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Euthanasie des mineurs, pourquoi un critère d’âge ?

Numéro 10 Octobre 2013 par Axel Gosseries

octobre 2013

Le récent débat par­le­men­taire sur l’euthanasie des mineurs se joue sur fond de deux ten­dances. D’une part, l’évolution des men­ta­li­tés liée à une réflexion sur la pra­tique d’euthanasie telle que dépé­na­li­sée en Bel­gique, mais aus­si aux Pays-Bas. D’autre part, une prise de conscience gra­duelle du carac­tère poten­tiel­le­ment pro­blé­ma­tique des cri­tères d’âge dont nos légis­la­tions sont truf­fées, à tra­vers une pré­oc­cu­pa­tion pour les dis­cri­mi­na­tions. Cette conjonc­tion invite à une réflexion sur la fonc­tion d’un cri­tère d’âge, sin­gu­liè­re­ment dans des situa­tions telles que l’euthanasie où un exa­men indi­vi­dua­li­sé et appro­fon­di est de toute manière impo­sé. La spé­ci­fi­ci­té de l’âge par rap­port à d’autres cri­tères de trai­te­ment dif­fé­ren­cié, tels que le genre ou l’origine eth­nique, est sou­li­gnée. Dans quelle mesure, même dans une confi­gu­ra­tion où un exa­men indi­vi­dua­li­sé est obli­ga­toire, le main­tien d’un cri­tère d’âge pour­rait-il mal­gré tout se jus­ti­fier ? Si l’on accorde un poids au cri­tère d’âge en eutha­na­sie, ce doit l’être en tout cas en rédui­sant tant que faire se peut le domaine des pré­somp­tions dites « irré­fra­gables » et en dif­fé­ren­ciant le moins pos­sible les régimes d’euthanasie qui en résulteraient.

Si l’intérêt géné­ral ne peut être per­du de vue, l’enjeu pra­tique et pre­mier de toute loi sur l’euthanasie est d’offrir des garan­ties solides de pro­tec­tion de l’intérêt du patient, en veillant à ce que la déci­sion prise ne soit ni le fruit d’une pres­sion pro­blé­ma­tique de proches, ni celui d’un achar­ne­ment du corps médi­cal, ni le résul­tat d’une déci­sion pré­ci­pi­tée du patient lui-même. Cela rejoint d’ailleurs, dans le cas des mineurs, l’esprit de la conven­tion de 1989 sur les droits de l’enfant : « Dans toutes les déci­sions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des ins­ti­tu­tions publiques ou pri­vées de pro­tec­tion sociale, des tri­bu­naux, des auto­ri­tés admi­nis­tra­tives ou des organes légis­la­tifs, l’intérêt supé­rieur de l’enfant doit être une consi­dé­ra­tion pri­mor­diale » (art. 3 § 1).

La der­nière légis­la­ture a connu un vif débat au Sénat sur la ques­tion de l’extension du champ de la loi du 28 mai 2002 rela­tive à l’euthanasie. Même si ce n’était pas le seul, l’un des enjeux était celui du dépla­ce­ment ou de la sup­pres­sion de la limite d’âge, fixée aujourd’hui en prin­cipe à dix-huit ans. C’est cette ques­tion du cri­tère d’âge qui nous occu­pe­ra ici. On pos­tu­le­ra qu’une exten­sion du régime actuel aux mineurs n’impliquerait aucu­ne­ment son appli­ca­tion aux cas de néo­na­to­lo­gie. La loi rela­tive à l’euthanasie pré­voit en effet que le méde­cin doit s’assurer que le patient est « capable et conscient au moment de sa demande » et que cette « demande est for­mu­lée de manière volon­taire, réflé­chie et répé­tée, et qu’elle ne résulte pas d’une pres­sion exté­rieure » (art. 3 § 1, al 1 et 2). La loi ne dépé­na­lise pas non plus toute forme de sui­cide assis­té. Elle se limite aux cas où le patient se trouve dans une « situa­tion médi­cale sans issue et fait état d’une souf­france phy­sique ou psy­chique constante et insup­por­table qui ne peut être apai­sée et qui résulte d’une affec­tion acci­den­telle ou patho­lo­gique grave et incu­rable1 » (art. 3 § 1, al 3).

On défen­dra ici l’extension du régime actuel aux moins de dix-huit ans, sur la base de deux pré­oc­cu­pa­tions. D’une part, le carac­tère poten­tiel­le­ment injuste du recours à des cri­tères d’âge dans de nom­breux domaines de notre exis­tence reste sous-esti­mé, même si on dis­pose depuis 2007 d’une légis­la­tion contre la dis­cri­mi­na­tion par l’âge2. D’autre part, une com­pré­hen­sion fine de la fonc­tion du cri­tère d’âge invite à s’interroger sur sa non-redon­dance dans le cas de l’euthanasie. L’argument se déploie­ra donc en plu­sieurs temps. On indi­que­ra d’abord pour­quoi le recours à un cri­tère d’âge doit être dument jus­ti­fié. On insis­te­ra ensuite sur la fonc­tion de proxy, de sub­sti­tut approxi­ma­tif de ce cri­tère. On exa­mi­ne­ra enfin si, au vu de cette fonc­tion, l’usage du cri­tère d’âge peut mal­gré tout être jus­ti­fié dans le cas de l’euthanasie, et, si oui, sous quelle forme.

