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Evening star

Numéro 1 - 2020 - 7. Italique fiction RevueNouvelle par Nicolas Acelin

janvier 2020

Mon lit est à bar­reaux. Tout de bois peint. Une belle petite cage en somme. Pour un drôle d’oisillon. C’est enfin le cré­pus­cule aux abords de ma modeste couche de pin blanc. Mes petits amis, de four­rure arti­fi­cielle vêtus, sont allon­gés dans le soir au bout du mate­las. Il y a le lapin blanc au pelage usé […]

Italique

Mon lit est à bar­reaux. Tout de bois peint. Une belle petite cage en somme. Pour un drôle d’oisillon.

C’est enfin le cré­pus­cule aux abords de ma modeste couche de pin blanc. Mes petits amis, de four­rure arti­fi­cielle vêtus, sont allon­gés dans le soir au bout du mate­las. Il y a le lapin blanc au pelage usé par les câlins, mon cher our­son deve­nu borgne et enfin le mou­ton jaune qui passe une langue pourpre entre ses dents ivoire.

Mon colom­bin anne­lé repose sur une flaque d’urine au fond de mon petit pot. Je suis ain­si déles­té et serein, prêt à faire la nuit.

Debout à la poupe du plu­mard, je jette quand même un œil crain­tif sur le clown hilare, estam­pillé Bou­glione qui, dans le cadre strict du papier gla­cé punai­sé au mur, me toise. Il me fas­cine et m’effraie à la fois. J’ai, maso­chiste, insis­té auprès de papa pour qu’il le place au-des­sus de moi, vigile de mon som­meil et acteur de mes cau­che­mars. Mais le spec­tacle n’est pas là. Il se trouve der­rière le rideau comme le comé­dien qui redoute son public.

Des rais de lumière voyagent autour de ma chambre lorsqu’une voi­ture passe, tous feux allu­més, au pied de l’immeuble. La géo­mé­trie des motifs du papier peint appa­rait puis dis­pa­rait aus­si­tôt. Impec­cable mathé­ma­tique. La seule que je sois d’ailleurs capable d’entendre. La rai­son abs­traite n’a, en effet, jamais effleu­ré les rêves qui gonflent ma substance.

À la petite école du quar­tier, les chiffres me laissent en effet le gout aigre de la défaite.

Ma fan­tai­sie fait en revanche de moi un des­si­na­teur qu’aucun des mor­veux qui m’entourent n’est capable d’égaler. J’en tire une légi­time fierté.

Je suis aus­si un ami de la poé­sie. La dédi­cace que Mau­rice Carême vient de lais­ser en page de garde du livre que je suis, un jour, venu lui appor­ter, en témoigne.

« À Nico­las qui aime tant la poé­sie », a‑t-il écrit après m’avoir enten­du réci­ter avec convic­tion Le cor­beau et le renard de ce bon Mon­sieur de La Fon­taine. Les mots sont ma patrie et je les débite comme un petit avocat.

Je m’assieds un ins­tant avant de reprendre ma sta­tion debout. Ma gre­nouillère aux strates de laine mul­ti­co­lores me gratte le dos. Qu’importe, je suis bien. Je sais qu’elle est là, der­rière la fenêtre à attendre que je la contemple. Notre ren­dez-vous ves­pé­ral ne va pas tar­der. D’une main sur la ram­barde, j’assure ma lente mon­tée vers la tête du lit qui, au coin de la pièce, voi­sine la baie vitrée.

J’écarte le champ de fleurs rouges et orange qui décorent la tenture.

C’est tout d’abord la plaine que des peu­pliers au garde-à-vous laissent entre­voir. Elle est vaste et sau­vage. De maigres plan­ta­tions ont recou­vert le sol de cette ancienne car­rière de sable que des déchets sont venus com­bler. Ce ter­rain vague ne semble pas pou­voir s’arrêter. Et pour­tant elle est là, au loin, comme un cran d’arrêt.

Le chant caco­chyme du radia­teur rompt un ins­tant le charme de la vision. Dans un âpre souffle, il expire sa cha­leur. Je ferais bien d’éloigner de cette four­naise ma mon­ture de plas­tique, un lion sou­ve­rain juché sur quatre petites rou­lettes, que je che­vauche le jour en m’agrippant à sa cri­nière rousse.

