années 1970, il a le mérite de faire appel aux condi­tions de vie qui per­mettent de com­prendre l’incompréhensible aux yeux du tout-venant.

Un autre exemple où la folie est décrite de façon sys­té­ma­tique en dehors de la cli­nique offi­cielle est don­né par le texte de Ste­fa­nia Pan­dol­fo. Elle décrit la pas­sion d’Ilyas ou com­ment un jeune fou qui appar­tient à cette popu­la­tion sub­sa­ha­rienne aspire à ten­ter la tra­ver­sée de l’Europe. Cette popu­la­tion est par­quée dans une attente indé­ter­mi­née et comme sus­pen­due entre deux conti­nents, han­tée par l’idée du départ. Par­fois, elle risque sa vie en mer.

L’auteur nous montre com­ment quand tout est bou­le­ver­sé se pour­suit la conti­nui­té de la vie, le rap­port sen­sible à soi et aux autres. Com­ment le main­tien patient et dif­fi­cile de l’humanité au milieu du désastre total peut-il encore avoir lieu ?

Elle pré­sente le réseau com­plexe de rela­tions qui unissent Ilyas, un maro­cain des quar­tiers pauvres de Rabat, Samia son épouse et cha­cun des deux à sa propre folie et à la folie de l’autre. Ilyas et Samia entrent tour à tour dans des états « hors de l’ordinaire » qui les rendent à la fois plus vul­né­rables et plus per­méables au monde. Le soin (care) mutuel est au cœur de leur union.
Durant cinq ans, Ste­fa­nia Pan­dol­fo a entre­te­nu une rela­tion sui­vie avec ce couple et elle a pho­to­gra­phié les tableaux d’Ilyas pré­sents dans le livre. La leçon à tirer de cette fré­quen­ta­tion est l’importance d’une réflexion sur les « formes de vie » qu’on appelle psychotiques.

Elle a éla­bo­ré cette réflexion en dia­logue avec des psy­cha­na­lystes maro­cains qui s’efforcent de don­ner du sens à l’existence psy­cho­tique à l’heure où les idées reçues concer­nant le moi et le sujet se révèlent de plus en plus incon­sis­tantes et où les solu­tions phar­ma­co­lo­giques s’avèrent de moins en moins viables dans le trai­te­ment de la mala­die men­tale chro­nique et ne donnent aucun sens à la maladie.

Elle sou­tient qu’un dia­logue avec l’insensé est pos­sible. Nous ren­voyons aus­si aux tra­vaux remar­quables d’Ellen Corin sur les rap­ports entre culture et psy­chose en Afrique et, der­niè­re­ment, en Inde et aux tra­vaux d’Anne Lovell sur les sans abris à New york.

Ain­si Ilyas, nous dit Pan­dol­fo, trace une dis­tinc­tion nette entre « hala », son « état » et la vie ordi­naire lorsqu’il n’est pas malade. Il s’adapte plus faci­le­ment aux exi­gences pra­tiques du monde mais il n’a pas accès aux expé­riences et à l’intelligence vision­naire immense que lui pro­curent ses « états ». États dans lequel cepen­dant il n’est plus pré­sent en tant que sujet de ses visions. De même, dit Ilyas, la sen­si­bi­li­té de Samia lui per­met de com­prendre ses pein­tures. Cette sen­si­bi­li­té est quelque chose que les artistes ont en com­mun avec les fous3.

« Dieu m’a don­né cette mala­die, je vis avec, je la tra­verse jusqu’à ce que Dieu un jour m’en délivre. »

Pan­dol­fo fait appel à Bins­wan­ger qui a vou­lu rap­pro­cher la phi­lo­so­phie du Dasein (« l’être au monde ») de l’expérience de la folie et qui a entre­pris de sai­sir la psy­chose comme forme d’existence tout comme le rêve. Rêves et délires sont des poèmes d’existence.

Comme le dit Fou­cault : « le rêve c’est le monde à l’aube de son pre­mier écla­te­ment quand il est encore l’existence même et qu’il n’est pas encore l’univers de l’objectivité. Rêver n’est pas une autre façon de faire l’expérience d’un autre monde. C’est pour le sujet qui rêve la manière radi­cale de faire l’expérience de son monde ».

Vee­na Das se penche sur la folie en Inde avec en toile de fond le contraste entre la moder­ni­té et la grande pau­vre­té. Pen­dant deux ans, elle a sui­vi Swa­pan dont les paroles et les actes sont trai­tés comme troubles appor­tés à l’ordre public, pos­ses­sion par un démon, forme de cri­mi­na­li­té ou trouble bipolaire.

À tra­vers l’expression de cette folie, l’auteur met en lumière le poids des conflits de la moder­ni­té en Inde.