Ce sujet n’est mal­heu­reu­se­ment pas que théo­rique. On peut gar­der à l’esprit un cas emblé­ma­tique de refus de trai­te­ment — donc pas à stric­te­ment par­ler d’euthanasie —, celui de Beni­to Agre­lo. Né avec un foie défi­cient, il dut subir une greffe dès l’âge de huit ans. Après avoir dû prendre de la cyclo­spo­rine pen­dant cinq ans, il fit l’objet d’une seconde trans­plan­ta­tion, à la suite de laquelle il fut contraint de pas­ser à une médi­ca­tion expé­ri­men­tale ne lui per­met­tant pas de mener une vie nor­male. Le jeune Beni­to déci­da de réduire pro­gres­si­ve­ment les dosages et pour mettre fin au trai­te­ment à l’âge de quinze ans, contre l’avis des méde­cins. Un juge local, après avoir inter­ro­gé per­son­nel­le­ment l’adolescent, lui recon­nut le droit de refu­ser un tel trai­te­ment. Il mou­rut six mois plus tard3.

Le critère d’âge n’est pas anodin

Comme notre ori­gine eth­nique, notre langue mater­nelle ou notre sexe, notre âge civil est une carac­té­ris­tique sur laquelle nous n’avons aucune prise. Or, pra­ti­quer des dif­fé­rences de trai­te­ment sur la base de variables hors de notre contrôle requiert jus­ti­fi­ca­tion. Dans cer­tains cas, on aura cepen­dant de bonnes rai­sons de recou­rir à un cri­tère d’âge même si sa fixa­tion exacte revêt inévi­ta­ble­ment une part d’arbitraire. Le carac­tère par­tiel­le­ment arbi­traire du choix d’un âge déter­mi­né (exemple : 18 plu­tôt que 17 ans) n’implique ni que le choix de cet âge soit tota­le­ment arbi­traire4, ni que le fait même de choi­sir un cri­tère d’âge — quel qu’il soit — le soit aus­si5.

Cela dit, l’âge que l’on a, s’il échappe à notre volon­té, pré­sente une par­ti­cu­la­ri­té. Il évo­lue avec le temps, ce qui n’est pas le cas de notre ori­gine eth­nique, de notre langue mater­nelle ou de notre sexe. Cette évo­lu­ti­vi­té a certes pour consé­quence de rendre plus pas­sa­ger l’impact néga­tif d’une dif­fé­rence de trai­te­ment par l’âge. Mais ce carac­tère évo­lu­tif de l’âge est per­ti­nent au plan nor­ma­tif pour une rai­son plus pro­fonde, qui a trait à l’idée de « vie com­plète6 ». L’hypothèse est la sui­vante : si cer­taines condi­tions sont satis­faites, une dif­fé­rence de trai­te­ment au détri­ment d’une classe d’âge par­ti­cu­lière peut ne se tra­duire par aucune dif­fé­rence de trai­te­ment sur les vies com­plètes (argu­ment défen­sif). Dans cer­tains cas, dif­fé­ren­cier par l’âge peut même contri­buer à une plus grande éga­li­té sur les vies com­plètes entre géné­ra­tions suc­ces­sives (argu­ment offen­sif). C’est l’hypothèse envi­sa­gée par exemple par la Cour de jus­tice de l’Union euro­péenne, quand elle consi­dère comme objec­tif légi­time d’une mesure de retraite d’office basée sur l’âge, celui de ten­ter de pro­mou­voir un plus grand équi­libre entre géné­ra­tions, au sens d’un meilleur par­tage de l’accès à l’emploi entre géné­ra­tions suc­ces­sives7.

