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Éviter le mur

Numéro 7 – 2022 - consensus social crises sciences sociales par Christophe Mincke

octobre 2022

Elle n’en peut plus. Elle dit qu’elle va mou­rir. Des col­lègues ont cra­qué avant elle, char­geant d’autant sa barque. C’est son tour. Son fils est là, inquiet, la voi­sine aus­si, impuis­sante. Elle l’aime, son bou­lot, et les vieux qu’elle aide, qu’elle torche, qu’elle nour­rit, qu’elle soigne, à qui elle est la seule à par­ler de la journée. […]

Éditorial

Elle n’en peut plus. Elle dit qu’elle va mou­rir. Des col­lègues ont cra­qué avant elle, char­geant d’autant sa barque. C’est son tour. Son fils est là, inquiet, la voi­sine aus­si, impuis­sante. Elle l’aime, son bou­lot, et les vieux qu’elle aide, qu’elle torche, qu’elle nour­rit, qu’elle soigne, à qui elle est la seule à par­ler de la jour­née. Mais elle n’en peut plus. 

Ain­si, len­te­ment, meurent nos vieux et nos aides-soi­gnantes ; nos malades et nos infir­mières ; nos enfants et leurs profs ; nos cam­pagnes et nos agri­cul­teurs ; et des mil­liers d’employés ano­nymes, de fonc­tion­naires dédai­gnés, de cadres oubliés. 

Notre achar­ne­ment à la tâche et notre inca­pa­ci­té d’en venir à bout sont les plus sur­es garan­ties d’échouer. À la fois sou­mis à des injonc­tions de per­for­mance et dési­reux de nous pré­sen­ter comme des indi­vi­dus actifs et entre­pre­nants, nous mépri­sons les limites, à com­men­cer par les nôtres, et consa­crons le règne de la surcharge. 

Et, de la même manière que nous nions nos limites et celles de nos sem­blables, nous trans­gres­sons chaque jour celles de notre pla­nète, pris que nous sommes dans une course folle à la pro­duc­ti­vi­té, à l’extraction, à l’accumulation, à la fois vic­times et bour­reaux. Et ain­si, dis­pa­raissent les espèces, se pré­cise la fin du monde sur lequel notre civi­li­sa­tion est bâtie, approche de plus en plus le mur sur lequel il est pro­mis que nous nous écra­se­rons. Ralen­tir ? Réflé­chir ? Cher­cher du sens ? Se conten­ter des limites de notre monde ? Inimaginable ! 

Car, dans une socié­té à bout de souffle, qui a fait de la len­teur et du repos un tabou, qui a éri­gé la crois­sance en valeur car­di­nale et l’épuisement en iné­luc­table des­tin, il en est qui ne rêvent que d’attraper la floche du car­rou­sel fou pour gagner un tour gra­tuit ! Ain­si, pour l’économiste Jean-Marc Daniel, la popu­la­tion est mure pour tra­vailler plus, rai­son pour laquelle il pro­pose, entre autres choses, de sup­pri­mer cer­tains jours fériés pour « remettre les gens au tra­vail »1. De même conti­nuons-nous de subir les incan­ta­tions des apôtres de la crois­sance, prin­cipe fon­da­men­tal qui devrait, à les entendre, consti­tuer l’axiome de tout rai­son­ne­ment, plu­tôt que les limites du monde phy­sique auquel nous appar­te­nons. Ne pas croire à la crois­sance, tel serait le dan­ger2.

Pen­dant ce temps, la moindre réforme pro­voque des remous, à l’image de la modi­fi­ca­tion du plan de cir­cu­la­tion dans le centre de Bruxelles. Il s’agissait de stop­per le tra­fic de tran­sit dans l’hypercentre, comme ça s’est fait dans des cen­taines de villes. Une révo­lu­tion ? Non, une réforme visant à réduire la pres­sion auto­mo­bile en ville, qui trai­nait au bas mot depuis vingt ans et qui abou­tit enfin. Pour­tant, au soir de la modi­fi­ca­tion de quelques sens uniques, tout lais­sait à pen­ser que le monde était sur le point de s’écrouler. Bien enten­du, de nom­breux auto­mo­bi­listes n’étaient pas au cou­rant, avaient dû impro­vi­ser de nou­veaux tra­jets et s’étaient gaiment engouf­frés dans de consi­dé­rables embou­teillages. Rien de sur­pre­nant, pour­tant on aurait pu croire, à la lec­ture des com­men­taires en ligne, que la ville était à feu et à sang. 