Mais pas le temps de pen­ser plus long­temps à ces poils syn­thé­tiques qui frisent déjà au contact du calo­ri­fère. Il y a d’abord ce loin­tain. Mes yeux se focalisent.

C’est, au com­men­ce­ment, un mât que la dis­tance rend minus­cule. À son som­met, s’arrime soli­de­ment un cercle par­fait. De son centre, partent trois grands rayons qui par­tagent la sphère en parts plus ou moins égales.

Loin d’être obs­cure, cette struc­ture magique irra­die une lumière crue presque impec­ca­ble­ment blanche. La voute céleste pâlit même devant cette étoile ain­si rete­nue au sol. Mon étoile.

Est-elle celle que l’on invoque afin que la chance ruis­sèle ? Ou encore, la garante d’un bon­heur rai­son­nable ? Elle fait indis­cu­ta­ble­ment le mien, le temps de notre face-à-face.

Elle domine, dans une soli­tude incon­tes­tée, le plat de la zone et semble ne jamais devoir ces­ser de briller.

Le rire de mon père tout à coup. La télé­vi­sion qui gré­sille dans la pièce à côté s’est sans doute mon­trée plus amu­sante qu’espéré. Un glous­se­ment mater­nel accom­pagne tout de suite les éclats de voix de papa. Le spec­tacle doit être plai­sant. Je n’échangerais tou­te­fois pas le mien contre celui-là, quel qu’il soit.

Concentre-toi Nico­las, les bruits fami­liers de la mai­son­née ne doivent pas te dis­traire ne fût-ce qu’un ins­tant. Reprends le fil de cette hyp­nose. Ta nuit en dépend. Fais sur­sau­ter ma volonté.

Brule, brule bel astre et ouvre-moi les portes d’un doux som­meil. Bon­soir l’étoile, conjure les gri­maces du clown. Détourne son regard plis­sé, auréo­lé de fard, du tré­fonds de mon âme.

Le deuxième étage de l’immeuble à appar­te­ments baigne à pré­sent dans le silence. La télé­vi­sion a libé­ré mes parents qui sont par­tis rejoindre leur lit double, là-bas au fond du cou­loir en « L ».

Le colo­nel et sa femme dont les pas réson­naient encore au pla­fond se sont aus­si cou­chés, après s’être encore adres­sé for­tis­si­mo d’âpres reproches.

Je peux enfin rompre le charme. Je rends le rideau à sa ver­ti­ca­li­té non sans avoir jeté un der­nier regard à l’objet de mes délices. C’est à peine recou­vert du drap que je repose enfin, les yeux clos, mais dura­ble­ment impres­sion­nés par le lumi­neux spec­tacle de ma nova.

La por­tière de la voi­ture se referme après moi. J’allume ma ciga­rette. Une puis­sante bouf­fée s’évade de mes pou­mons encras­sés. L’habitacle bleuit un peu. Je presse le bou­ton de contact. Mon che­min est tout tra­cé. La marche avant m’entraine pres­te­ment au bout de la rue.

Aux aiguilles phos­pho­res­centes de mon bra­ce­let-montre, il est minuit.
L’heure par­faite pour d’improbables retrouvailles.

Je des­cends à pré­sent le bou­le­vard aux arbres nus. Le moteur monte en régime. J’accélère. Per­sonne ne croi­se­ra ma route.

Dieu que le décor a chan­gé. Il ne reste presque plus rien de la verte cam­pagne qui fai­sait l’orgueil de cette petite com­mune en péri­phé­rie de la grande cité. Les construc­tions ont fini par gagner.

La puis­sante méta­mor­phose du ter­rain laisse néan­moins intact le tra­cé de la voi­rie. Je le connais par cœur pour l’avoir arpen­té de si nom­breuse fois avec mes parents.

J’accélère encore, sûr de mon coup. Un fêtard attar­dé sur le trot­toir salue mon pas­sage d’une salve d’injures. J’approche.

C’est bien ici. Le 155 rue Théo­dore. Cette adresse appa­rais­sait en lettres de cendre sur les cartes de visite de mon père. J’en ai conser­vé une dans une fente de mon portefeuille.

