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Exporter la démocratie

Numéro 10 Octobre 2007 par Hervé Cnudde

octobre 2007

« Expor­ter la démo­cra­tie », c’est le titre du très inté­res­sant dos­sier que pro­pose la revue du Centre de recherches et d’ac­tion sociales de Paris à titre de contri­bu­tion aux recherche et débats majeurs sur l’é­vo­lu­tion de la socié­té contem­po­raine. On se pro­pose ici d’en pré­sen­ter les prin­ci­pales contri­bu­tions en par­tant de la des­crip­tion des com­por­te­ments des acteurs […]

« Expor­ter la démo­cra­tie », c’est le titre du très inté­res­sant dos­sier que pro­pose la revue du Centre de recherches et d’ac­tion sociales de Paris à titre de contri­bu­tion aux recherche et débats majeurs sur l’é­vo­lu­tion de la socié­té contem­po­raine. On se pro­pose ici d’en pré­sen­ter les prin­ci­pales contri­bu­tions en par­tant de la des­crip­tion des com­por­te­ments des acteurs majeurs que sont l’Eu­rope et les États-Unis pour éclai­rer ensuite leurs manières res­pec­tives d’a­gir par leurs ancrages his­to­riques dif­fé­rents et prendre acte des pro­po­si­tions d’ac­tion des auteurs pour déblo­quer les situa­tions décrites au départ.

L’UE et la démocratie par contagion

Bien qu’il soit le der­nier au som­maire, l’ar­ticle de Chi­bli Mal­lat « Appels d’Eu­rope à l’est de la Médi­ter­ra­née » met en pré­sence de leur échec au Proche et Moyen Orient les ins­ti­tu­tions, les États membres et les citoyens de l’U­nion euro­péenne, qui ont renon­cé à une expor­ta­tion de la démo­cra­tie par les armes pour lui pré­fé­rer une poli­tique de « conta­gion » ou de « proxi­mi­té ». Au-delà du contraste évident entre le fait que tous les pays de l’U­nion euro­péenne sont en prin­cipe des démo­cra­ties et que le Proche et Moyen Orient pré­sente une pano­plie de dic­ta­teurs, les causes de ce que l’au­teur qua­li­fie de « bri­co­lage » sont à cher­cher dans le pro­fil de cha­cun des acteurs de la rela­tion, sans oublier tou­te­fois l’im­pact de la main­mise des États-Unis voire d’Is­raël sur le contexte poli­tique régio­nal et international.

Depuis 1950 et le trai­té de Rome, l’Eu­rope vit, sur un modèle cyclique qua­si décen­nal, une alter­nance de phases dyna­miques et de para­ly­sies : années soixante, chaise vide de de Gaulle ; 1973, relance de l’é­lar­gis­se­ment notam­ment à la Grande-Bre­tagne ; 1986, Acte Unique ; 1989, fin de la divi­sion est/ouest ; 2005, échec de la rati­fi­ca­tion de la Consti­tu­tion — retrait ins­ti­tu­tion­nel qui sert actuel­le­ment de toile de fond à un recul de l’U­nion euro­péenne au Proche et Moyen Orient.

Au Proche et Moyen Orient se passe, au moins depuis les atten­tats du 11 sep­tembre 2001, une sorte de guerre mon­diale défi­nie par son asy­mé­trie, les agents non éta­tiques (Ben Laden, Hiz­bol­lah…) y for­çant une logique encore mal com­prise à laquelle les États sont contraints de don­ner des réponses par défi­ni­tion éta­tiques. Or depuis 2002, l’U­nion euro­péenne sou­met l’ap­pli­ca­tion de sa « poli­tique de proxi­mi­té » à deux condi­tions : l’ab­sence de vio­lence et la légi­ti­mi­té du gou­ver­ne­ment concerné…