En fin de compte, même les mesures mini­males (et très net­te­ment insuf­fi­santes face à la gra­vi­té de la menace) semblent trop ambi­tieuses à nombre d’acteurs poli­tiques et de citoyens, à l’image des pré­si­dents du PS et du MR s’insurgeant contre le pro­jet de réduc­tion de la vitesse maxi­male sur auto­route à 100 km/h3… Com­ment ima­gi­ner qu’il soit envi­sa­geable de réa­li­ser le virage indis­pen­sable quand même des inflexions anec­do­tiques pro­voquent des levées de boucliers ? 

De même, quand des foot­bal­leurs se moquent ouver­te­ment du défi cli­ma­tique en plai­san­tant sur leur recours à un jet pri­vé pour un Paris-Nantes, se trouve-t-il une bonne part de la popu­la­tion et des repré­sen­tants poli­tiques pour les défendre. Taxer, voire inter­dire les « sauts de puce » en avion ? Immé­dia­te­ment est bran­die l’écologie puni­tive, la fin de la démo­cra­tie et le péril pour la crois­sance et l’emploi.

Ces exemples sont anec­do­tiques ? Oui, bien sûr ! Mais ces anec­dotes sont révé­la­trices du che­min res­tant à par­cou­rir pour abou­tir au consen­sus social néces­saire aux chan­ge­ments qui nous attendent. Car, qu’il s’agisse d’atteindre la neu­tra­li­té car­bone en 2050 ou d’adapter nos socié­tés à un monde à +3 °C, il est cer­tain que nos socié­tés, nos sys­tèmes poli­tiques, admi­nis­tra­tifs et juri­diques vont être mis à rude épreuve. Et, en démo­cra­tie, ils ne pour­ront tenir que si la cohé­sion sociale est suf­fi­sante. Elle sup­pose, bien enten­du, un consen­sus mini­mal sur les menaces et sur les objec­tifs à atteindre, mais aus­si une capa­ci­té de mobi­li­sa­tion de l’ensemble de nos forces. 

Nos cohortes de tra­vailleurs épui­sés, de citoyens pré­ca­ri­sés et d’individus angois­sés ne sont cer­tai­ne­ment pas un atout pour faire face aux défis qui se pré­sentent à nous. C’est toute la logique d’exploitation du monde — en ce com­pris de nous-mêmes — qui nous pré­ci­pite dans le gouffre. 

Il est plus que pro­ba­ble­ment trop tard pour nous en sor­tir à bon compte, mais pou­vons-nous évi­ter le pire ? Oui, parce qu’il y a tou­jours pire et que, dès lors, tout chan­ge­ment ver­tueux est bon
à prendre. 

Mais il est aus­si temps de prendre la mesure du pro­blème : ce n’est pas le pétrole qui pose pro­blème, ni le gaz ni les terres rares, pas davan­tage que notre soif de cuivre, de sable, d’eau douce, de viande ou de soja. C’est l’ensemble d’une vision du monde qui nous a ame­nés là où nous sommes : plus puis­sants et plus vul­né­rables que jamais. C’est notre puis­sance même qui a fait que la crise épouse les contours du monde dans lequel nous sommes irré­mé­dia­ble­ment empri­son­nés. Il n’y a plus d’extérieur où trou­ver un secours ou une échappatoire. 

Dans un tel contexte, force est de consta­ter que les ques­tions tech­no­lo­giques appa­raissent, au mieux, comme secon­daires ou comme de pré­oc­cu­pants défis intel­lec­tuels. Une nou­velle géné­ra­tion de réac­teurs nucléaires, le solaire ou l’éolien, l’automatisation ou l’humanisation, la digi­ta­li­sa­tion et l’intelligence arti­fi­cielle, la cap­ture du CO2 ou les tech­no­lo­gies dites « bas car­bone », tout cela, pour n’être pas réel­le­ment anec­do­tique, n’en est pas moins un peu déri­soire au regard de la ques­tion cen­trale : sommes-nous prêts à chan­ger de civilisation ? 

