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Evening star
Mon lit est à barreaux. Tout de bois peint. Une belle petite cage en somme. Pour un drôle d’oisillon. C’est enfin le crépuscule aux abords de ma modeste couche de pin blanc. Mes petits amis, de fourrure artificielle vêtus, sont allongés dans le soir au bout du matelas. Il y a le lapin blanc au pelage usé […]
Mon lit est à barreaux. Tout de bois peint. Une belle petite cage en somme. Pour un drôle d’oisillon.
C’est enfin le crépuscule aux abords de ma modeste couche de pin blanc. Mes petits amis, de fourrure artificielle vêtus, sont allongés dans le soir au bout du matelas. Il y a le lapin blanc au pelage usé par les câlins, mon cher ourson devenu borgne et enfin le mouton jaune qui passe une langue pourpre entre ses dents ivoire.
Mon colombin annelé repose sur une flaque d’urine au fond de mon petit pot. Je suis ainsi délesté et serein, prêt à faire la nuit.
Debout à la poupe du plumard, je jette quand même un œil craintif sur le clown hilare, estampillé Bouglione qui, dans le cadre strict du papier glacé punaisé au mur, me toise. Il me fascine et m’effraie à la fois. J’ai, masochiste, insisté auprès de papa pour qu’il le place au-dessus de moi, vigile de mon sommeil et acteur de mes cauchemars. Mais le spectacle n’est pas là. Il se trouve derrière le rideau comme le comédien qui redoute son public.
Des rais de lumière voyagent autour de ma chambre lorsqu’une voiture passe, tous feux allumés, au pied de l’immeuble. La géométrie des motifs du papier peint apparait puis disparait aussitôt. Impeccable mathématique. La seule que je sois d’ailleurs capable d’entendre. La raison abstraite n’a, en effet, jamais effleuré les rêves qui gonflent ma substance.
À la petite école du quartier, les chiffres me laissent en effet le gout aigre de la défaite.
Ma fantaisie fait en revanche de moi un dessinateur qu’aucun des morveux qui m’entourent n’est capable d’égaler. J’en tire une légitime fierté.
Je suis aussi un ami de la poésie. La dédicace que Maurice Carême vient de laisser en page de garde du livre que je suis, un jour, venu lui apporter, en témoigne.
« À Nicolas qui aime tant la poésie », a‑t-il écrit après m’avoir entendu réciter avec conviction Le corbeau et le renard de ce bon Monsieur de La Fontaine. Les mots sont ma patrie et je les débite comme un petit avocat.
Je m’assieds un instant avant de reprendre ma station debout. Ma grenouillère aux strates de laine multicolores me gratte le dos. Qu’importe, je suis bien. Je sais qu’elle est là, derrière la fenêtre à attendre que je la contemple. Notre rendez-vous vespéral ne va pas tarder. D’une main sur la rambarde, j’assure ma lente montée vers la tête du lit qui, au coin de la pièce, voisine la baie vitrée.
J’écarte le champ de fleurs rouges et orange qui décorent la tenture.
C’est tout d’abord la plaine que des peupliers au garde-à-vous laissent entrevoir. Elle est vaste et sauvage. De maigres plantations ont recouvert le sol de cette ancienne carrière de sable que des déchets sont venus combler. Ce terrain vague ne semble pas pouvoir s’arrêter. Et pourtant elle est là, au loin, comme un cran d’arrêt.
Le chant cacochyme du radiateur rompt un instant le charme de la vision. Dans un âpre souffle, il expire sa chaleur. Je ferais bien d’éloigner de cette fournaise ma monture de plastique, un lion souverain juché sur quatre petites roulettes, que je chevauche le jour en m’agrippant à sa crinière rousse.
Mais pas le temps de penser plus longtemps à ces poils synthétiques qui frisent déjà au contact du calorifère. Il y a d’abord ce lointain. Mes yeux se focalisent.
C’est, au commencement, un mât que la distance rend minuscule. À son sommet, s’arrime solidement un cercle parfait. De son centre, partent trois grands rayons qui partagent la sphère en parts plus ou moins égales.
Loin d’être obscure, cette structure magique irradie une lumière crue presque impeccablement blanche. La voute céleste pâlit même devant cette étoile ainsi retenue au sol. Mon étoile.
Est-elle celle que l’on invoque afin que la chance ruissèle ? Ou encore, la garante d’un bonheur raisonnable ? Elle fait indiscutablement le mien, le temps de notre face-à-face.
Elle domine, dans une solitude incontestée, le plat de la zone et semble ne jamais devoir cesser de briller.
Le rire de mon père tout à coup. La télévision qui grésille dans la pièce à côté s’est sans doute montrée plus amusante qu’espéré. Un gloussement maternel accompagne tout de suite les éclats de voix de papa. Le spectacle doit être plaisant. Je n’échangerais toutefois pas le mien contre celui-là, quel qu’il soit.
Concentre-toi Nicolas, les bruits familiers de la maisonnée ne doivent pas te distraire ne fût-ce qu’un instant. Reprends le fil de cette hypnose. Ta nuit en dépend. Fais sursauter ma volonté.
Brule, brule bel astre et ouvre-moi les portes d’un doux sommeil. Bonsoir l’étoile, conjure les grimaces du clown. Détourne son regard plissé, auréolé de fard, du tréfonds de mon âme.