Quand ni l’entourage de Swa­pan ni lui-même n’arrive à attri­buer aucun sens à ses paroles, se déroule un com­bat pour faire émer­ger une forme de vie autre et nou­velle. Vee­na Das nous dit que plu­tôt que de céder « aux des­crip­tions banales qui loca­lisent la folie dans la tête, une des­crip­tion plus adé­quate de la folie devrait nous conduire à racon­ter l’histoire comme si la per­sonne se trou­vait non pas à l’intérieur du corps mais dans le réseau de rela­tions, d’affects, de ren­contres au sein duquel le corps exprime quelque chose que nous pour­rions appe­ler une âme ».

C’est pré­ci­sé­ment ce réseau de rela­tions d’affects, de ren­contres au sein duquel le corps exprime « une âme » qui est l’objet élec­tif des éthiques du care tel que reprises par la phi­lo­sophe San­dra Lau­gier. Spé­cia­liste de la phi­lo­so­phie de Witt­gen­stein, de Cavell et du care, San­dra Lau­gier rap­pelle ce qu’a été l’ambition de la phi­lo­so­phie du care en la pla­çant dans le besoin de recon­naitre la dépen­dance et la vul­né­ra­bi­li­té comme fai­sant par­tie à un moment ou à un autre de la vie de tout un chacun.

Elle fait appel sur­tout à Erving Goff­man pour sa fine sen­si­bi­li­té aux actions et inter­ac­tions c’est à dire « what is going on ». Pour Goff­man comme pour Witt­gens­ten et Cavell, la struc­ture de l’ordinaire est tou­jours vul­né­rable. Si l’on reprend la défi­ni­tion des formes de vie, le fou n’est ‑il pas quelqu’un qui serait juste en infrac­tion avec les règles communes ?

Ce point de vue n’exclut pas par ailleurs la souf­france de la folie qu’il ne fau­drait pour­tant pas oublier mais qui ne peut ser­vir d’excuse au refus de voir autrui comme mon pro­chain par­ta­geant une forme de vie.

Dans sa conclu­sion au livre col­lec­tif Anne Lovell écrit : qu’est ce donc que la folie sinon une tra­gé­die de l’ordinaire ?

La tra­gé­die du fou est que pour être recon­nu comme être humain, il lui faut trou­ver son expres­sion, sa voix.

Le grand mérite de cet ouvrage, de cette conver­sa­tion à quatre voix est de mon­trer au lec­tuer sur la base d’observations empi­riques en quoi le « fou » lutte pour trou­ver une voix.

En Occi­dent, la voix libre de contraintes de la folie fut sup­pri­mée par la ratio­na­li­sa­tion qu’opérait la psy­chia­trie comme appli­ca­tion de la tech­no­lo­gie moderne sur l’individu et sur la per­sonne du fou.

En s’appuyant sur une lec­ture par­ti­cu­lière de la notion de forme de vie, les auteurs démontrent qu’il ne s’agit plus pour la folie, d’être d’une déviance face à la norme mais d’être une « affaire de vie ou de mort ».

Il est vrai­ment impor­tant aujourd’hui d’écouter les voix de ces quatre auteurs anthro­po­logues et phi­lo­sophe qui nous montrent com­bien les caté­go­ries noso­gra­phiques, utiles par ailleurs, n’arrivent pas à rendre compte de la com­plexi­té de la folie et des rap­ports que cette der­nière entre­tient tant avec la sub­jec­ti­vi­té qu’avec la socié­té dans laquelle elle s’inscrit.

  1. Anne M. Lovell, Ste­fa­nia Pan­dol­fo, Vee­na Das et San­dra Lau­gier, Face aux désastres. Une conver­sa­tion à quatre voix sur la folie, le care et les grandes détresses col­lec­tives, édi­tions Ithaque, 2013, 204 p.
  2. Le super­dome, grand stade spor­tif, a fini par accueillir quelque 260.000 per­sonnes alors que son toit avait été par­tiel­le­ment arra­ché par la tem­pête. L’ouragan a cau­sé le décès d’au moins 1836 per­sonnes ; 700 autres ont été por­tées disparues.
  3. Nous avions déjà décrit pré­cé­dem­ment dans un tra­vail sur les nou­velles car­rières psy­chia­triques construits à par­tir de récits de vie de patients cette contin­gence à pro­pos d’un patient artiste avec suc­cès et souf­frant alors de mania­co dépres­sion (aujourd’hui troubles bipo­laires). Il décri­vait sa mala­die comme le prix à payer pour une sen­si­bi­li­té exces­sive. Pour lui ses crises et pas­sages à l’hôpital psy­chia­trique consti­tuaient une preuve tan­gible de son tem­pé­ra­ment d’artiste. Cfr « Quelques élé­ments pour une ana­lyse des nou­velles car­rières psy­chia­triques », Verhae­gen L., Socio­lo­gies et Socié­té, vol XVII, n°1, avril1985, p 51 – 60.

Ludwine Verhaegen


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