J’abaisse d’un doigt la manette du cli­gno­teur et tourne à gauche dans le par­king désert. J’aperçois tou­te­fois les engins de chan­tier qui pro­mettent la zone à la démo­li­tion. Contour­nant ces bêtes de métal aux impi­toyables mâchoires, je range mon véhi­cule sous la haie de peupliers.

Le moteur tourne encore un peu alors que j’allume une deuxième ciga­rette. Je me libère de l’étreinte de la cein­ture de sécu­ri­té et m’extrais.

L’immeuble se trouve face à moi, sombre. J’écrase mon mégot. Je cherche ma lampe torche au fond de ma poche. Les hauts lam­pa­daires qui jadis tapis­saient de jaune les dalles en gra­nit ont, en effet, été arrachés.

Je piste main­te­nant le rond de lumière que pro­jette devant moi mon lumi­gnon et avance d’un pas pru­dent vers le per­ron de l’immeuble. Au mur, rouille encore le per­son­nage entur­ban­né de fer qui le gar­nit depuis tou­jours. Le verre du por­tique du hall d’entrée a écla­té. Je fran­chis le sas. À gauche, une ran­gée de boites aux lettres bal­lantes, à droite les bou­tons dis­joints du parlophone.

Me voi­ci face aux ascen­seurs. J’avise l’escalier qui leur fait face.

Le coli­ma­çon de marches de béton gris semble tenir encore le coup. Je me hisse et monte les degrés. Ma pro­gres­sion est lente, mais déter­mi­née. Après tout, il n’est ques­tion que de deux étages.

Sou­dain, c’est le vide. L’escalier s’est interrompu.

Ma qua­ran­taine peu spor­tive devrait me faire renon­cer à sau­ter l’obstacle. C’est sans comp­ter sur mes jambes de sept lieues qui, tout ver­tige bu, me font tra­ver­ser l’à‑pic.

J’essuie du bout de ma manche mon front qui n’en mène pas large. Le temps de redire à part moi toute la folie de cette équi­pée que voi­là déjà le palier. Il est si menu, lui qui me parais­sait hier dis­tri­buer avec lar­gesse l’accès à quatre appar­te­ments. Le nôtre est pla­cé de biais, il n’a plus de porte. Le cham­branle métal­lique encadre un trou noir dans lequel je m’engouffre.

Le petit ves­ti­bule reprend forme sous le rayon de ma torche. Le tableau élec­trique revê­tu de baké­lite appa­rait tel un ves­tige d’un temps très ancien. Plus loin, c’est le damier noir et blanc du sol du salon. Le plas­tique s’est sou­le­vé en plu­sieurs endroits et j’avance en fai­sant cris­ser les gravats.

La che­mi­née à la hotte de métal rive­té se dresse tou­jours dans le fond de la pièce. Saint Nico­las ne s’est pas sou­vent arrê­té devant les pan­toufles que notre naï­ve­té avait ran­gées sur son assise de pierre.

L’absence de vitrage aux baies laisse cou­ler un froid qui fige cette pen­sée nos­tal­gique. Je fris­sonne et secoue la tête pour la chas­ser. Dans ce rapide va-et-vient, mon regard a tou­te­fois le temps de se poser sur le vide sidé­ral que figure l’entrée de ma chambre. Un astre, c’est bien cela que je suis venu chercher.

Je cours et entre dans la pièce. Est-il encore là, tout au bout de la vue ? Vais-je le retrou­ver après tant d’années ?

La fenêtre en trois par­ties me fait face, déman­te­lée. En un ins­tant de rai­son, je ferme les pau­pières et les rouvre aussitôt.

Par-delà le châs­sis, un scin­tille­ment de lumières a rem­pla­cé la lacune de la vaste plaine. Des immeubles lui ont pous­sé sur le dos.

Cette nou­velle galaxie n’a tou­te­fois pas de pareil avec mon corps céleste ado­ré qu’elle occulte désormais.

Je baisse la tête. Mon étoile du soir s’est défi­ni­ti­ve­ment éteinte.

Nicolas Acelin


Auteur

licencié et agrégé en droit ainsi que diplômé en théologie. Il est passionné depuis l’enfance par l’univers de l’écrit