Le deuxième étage de l’immeuble à appartements baigne à présent dans le silence. La télévision a libéré mes parents qui sont partis rejoindre leur lit double, là-bas au fond du couloir en « L ».
Le colonel et sa femme dont les pas résonnaient encore au plafond se sont aussi couchés, après s’être encore adressé fortissimo d’âpres reproches.
Je peux enfin rompre le charme. Je rends le rideau à sa verticalité non sans avoir jeté un dernier regard à l’objet de mes délices. C’est à peine recouvert du drap que je repose enfin, les yeux clos, mais durablement impressionnés par le lumineux spectacle de ma nova.
La portière de la voiture se referme après moi. J’allume ma cigarette. Une puissante bouffée s’évade de mes poumons encrassés. L’habitacle bleuit un peu. Je presse le bouton de contact. Mon chemin est tout tracé. La marche avant m’entraine prestement au bout de la rue.
Aux aiguilles phosphorescentes de mon bracelet-montre, il est minuit.
L’heure parfaite pour d’improbables retrouvailles.
Je descends à présent le boulevard aux arbres nus. Le moteur monte en régime. J’accélère. Personne ne croisera ma route.
Dieu que le décor a changé. Il ne reste presque plus rien de la verte campagne qui faisait l’orgueil de cette petite commune en périphérie de la grande cité. Les constructions ont fini par gagner.
La puissante métamorphose du terrain laisse néanmoins intact le tracé de la voirie. Je le connais par cœur pour l’avoir arpenté de si nombreuse fois avec mes parents.
J’accélère encore, sûr de mon coup. Un fêtard attardé sur le trottoir salue mon passage d’une salve d’injures. J’approche.
C’est bien ici. Le 155 rue Théodore. Cette adresse apparaissait en lettres de cendre sur les cartes de visite de mon père. J’en ai conservé une dans une fente de mon portefeuille.
J’abaisse d’un doigt la manette du clignoteur et tourne à gauche dans le parking désert. J’aperçois toutefois les engins de chantier qui promettent la zone à la démolition. Contournant ces bêtes de métal aux impitoyables mâchoires, je range mon véhicule sous la haie de peupliers.
Le moteur tourne encore un peu alors que j’allume une deuxième cigarette. Je me libère de l’étreinte de la ceinture de sécurité et m’extrais.
L’immeuble se trouve face à moi, sombre. J’écrase mon mégot. Je cherche ma lampe torche au fond de ma poche. Les hauts lampadaires qui jadis tapissaient de jaune les dalles en granit ont, en effet, été arrachés.
Je piste maintenant le rond de lumière que projette devant moi mon lumignon et avance d’un pas prudent vers le perron de l’immeuble. Au mur, rouille encore le personnage enturbanné de fer qui le garnit depuis toujours. Le verre du portique du hall d’entrée a éclaté. Je franchis le sas. À gauche, une rangée de boites aux lettres ballantes, à droite les boutons disjoints du parlophone.
Me voici face aux ascenseurs. J’avise l’escalier qui leur fait face.
Le colimaçon de marches de béton gris semble tenir encore le coup. Je me hisse et monte les degrés. Ma progression est lente, mais déterminée. Après tout, il n’est question que de deux étages.
Soudain, c’est le vide. L’escalier s’est interrompu.
Ma quarantaine peu sportive devrait me faire renoncer à sauter l’obstacle. C’est sans compter sur mes jambes de sept lieues qui, tout vertige bu, me font traverser l’à‑pic.
J’essuie du bout de ma manche mon front qui n’en mène pas large. Le temps de redire à part moi toute la folie de cette équipée que voilà déjà le palier. Il est si menu, lui qui me paraissait hier distribuer avec largesse l’accès à quatre appartements. Le nôtre est placé de biais, il n’a plus de porte. Le chambranle métallique encadre un trou noir dans lequel je m’engouffre.
Le petit vestibule reprend forme sous le rayon de ma torche. Le tableau électrique revêtu de bakélite apparait tel un vestige d’un temps très ancien. Plus loin, c’est le damier noir et blanc du sol du salon. Le plastique s’est soulevé en plusieurs endroits et j’avance en faisant crisser les gravats.
La cheminée à la hotte de métal riveté se dresse toujours dans le fond de la pièce. Saint Nicolas ne s’est pas souvent arrêté devant les pantoufles que notre naïveté avait rangées sur son assise de pierre.
L’absence de vitrage aux baies laisse couler un froid qui fige cette pensée nostalgique. Je frissonne et secoue la tête pour la chasser. Dans ce rapide va-et-vient, mon regard a toutefois le temps de se poser sur le vide sidéral que figure l’entrée de ma chambre. Un astre, c’est bien cela que je suis venu chercher.
Je cours et entre dans la pièce. Est-il encore là, tout au bout de la vue ? Vais-je le retrouver après tant d’années ?
La fenêtre en trois parties me fait face, démantelée. En un instant de raison, je ferme les paupières et les rouvre aussitôt.
Par-delà le châssis, un scintillement de lumières a remplacé la lacune de la vaste plaine. Des immeubles lui ont poussé sur le dos.
Cette nouvelle galaxie n’a toutefois pas de pareil avec mon corps céleste adoré qu’elle occulte désormais.
Je baisse la tête. Mon étoile du soir s’est définitivement éteinte.