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Exporter la démocratie
« Exporter la démocratie », c’est le titre du très intéressant dossier que propose la revue du Centre de recherches et d’action sociales de Paris à titre de contribution aux recherche et débats majeurs sur l’évolution de la société contemporaine. On se propose ici d’en présenter les principales contributions en partant de la description des comportements des acteurs […]
« Exporter la démocratie », c’est le titre du très intéressant dossier que propose la revue du Centre de recherches et d’action sociales de Paris à titre de contribution aux recherche et débats majeurs sur l’évolution de la société contemporaine. On se propose ici d’en présenter les principales contributions en partant de la description des comportements des acteurs majeurs que sont l’Europe et les États-Unis pour éclairer ensuite leurs manières respectives d’agir par leurs ancrages historiques différents et prendre acte des propositions d’action des auteurs pour débloquer les situations décrites au départ.
L’UE et la démocratie par contagion
Bien qu’il soit le dernier au sommaire, l’article de Chibli Mallat « Appels d’Europe à l’est de la Méditerranée » met en présence de leur échec au Proche et Moyen Orient les institutions, les États membres et les citoyens de l’Union européenne, qui ont renoncé à une exportation de la démocratie par les armes pour lui préférer une politique de « contagion » ou de « proximité ». Au-delà du contraste évident entre le fait que tous les pays de l’Union européenne sont en principe des démocraties et que le Proche et Moyen Orient présente une panoplie de dictateurs, les causes de ce que l’auteur qualifie de « bricolage » sont à chercher dans le profil de chacun des acteurs de la relation, sans oublier toutefois l’impact de la mainmise des États-Unis voire d’Israël sur le contexte politique régional et international.
Depuis 1950 et le traité de Rome, l’Europe vit, sur un modèle cyclique quasi décennal, une alternance de phases dynamiques et de paralysies : années soixante, chaise vide de de Gaulle ; 1973, relance de l’élargissement notamment à la Grande-Bretagne ; 1986, Acte Unique ; 1989, fin de la division est/ouest ; 2005, échec de la ratification de la Constitution — retrait institutionnel qui sert actuellement de toile de fond à un recul de l’Union européenne au Proche et Moyen Orient.
Au Proche et Moyen Orient se passe, au moins depuis les attentats du 11 septembre 2001, une sorte de guerre mondiale définie par son asymétrie, les agents non étatiques (Ben Laden, Hizbollah…) y forçant une logique encore mal comprise à laquelle les États sont contraints de donner des réponses par définition étatiques. Or depuis 2002, l’Union européenne soumet l’application de sa « politique de proximité » à deux conditions : l’absence de violence et la légitimité du gouvernement concerné…
En termes de politique internationale, l’Union européenne peut être qualifiée de « mouche du coche » du fait qu’elle est en permanence forcée d’aligner ses positions concernant le Proche et Moyen Orient sur celles de Washington. Elle ne peut, par exemple, pas avoir de politique iranienne propre, ni dire ce qu’elle ferait si le Hizbollah attaquait la Finul au Liban ou si, à Gaza, le radicalisme musulman refusait une présence militaire européenne… Bref, coincée entre le radicalisme musulman et la sujétion que lui imposent les États-Unis, l’Union européenne n’a pas le contrôle du cadre interne et international du Proche et Moyen Orient et, de ce fait, sa « politique de proximité » reste creuse dans ce périmètre. Cela quitte à s’accommoder momentanément d’une fuite en avant destinée à dévier son impact sur les communautés issues du Proche et Moyen Orient vivant sur le territoire européen dans l’espoir d’instaurer une nouvelle relation vis-à-vis du Proche et Moyen Orient lui-même favorisant la mobilité de leur maind’oeuvre, la compétitivité de leur économie ou le financement de leurs infrastructures.