En termes de poli­tique inter­na­tio­nale, l’U­nion euro­péenne peut être qua­li­fiée de « mouche du coche » du fait qu’elle est en per­ma­nence for­cée d’a­li­gner ses posi­tions concer­nant le Proche et Moyen Orient sur celles de Washing­ton. Elle ne peut, par exemple, pas avoir de poli­tique ira­nienne propre, ni dire ce qu’elle ferait si le Hiz­bol­lah atta­quait la Finul au Liban ou si, à Gaza, le radi­ca­lisme musul­man refu­sait une pré­sence mili­taire euro­péenne… Bref, coin­cée entre le radi­ca­lisme musul­man et la sujé­tion que lui imposent les États-Unis, l’U­nion euro­péenne n’a pas le contrôle du cadre interne et inter­na­tio­nal du Proche et Moyen Orient et, de ce fait, sa « poli­tique de proxi­mi­té » reste creuse dans ce péri­mètre. Cela quitte à s’ac­com­mo­der momen­ta­né­ment d’une fuite en avant des­ti­née à dévier son impact sur les com­mu­nau­tés issues du Proche et Moyen Orient vivant sur le ter­ri­toire euro­péen dans l’es­poir d’ins­tau­rer une nou­velle rela­tion vis-à-vis du Proche et Moyen Orient lui-même favo­ri­sant la mobi­li­té de leur maind’oeuvre, la com­pé­ti­ti­vi­té de leur éco­no­mie ou le finan­ce­ment de leurs infrastructures.

En conclu­sion, Chi­bli Mal­lat en appelle volon­ta­ris­te­ment non à un aban­don, mais à une relance de la « poli­tique de proxi­mi­té » euro­péenne au Proche et Moyen Orient : « Il est vain d’i­ma­gi­ner, écrit-il, que les socié­tés moyen-orien­tales puissent sor­tir de la vio­lence sécu­laire, sans que soit mis un terme à l’ar­bi­traire des gou­ver­ne­ments. Sans démo­cra­tie, pas d’in­ter­lo­cu­teur utile pour l’U­nion. Rien n’est plus déce­vant que l’ab­sence de répon­dant à cet enga­ge­ment euro­péen unique, tra­duit par l’in­cor­po­ra­tion consti­tu­tion­nelle de la poli­tique de voi­si­nage. Cela requiert une autre inter­ac­tion entre les acteurs locaux favo­rables aux chan­ge­ments non vio­lents dans leurs socié­tés et les gou­ver­ne­ments euro­péens… Pas ques­tion de bais­ser les bras, au nord comme à l’est de la Médi­ter­ra­née tant les enjeux sont graves. Ren­for­cer l’in­ter­lo­cu­teur démo­cra­tique au sein des socié­tés moyen-orien­tales, et le faire de manière ouverte, nous semble le pre­mier pas, fon­da­men­tal, en réponse à la diver­gence crois­sante des trajectoires. »

Les États-Unis et l’Irak

Au cours de leur his­toire, les Euro­péens ne se sont pas mon­trés moins bel­li­queux que les Éta­su­niens. C’est l’ex­pé­rience tra­gique des deux guerres mon­diales qui les a ren­dus scep­tiques au sujet de l’ex­por­ta­tion de la démo­cra­tie par les armes. La grande opi­nion publique amé­ri­caine n’a pas vécu ces chocs de manière com­pa­ra­ble­ment dra­ma­tique. Pas assez en tout cas pour remettre en cause ce qu’elle consi­dère una­ni­me­ment comme « l’ex­cep­tion­na­li­té du modèle US » dans l’his­toire de l’hu­ma­ni­té. C’est par cette obser­va­tion que Jus­tin Vaïsse com­mence l’in­ter­view qu’il donne à Pro­jet sur le thème « Les États-Unis enfoncent le clou ». Pour ce spé­cia­liste de l’his­toire amé­ri­caine, l’ac­tuelle inter­ven­tion du pré­sident Bush en Irak n’est, à tout prendre, qu’un nou­vel épi­sode de l’al­ter­na­tive entre la ligne iso­la­tion­niste et la ligne inter­ven­tion­niste et mis­sion­naire qui rythme le déve­lop­pe­ment de son pays comme super­puis­sance. En période iso­la­tion­niste, la pré­oc­cu­pa­tion domi­nante est de pré­ser­ver cette excep­tion­na­li­té de toute conta­mi­na­tion abâ­tar­dis­sante ; en période d’in­ter­ven­tion mis­sion­naire, cette même pré­oc­cu­pa­tion domi­nante se fonde sur le prin­cipe selon lequel « ce qui a mar­ché aux États-Unis doit mar­cher ailleurs » pour inter­ve­nir dans d’autres États du monde afin d’y impo­ser — y com­pris, à la suite du pré­sident Wil­son, dans les ins­ti­tu­tions et le droit — la démo­cra­tie libé­rale, le libre mar­ché et l’ou­ver­ture des frontières.