Et c’est là qu’il importe de s’interroger sur les outils qui nous per­met­tront de prendre en charge cette ques­tion. Alors que nos socié­tés ont glo­ri­fié les tech­nos­ciences qui nous confé­raient un pou­voir de vie et de mort sur le monde, qu’elles ont éri­gé des sta­tues aux entre­pre­neurs qui fai­saient de ces tech­niques et de ces savoirs des outils d’emprise quo­ti­dienne sur le réel, il appa­rait de plus en plus clai­re­ment que le vrai défi est de nous com­prendre nous-mêmes. 

Or, en cette matière, le per­son­nel poli­tique appa­rait sou­vent comme lar­gué, à l’image de cette ancienne ministre de l’Énergie qui traite d’idéologue un cher­cheur inter­na­tio­na­le­ment recon­nu — et néan­moins enga­gé — et ret­weete à qui mieux mieux des ano­nymes assi­mi­lant les sciences humaines et sociales au char­la­ta­nisme et aux superstitions. 

Car, quand la socié­té elle-même est en crise4, ce ne sont pas les tech­nos­ciences, mais bien les sciences humaines et sociales qu’il convient de convo­quer. Mais ces der­nières sont le parent pauvre des sciences : un téles­cope spa­tial ? Rame­ner l’homme sur la Lune ? Un cyclo­tron géant ? Un toka­mak pour expé­ri­men­ter la fusion nucléaire ? Oui, pour cela, il y a de l’argent. Mais le salaire d’un socio­logue, d’un his­to­rien, d’un phi­lo­sophe ou d’un cri­mi­no­logue est tou­jours trop lourd pour les finances col­lec­tives. Il ne s’agit pas seule­ment de ça : lorsqu’un savoir est pro­duit, il est le plus sou­vent dédai­gné par les déci­deurs et par le public. L’analphabétisme de notre appa­reil d’État en la matière est tel que les cher­cheurs peinent à se faire entendre. 

Pour­tant, seule une socié­té solide et consciente de son propre fonc­tion­ne­ment (et de ses fai­blesses), soli­daire et infor­mée de ce qui la menace, seule une socié­té forte pour­ra pas­ser au tra­vers des épreuves qui nous menacent. Et la com­pré­hen­sion d’une col­lec­ti­vi­té par elle-même ne peut pas­ser que par deux vec­teurs : les sciences humaines et sociales, char­gées de four­nir des clés de com­pré­hen­sion et des pistes de solu­tion, et une démo­cra­tie forte, à même d’assimiler l’information et de fon­der sur elle des déci­sions légitimes. 

Ni ceux qui répètent que le pro­grès tech­no­lo­gique est la solu­tion, ni ceux qui hurlent à la dic­ta­ture à chaque déci­sion col­lec­tive ne seront d’aucune aide dans ce cadre. Avons-nous cepen­dant des rai­sons d’espérer ? On peut en dou­ter car l’abandon des vieux réflexes tech­nos­cien­ti­fiques est à la fois néces­saire à l’indispensable muta­tion de nos socié­tés et en consti­tue déjà une étape. Le ser­pent se mord donc la queue : pour muter, il faut accep­ter d’entendre la voix des sciences humaines et sociales, mais cette écoute ne semble pos­sible que si la muta­tion est déjà bien enga­gée. En un mot, il fau­drait avoir déjà pro­fon­dé­ment chan­gé pour accep­ter de chan­ger profondément. 

Au fond, la ques­tion est simple : a‑t-on jamais vu une civi­li­sa­tion chan­ger radi­ca­le­ment de direc­tion pour évi­ter la catas­trophe ? Sans doute pas… Mais, d’un autre côté, n’aurions-nous pas en main quelques atouts réflexifs qui nous per­met­traient de réa­li­ser une pre­mière dans l’histoire humaine ? Peut-être : la démo­cra­tie et les sciences humaines et sociales. Serons-nous capables de nous en saisir ?

  1. Consul­té le 8 sep­tembre 2022.
  2. Consul­té le 8 sep­tembre 2022.
  3. Consul­té le 11 sep­tembre 2022.
  4. Nous n’abordons ici que les crises décou­lant de notre bou­li­mie et de notre valo­ri­sa­tion de la sur­charge, mais il fau­drait aus­si par­ler des crises liées à la place des femmes dans nos socié­tés, aux migra­tions, à l’émergence de patho­gènes nou­veaux ou à l’insécurité d’existence d’une part crois­sante de la population.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.