En conclusion, Chibli Mallat en appelle volontaristement non à un abandon, mais à une relance de la « politique de proximité » européenne au Proche et Moyen Orient : « Il est vain d’imaginer, écrit-il, que les sociétés moyen-orientales puissent sortir de la violence séculaire, sans que soit mis un terme à l’arbitraire des gouvernements. Sans démocratie, pas d’interlocuteur utile pour l’Union. Rien n’est plus décevant que l’absence de répondant à cet engagement européen unique, traduit par l’incorporation constitutionnelle de la politique de voisinage. Cela requiert une autre interaction entre les acteurs locaux favorables aux changements non violents dans leurs sociétés et les gouvernements européens… Pas question de baisser les bras, au nord comme à l’est de la Méditerranée tant les enjeux sont graves. Renforcer l’interlocuteur démocratique au sein des sociétés moyen-orientales, et le faire de manière ouverte, nous semble le premier pas, fondamental, en réponse à la divergence croissante des trajectoires. »
Les États-Unis et l’Irak
Au cours de leur histoire, les Européens ne se sont pas montrés moins belliqueux que les Étasuniens. C’est l’expérience tragique des deux guerres mondiales qui les a rendus sceptiques au sujet de l’exportation de la démocratie par les armes. La grande opinion publique américaine n’a pas vécu ces chocs de manière comparablement dramatique. Pas assez en tout cas pour remettre en cause ce qu’elle considère unanimement comme « l’exceptionnalité du modèle US » dans l’histoire de l’humanité. C’est par cette observation que Justin Vaïsse commence l’interview qu’il donne à Projet sur le thème « Les États-Unis enfoncent le clou ». Pour ce spécialiste de l’histoire américaine, l’actuelle intervention du président Bush en Irak n’est, à tout prendre, qu’un nouvel épisode de l’alternative entre la ligne isolationniste et la ligne interventionniste et missionnaire qui rythme le développement de son pays comme superpuissance. En période isolationniste, la préoccupation dominante est de préserver cette exceptionnalité de toute contamination abâtardissante ; en période d’intervention missionnaire, cette même préoccupation dominante se fonde sur le principe selon lequel « ce qui a marché aux États-Unis doit marcher ailleurs » pour intervenir dans d’autres États du monde afin d’y imposer — y compris, à la suite du président Wilson, dans les institutions et le droit — la démocratie libérale, le libre marché et l’ouverture des frontières.
Après la période isolationniste provoquée par le Watergate et le dissuasif syndrome vietnamien, la question pour l’interviewé est de savoir ce qui, avec l’arrivée de Bush jr à la présidence, a fait basculer largement l’opinion américaine dans le camp de l’interventionnisme. Il y a certes la personnalité « born again » du président, qui se croit investi d’une mission divine, et l’émergence des néoconservateurs idéalement aptes à se connecter politiquement sur sa personne. Mais pour Justin Vaïsse, le revirement n’aurait pas connu autant d’ampleur sans un changement d’attitude de nombreux « libéraux » américains sous l’influence de courants intellectuels relativisant à l’époque la souveraineté de l’État et diffusant les thèmes du « droit d’ingérence », puis du « devoir d’ingérence » et de la « responsabilité de protéger », en référence aux valeurs universelles exprimées dans le corpus de textes des Droits de l’homme. Simultanément la diffusion de la théorie dite de la « paix démocratique », d’après laquelle théoriquement les démocraties ne se font pas la guerre, fournissait une motivation pragmatique pour exporter la démocratie par les armes afin d’obtenir la paix entre les peuples. Renverser Saddam Hussein devenait ainsi la pointe extrême de la « responsabilité de protéger ».
À propos de la légitimation de l’usage des armes, Justin Vaïsse souligne combien l’Europe n’a pas le même rapport que les Américains à l’outil militaire. À la suite de l’aboutissement sur le terrain opérationnel de l’énorme investissement en armement décidé en son temps par le président Reagan, l’outil militaire est devenu si gigantesque aux États-Unis aux abords de l’an 2000 que le pays est selon lui désormais instrumentalisé par ses moyens comme un homme en possession d’un gros marteau cherche où il peut trouver des clous à enfoncer. Une tendance importante existe en tout cas dans le pays à tout militariser : la drogue, le terrorisme, la démocratie… Même le syndrome vietnamien n’a pas pu faire obstacle à la déferlante hétérogène formée par tous ces éléments. Et cela pour une part parce que, depuis l’invasion de la Grenade et les victoires dans la guerre froide, dans celle du golfe et en Afghanistan, les États-Unis ont été pris par cette forme de suffisance que les Grecs nommaient « hubris », qui les a convaincus que si on y met les moyens, l’outil militaire peut tout faire. Ils n’étaient pas non plus indifférents à l’impact de la guerre sur l’opinion publique et que l’armée envoyée en Irak soit constituée de professionnels et non de conscrits comme cela avait été le cas pour le Vietnam.
