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Éviter le mur
Elle n’en peut plus. Elle dit qu’elle va mourir. Des collègues ont craqué avant elle, chargeant d’autant sa barque. C’est son tour. Son fils est là, inquiet, la voisine aussi, impuissante. Elle l’aime, son boulot, et les vieux qu’elle aide, qu’elle torche, qu’elle nourrit, qu’elle soigne, à qui elle est la seule à parler de la journée. […]
Elle n’en peut plus. Elle dit qu’elle va mourir. Des collègues ont craqué avant elle, chargeant d’autant sa barque. C’est son tour. Son fils est là, inquiet, la voisine aussi, impuissante. Elle l’aime, son boulot, et les vieux qu’elle aide, qu’elle torche, qu’elle nourrit, qu’elle soigne, à qui elle est la seule à parler de la journée. Mais elle n’en peut plus.
Ainsi, lentement, meurent nos vieux et nos aides-soignantes ; nos malades et nos infirmières ; nos enfants et leurs profs ; nos campagnes et nos agriculteurs ; et des milliers d’employés anonymes, de fonctionnaires dédaignés, de cadres oubliés.
Notre acharnement à la tâche et notre incapacité d’en venir à bout sont les plus sures garanties d’échouer. À la fois soumis à des injonctions de performance et désireux de nous présenter comme des individus actifs et entreprenants, nous méprisons les limites, à commencer par les nôtres, et consacrons le règne de la surcharge.
Et, de la même manière que nous nions nos limites et celles de nos semblables, nous transgressons chaque jour celles de notre planète, pris que nous sommes dans une course folle à la productivité, à l’extraction, à l’accumulation, à la fois victimes et bourreaux. Et ainsi, disparaissent les espèces, se précise la fin du monde sur lequel notre civilisation est bâtie, approche de plus en plus le mur sur lequel il est promis que nous nous écraserons. Ralentir ? Réfléchir ? Chercher du sens ? Se contenter des limites de notre monde ? Inimaginable !
Car, dans une société à bout de souffle, qui a fait de la lenteur et du repos un tabou, qui a érigé la croissance en valeur cardinale et l’épuisement en inéluctable destin, il en est qui ne rêvent que d’attraper la floche du carrousel fou pour gagner un tour gratuit ! Ainsi, pour l’économiste Jean-Marc Daniel, la population est mure pour travailler plus, raison pour laquelle il propose, entre autres choses, de supprimer certains jours fériés pour « remettre les gens au travail »1. De même continuons-nous de subir les incantations des apôtres de la croissance, principe fondamental qui devrait, à les entendre, constituer l’axiome de tout raisonnement, plutôt que les limites du monde physique auquel nous appartenons. Ne pas croire à la croissance, tel serait le danger2.
Pendant ce temps, la moindre réforme provoque des remous, à l’image de la modification du plan de circulation dans le centre de Bruxelles. Il s’agissait de stopper le trafic de transit dans l’hypercentre, comme ça s’est fait dans des centaines de villes. Une révolution ? Non, une réforme visant à réduire la pression automobile en ville, qui trainait au bas mot depuis vingt ans et qui aboutit enfin. Pourtant, au soir de la modification de quelques sens uniques, tout laissait à penser que le monde était sur le point de s’écrouler. Bien entendu, de nombreux automobilistes n’étaient pas au courant, avaient dû improviser de nouveaux trajets et s’étaient gaiment engouffrés dans de considérables embouteillages. Rien de surprenant, pourtant on aurait pu croire, à la lecture des commentaires en ligne, que la ville était à feu et à sang.
En fin de compte, même les mesures minimales (et très nettement insuffisantes face à la gravité de la menace) semblent trop ambitieuses à nombre d’acteurs politiques et de citoyens, à l’image des présidents du PS et du MR s’insurgeant contre le projet de réduction de la vitesse maximale sur autoroute à 100 km/h3… Comment imaginer qu’il soit envisageable de réaliser le virage indispensable quand même des inflexions anecdotiques provoquent des levées de boucliers ?
De même, quand des footballeurs se moquent ouvertement du défi climatique en plaisantant sur leur recours à un jet privé pour un Paris-Nantes, se trouve-t-il une bonne part de la population et des représentants politiques pour les défendre. Taxer, voire interdire les « sauts de puce » en avion ? Immédiatement est brandie l’écologie punitive, la fin de la démocratie et le péril pour la croissance et l’emploi.
Ces exemples sont anecdotiques ? Oui, bien sûr ! Mais ces anecdotes sont révélatrices du chemin restant à parcourir pour aboutir au consensus social nécessaire aux changements qui nous attendent. Car, qu’il s’agisse d’atteindre la neutralité carbone en 2050 ou d’adapter nos sociétés à un monde à +3 °C, il est certain que nos sociétés, nos systèmes politiques, administratifs et juridiques vont être mis à rude épreuve. Et, en démocratie, ils ne pourront tenir que si la cohésion sociale est suffisante. Elle suppose, bien entendu, un consensus minimal sur les menaces et sur les objectifs à atteindre, mais aussi une capacité de mobilisation de l’ensemble de nos forces.