Après la période iso­la­tion­niste pro­vo­quée par le Water­gate et le dis­sua­sif syn­drome viet­na­mien, la ques­tion pour l’in­ter­viewé est de savoir ce qui, avec l’ar­ri­vée de Bush jr à la pré­si­dence, a fait bas­cu­ler lar­ge­ment l’o­pi­nion amé­ri­caine dans le camp de l’in­ter­ven­tion­nisme. Il y a certes la per­son­na­li­té « born again » du pré­sident, qui se croit inves­ti d’une mis­sion divine, et l’é­mer­gence des néo­con­ser­va­teurs idéa­le­ment aptes à se connec­ter poli­ti­que­ment sur sa per­sonne. Mais pour Jus­tin Vaïsse, le revi­re­ment n’au­rait pas connu autant d’am­pleur sans un chan­ge­ment d’at­ti­tude de nom­breux « libé­raux » amé­ri­cains sous l’in­fluence de cou­rants intel­lec­tuels rela­ti­vi­sant à l’é­poque la sou­ve­rai­ne­té de l’É­tat et dif­fu­sant les thèmes du « droit d’in­gé­rence », puis du « devoir d’in­gé­rence » et de la « res­pon­sa­bi­li­té de pro­té­ger », en réfé­rence aux valeurs uni­ver­selles expri­mées dans le cor­pus de textes des Droits de l’homme. Simul­ta­né­ment la dif­fu­sion de la théo­rie dite de la « paix démo­cra­tique », d’a­près laquelle théo­ri­que­ment les démo­cra­ties ne se font pas la guerre, four­nis­sait une moti­va­tion prag­ma­tique pour expor­ter la démo­cra­tie par les armes afin d’ob­te­nir la paix entre les peuples. Ren­ver­ser Sad­dam Hus­sein deve­nait ain­si la pointe extrême de la « res­pon­sa­bi­li­té de protéger ».

À pro­pos de la légi­ti­ma­tion de l’u­sage des armes, Jus­tin Vaïsse sou­ligne com­bien l’Eu­rope n’a pas le même rap­port que les Amé­ri­cains à l’ou­til mili­taire. À la suite de l’a­bou­tis­se­ment sur le ter­rain opé­ra­tion­nel de l’é­norme inves­tis­se­ment en arme­ment déci­dé en son temps par le pré­sident Rea­gan, l’ou­til mili­taire est deve­nu si gigan­tesque aux États-Unis aux abords de l’an 2000 que le pays est selon lui désor­mais ins­tru­men­ta­li­sé par ses moyens comme un homme en pos­ses­sion d’un gros mar­teau cherche où il peut trou­ver des clous à enfon­cer. Une ten­dance impor­tante existe en tout cas dans le pays à tout mili­ta­ri­ser : la drogue, le ter­ro­risme, la démo­cra­tie… Même le syn­drome viet­na­mien n’a pas pu faire obs­tacle à la défer­lante hété­ro­gène for­mée par tous ces élé­ments. Et cela pour une part parce que, depuis l’in­va­sion de la Gre­nade et les vic­toires dans la guerre froide, dans celle du golfe et en Afgha­nis­tan, les États-Unis ont été pris par cette forme de suf­fi­sance que les Grecs nom­maient « hubris », qui les a convain­cus que si on y met les moyens, l’ou­til mili­taire peut tout faire. Ils n’é­taient pas non plus indif­fé­rents à l’im­pact de la guerre sur l’o­pi­nion publique et que l’ar­mée envoyée en Irak soit consti­tuée de pro­fes­sion­nels et non de conscrits comme cela avait été le cas pour le Vietnam.

Aux origines du messianisme « démocratique »

Les articles de Jean-Yves Cla­vez (« Sous condi­tion, l’Eu­rope ») et de Zaki Laï­di (« Un pro­duit d’ex­por­ta­tion ? ») per­mettent notam­ment de mieux situer l’o­ri­gine du mes­sia­nisme poli­tique impo­sé par la force et d’en décryp­ter l’i­déo­lo­gie sous-jacente. C’est avec la Révo­lu­tion fran­çaise qu’ap­pa­rai­tra la logique de domination/exploitation que le libérateur/ occu­pant va se sou­cier soi­gneu­se­ment de mas­quer. Le dis­cours d’ac­com­pa­gne­ment affir­me­ra que « ne peuvent s’op­po­ser à la liber­té que les enne­mis de la liber­té ». Au nom du droit des peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes, on juge­ra inutile en 1793 de consul­ter les peuples eux­mêmes sur l’an­nexion par la France de leurs ter­ri­toires. Pro­cla­mées intou­chables, les tra­di­tions locales seront sup­pri­mées dès qu’elles entra­ve­ront l’ac­tion des « libé­ra­teurs ». Cela sans par­ler du pillage éco­no­mique sciem­ment perpétré.