Aux origines du messianisme « démocratique »
Les articles de Jean-Yves Clavez (« Sous condition, l’Europe ») et de Zaki Laïdi (« Un produit d’exportation ? ») permettent notamment de mieux situer l’origine du messianisme politique imposé par la force et d’en décrypter l’idéologie sous-jacente. C’est avec la Révolution française qu’apparaitra la logique de domination/exploitation que le libérateur/ occupant va se soucier soigneusement de masquer. Le discours d’accompagnement affirmera que « ne peuvent s’opposer à la liberté que les ennemis de la liberté ». Au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, on jugera inutile en 1793 de consulter les peuples euxmêmes sur l’annexion par la France de leurs territoires. Proclamées intouchables, les traditions locales seront supprimées dès qu’elles entraveront l’action des « libérateurs ». Cela sans parler du pillage économique sciemment perpétré.
Cette idéologie encore vague se trouvera davantage formalisée dans le contexte précédant immédiatement la campagne d’Égypte de Napoléon Bonaparte grâce à l’émergence du concept de « retard politique » des populations conquises et son remaniement par Turgot puis Volney en termes de développement matériel : le despotisme opprime la liberté des peuples mais aussi les empêche de progresser économiquement, donc un siècle nouveau détruira inexorablement tous les despotismes. Du pain bénit pour Bonaparte, qui déclarera aux Égyptiens, jusque là soumis à l’empire ottoman, « Nous apportons une liberté à un peuple qui ne peut la refuser tant est forte l’oppression qui pèse sur lui ». Un discours anticipant de manière frappante les mêmes analyses sommaires et les mêmes ambigüités politico-économiques que celles que reprend aujourd’hui le président des États-Unis, et dont la prégnance beaucoup plus ancienne qu’on ne le pense spontanément empêche son pays de comprendre ce qui lui arrive.
Comment exporter dignement la démocratie ?
De l’ensemble du dossier se dégage l’idée qu’à long terme, il n’y aurait que l’Union européenne qui puisse, par la séduction du projet géopolitique qu’elle représente, être l’acteur crédible d’une exportation de la démocratie respectueuse des peuples assujettis aux faux-semblants des « démocratures » ou tout simplement au despotisme. Mais on ne manquera pas pour autant de nuancer cette impression en se rappelant la fragilité actuelle de la « politique de proximité » de l’Union européenne stigmatisée par Chibli Mallat.
Pour Jean-Yves Calvez, c’est effectivement par la séduction qu’elle exercera comme modèle géopolitiquement innovant que l’Union européenne exportera essentiellement la démocratie, comme cela s’est concrètement passé, à ses yeux, lors des récentes élections en République démocratique du Congo (mais que penser alors du pathétique article de l’Européen convaincu qu’est le Slovaque Dusan Bezak, dont le point focal est de mettre en évidence le danger que fait courir à l’Union — surtout dans les ex-pays de l’est, mais pas seulement — l’absence de politique sociale de la Commission européenne ?). Pour Zaki Laïdi, auteur de l’article le plus construit du dossier, l’exemple du Japon à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale montre que le succès de la démocratie auprès d’un peuple qui n’en avait guère connaissance préalablement est avant tout lié à l’existence d’un projet national. Enfin pour Bernard Dreano, dont la contribution assez polémique porte sur « La société civile comme partenaire », ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est avant tout d’aider de par le monde la lutte des démocrates sans démocratie, autrement dit de créer avec eux et entre eux une coopération partenariale, horizontale et réciproque.
Personnellement, l’auteur de ces lignes aurait espéré trouver aussi dans ce dossier important une réponse politiquement élaborée à la question posée plusieurs fois déjà par l’arrivée au pouvoir d’un parti islamiste via des élections reconnues internationalement comme correctement démocratiques.