Nos cohortes de travailleurs épuisés, de citoyens précarisés et d’individus angoissés ne sont certainement pas un atout pour faire face aux défis qui se présentent à nous. C’est toute la logique d’exploitation du monde — en ce compris de nous-mêmes — qui nous précipite dans le gouffre.
Il est plus que probablement trop tard pour nous en sortir à bon compte, mais pouvons-nous éviter le pire ? Oui, parce qu’il y a toujours pire et que, dès lors, tout changement vertueux est bon
à prendre.
Mais il est aussi temps de prendre la mesure du problème : ce n’est pas le pétrole qui pose problème, ni le gaz ni les terres rares, pas davantage que notre soif de cuivre, de sable, d’eau douce, de viande ou de soja. C’est l’ensemble d’une vision du monde qui nous a amenés là où nous sommes : plus puissants et plus vulnérables que jamais. C’est notre puissance même qui a fait que la crise épouse les contours du monde dans lequel nous sommes irrémédiablement emprisonnés. Il n’y a plus d’extérieur où trouver un secours ou une échappatoire.
Dans un tel contexte, force est de constater que les questions technologiques apparaissent, au mieux, comme secondaires ou comme de préoccupants défis intellectuels. Une nouvelle génération de réacteurs nucléaires, le solaire ou l’éolien, l’automatisation ou l’humanisation, la digitalisation et l’intelligence artificielle, la capture du CO2 ou les technologies dites « bas carbone », tout cela, pour n’être pas réellement anecdotique, n’en est pas moins un peu dérisoire au regard de la question centrale : sommes-nous prêts à changer de civilisation ?
Et c’est là qu’il importe de s’interroger sur les outils qui nous permettront de prendre en charge cette question. Alors que nos sociétés ont glorifié les technosciences qui nous conféraient un pouvoir de vie et de mort sur le monde, qu’elles ont érigé des statues aux entrepreneurs qui faisaient de ces techniques et de ces savoirs des outils d’emprise quotidienne sur le réel, il apparait de plus en plus clairement que le vrai défi est de nous comprendre nous-mêmes.
Or, en cette matière, le personnel politique apparait souvent comme largué, à l’image de cette ancienne ministre de l’Énergie qui traite d’idéologue un chercheur internationalement reconnu — et néanmoins engagé — et retweete à qui mieux mieux des anonymes assimilant les sciences humaines et sociales au charlatanisme et aux superstitions.
Car, quand la société elle-même est en crise4, ce ne sont pas les technosciences, mais bien les sciences humaines et sociales qu’il convient de convoquer. Mais ces dernières sont le parent pauvre des sciences : un télescope spatial ? Ramener l’homme sur la Lune ? Un cyclotron géant ? Un tokamak pour expérimenter la fusion nucléaire ? Oui, pour cela, il y a de l’argent. Mais le salaire d’un sociologue, d’un historien, d’un philosophe ou d’un criminologue est toujours trop lourd pour les finances collectives. Il ne s’agit pas seulement de ça : lorsqu’un savoir est produit, il est le plus souvent dédaigné par les décideurs et par le public. L’analphabétisme de notre appareil d’État en la matière est tel que les chercheurs peinent à se faire entendre.
Pourtant, seule une société solide et consciente de son propre fonctionnement (et de ses faiblesses), solidaire et informée de ce qui la menace, seule une société forte pourra passer au travers des épreuves qui nous menacent. Et la compréhension d’une collectivité par elle-même ne peut passer que par deux vecteurs : les sciences humaines et sociales, chargées de fournir des clés de compréhension et des pistes de solution, et une démocratie forte, à même d’assimiler l’information et de fonder sur elle des décisions légitimes.
Ni ceux qui répètent que le progrès technologique est la solution, ni ceux qui hurlent à la dictature à chaque décision collective ne seront d’aucune aide dans ce cadre. Avons-nous cependant des raisons d’espérer ? On peut en douter car l’abandon des vieux réflexes technoscientifiques est à la fois nécessaire à l’indispensable mutation de nos sociétés et en constitue déjà une étape. Le serpent se mord donc la queue : pour muter, il faut accepter d’entendre la voix des sciences humaines et sociales, mais cette écoute ne semble possible que si la mutation est déjà bien engagée. En un mot, il faudrait avoir déjà profondément changé pour accepter de changer profondément.
Au fond, la question est simple : a‑t-on jamais vu une civilisation changer radicalement de direction pour éviter la catastrophe ? Sans doute pas… Mais, d’un autre côté, n’aurions-nous pas en main quelques atouts réflexifs qui nous permettraient de réaliser une première dans l’histoire humaine ? Peut-être : la démocratie et les sciences humaines et sociales. Serons-nous capables de nous en saisir ?
- Consulté le 8 septembre 2022.
- Consulté le 8 septembre 2022.
- Consulté le 11 septembre 2022.
- Nous n’abordons ici que les crises découlant de notre boulimie et de notre valorisation de la surcharge, mais il faudrait aussi parler des crises liées à la place des femmes dans nos sociétés, aux migrations, à l’émergence de pathogènes nouveaux ou à l’insécurité d’existence d’une part croissante de la population.