Cette idéo­lo­gie encore vague se trou­ve­ra davan­tage for­ma­li­sée dans le contexte pré­cé­dant immé­dia­te­ment la cam­pagne d’É­gypte de Napo­léon Bona­parte grâce à l’é­mer­gence du concept de « retard poli­tique » des popu­la­tions conquises et son rema­nie­ment par Tur­got puis Vol­ney en termes de déve­lop­pe­ment maté­riel : le des­po­tisme opprime la liber­té des peuples mais aus­si les empêche de pro­gres­ser éco­no­mi­que­ment, donc un siècle nou­veau détrui­ra inexo­ra­ble­ment tous les des­po­tismes. Du pain bénit pour Bona­parte, qui décla­re­ra aux Égyp­tiens, jusque là sou­mis à l’empire otto­man, « Nous appor­tons une liber­té à un peuple qui ne peut la refu­ser tant est forte l’op­pres­sion qui pèse sur lui ». Un dis­cours anti­ci­pant de manière frap­pante les mêmes ana­lyses som­maires et les mêmes ambigüi­tés poli­ti­co-éco­no­miques que celles que reprend aujourd’­hui le pré­sident des États-Unis, et dont la pré­gnance beau­coup plus ancienne qu’on ne le pense spon­ta­né­ment empêche son pays de com­prendre ce qui lui arrive.

Comment exporter dignement la démocratie ?

De l’en­semble du dos­sier se dégage l’i­dée qu’à long terme, il n’y aurait que l’U­nion euro­péenne qui puisse, par la séduc­tion du pro­jet géo­po­li­tique qu’elle repré­sente, être l’ac­teur cré­dible d’une expor­ta­tion de la démo­cra­tie res­pec­tueuse des peuples assu­jet­tis aux faux-sem­blants des « démo­cra­tures » ou tout sim­ple­ment au des­po­tisme. Mais on ne man­que­ra pas pour autant de nuan­cer cette impres­sion en se rap­pe­lant la fra­gi­li­té actuelle de la « poli­tique de proxi­mi­té » de l’U­nion euro­péenne stig­ma­ti­sée par Chi­bli Mallat.

Pour Jean-Yves Cal­vez, c’est effec­ti­ve­ment par la séduc­tion qu’elle exer­ce­ra comme modèle géo­po­li­ti­que­ment inno­vant que l’U­nion euro­péenne expor­te­ra essen­tiel­le­ment la démo­cra­tie, comme cela s’est concrè­te­ment pas­sé, à ses yeux, lors des récentes élec­tions en Répu­blique démo­cra­tique du Congo (mais que pen­ser alors du pathé­tique article de l’Eu­ro­péen convain­cu qu’est le Slo­vaque Dusan Bezak, dont le point focal est de mettre en évi­dence le dan­ger que fait cou­rir à l’U­nion — sur­tout dans les ex-pays de l’est, mais pas seule­ment — l’ab­sence de poli­tique sociale de la Com­mis­sion euro­péenne ?). Pour Zaki Laï­di, auteur de l’ar­ticle le plus construit du dos­sier, l’exemple du Japon à l’is­sue de la Deuxième Guerre mon­diale montre que le suc­cès de la démo­cra­tie auprès d’un peuple qui n’en avait guère connais­sance préa­la­ble­ment est avant tout lié à l’exis­tence d’un pro­jet natio­nal. Enfin pour Ber­nard Drea­no, dont la contri­bu­tion assez polé­mique porte sur « La socié­té civile comme par­te­naire », ce qui est en jeu aujourd’­hui, c’est avant tout d’ai­der de par le monde la lutte des démo­crates sans démo­cra­tie, autre­ment dit de créer avec eux et entre eux une coopé­ra­tion par­te­na­riale, hori­zon­tale et réciproque.

Per­son­nel­le­ment, l’au­teur de ces lignes aurait espé­ré trou­ver aus­si dans ce dos­sier impor­tant une réponse poli­ti­que­ment éla­bo­rée à la ques­tion posée plu­sieurs fois déjà par l’ar­ri­vée au pou­voir d’un par­ti isla­miste via des élec­tions recon­nues inter­na­tio­na­le­ment comme cor­rec­te­ment démocratiques.

Hervé Cnudde


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