L’égalité entre deux per­sonnes d’âge dif­fé­rent sur leurs vies com­plètes est géné­ra­le­ment un objec­tif plus per­ti­nent qu’une éga­li­té entre elles à chaque moment du temps. L’argument des vies com­plètes, sous sa forme défen­sive ou offen­sive, ne suf­fit-il pas à jus­ti­fier une absence de gra­vi­té de l’usage du cri­tère d’âge, com­pa­ré au sexe, à l’origine eth­nique ou à la langue mater­nelle ? Non. Pour deux rai­sons. D’une part, l’égalité sur les vies com­plètes est par­fois insuf­fi­sante. En effet, pour d’aucuns, l’accès à cer­tains biens et ser­vices de base devrait être pos­sible tout au long de la vie, à tout âge8. D’autre part, une dif­fé­rence de trai­te­ment par l’âge génère sou­vent dans les faits une dif­fé­rence sur les vies com­plètes. C’est vrai lorsque l’on modi­fie une limite d’âge. C’est le cas aus­si lorsque l’on ne modi­fie pas une limite d’âge alors que l’environnement change. Ain­si, une retraite obli­ga­toire basée sur un âge don­né aura un impact très dif­fé­rent sur une géné­ra­tion ayant connu le plein-emploi que sur une autre entrée sur un mar­ché du tra­vail dépri­mé. C’est vrai aus­si parce qu’au fur et à mesure de la suc­ces­sion des cohortes, les taux de fécon­di­té et l’espérance de vie évo­luent, ce qui modi­fie l’impact d’une règle don­née sur les géné­ra­tions suc­ces­sives. Dans ces cas, plus nom­breux qu’on ne l’imagine, où la dif­fé­ren­cia­tion par l’âge engendre des dif­fé­rences de trai­te­ment sur les vies com­plètes, le recours au cri­tère d’âge reste donc poten­tiel­le­ment pro­blé­ma­tique, mal­gré le fait que notre âge évolue.

En outre, le cri­tère d’âge engendre poten­tiel­le­ment une dif­fé­rence sur les vies com­plètes pour une rai­son par­ti­cu­lière dans ce cas-ci. Il n’est pas plau­sible, comme on le fait pour le refus de droit de vote aux moins de dix-huit ans, de pré­tendre que refu­ser une eutha­na­sie à un mineur de quinze ans soit com­pa­tible avec l’égalité sur les vies com­plètes. Une per­sonne ayant la mal­chance de se trou­ver dès quinze ans dans des condi­tions qui auto­ri­se­raient à dix-huit ans une eutha­na­sie, devra attendre plus de temps qu’une per­sonne de plus de dix-huit ans connais­sant la même condi­tion médi­cale. Le cri­tère d’âge pose donc pro­blème. Il importe alors de voir si des jus­ti­fi­ca­tions existent à son utilisation.

La fonction de proxy de l’âge

Quelle est donc la jus­ti­fi­ca­tion pos­sible de cri­tères d’âge dans nos sys­tèmes juri­diques, et, sin­gu­liè­re­ment, dans le cas de l’euthanasie ? Nos règles sociales ont constam­ment recours à des cri­tères qui jouent en réa­li­té le rôle d’indicateurs de quelque chose d’autre. Le recours au cri­tère d’âge n’échappe pas à cette règle. L’âge est uti­li­sé comme un « proxy », comme un indi­ca­teur, un pré­dic­teur, un sub­sti­tut approxi­ma­tif. Et il n’est en effet pas insen­sé de pen­ser, spé­cia­le­ment pour les tranches d’âge les plus pré­coces et les plus avan­cées, que l’âge, en tant qu’il est lié à l’écoulement du temps, peut être asso­cié à l’évolution de capa­ci­tés phy­siques, émo­tion­nelles ou intel­lec­tuelles. Le fait de vou­loir pro­té­ger les mineurs résulte clai­re­ment d’une hypo­thèse selon laquelle en géné­ral, ils ont des capa­ci­tés dif­fé­rentes de celles des adultes. Même si la varia­bi­li­té entre indi­vi­dus pour les tranches d’âge inter­mé­diaires a ten­dance à être sous-esti­mée, aux deux extré­mi­tés de notre exis­tence, les phé­no­mènes d’apprentissage et de vieillis­se­ment, ont un impact signi­fi­ca­tif sur les capa­ci­tés de cha­cun. Cela appelle trois réflexions.

D’abord, si un enfant de cinq ans a géné­ra­le­ment des capa­ci­tés phy­siques et intel­lec­tuelles plus réduites que celles d’un jeune adulte de vingt-cinq ans, on pour­ra dire alors que l’âge est un cri­tère « objec­tif », même si la rela­tion n’est que sta­tis­tique. La Cour de jus­tice de l’Union euro­péenne a d’ailleurs recon­nu dans plu­sieurs de ses arrêts la légi­ti­mi­té d’une rela­tion éta­blie entre un cri­tère d’âge et la capa­ci­té à exer­cer cer­tains métiers, tels que pom­pier opé­ra­tion­nel ou den­tiste9. Mais l’on remar­que­ra tout de suite que la « race » ou le sexe d’une per­sonne sont aus­si « objec­ti­ve­ment » des pré­dic­teurs très fiables de cer­taines capa­ci­tés chaque fois que l’on se trouve dans une socié­té raciste ou sexiste. Par exemple, si les per­sonnes d’une ori­gine eth­nique déter­mi­née ou d’un genre par­ti­cu­lier sont sys­té­ma­ti­que­ment exclues de l’accès à l’enseignement dans une socié­té don­née, l’origine eth­nique et le sexe y seront de très « bons » pré­dic­teurs des capa­ci­tés que l’école per­met typi­que­ment à déve­lop­per. Et pour­tant, même si de tels cri­tères sont « objec­tifs », au sens où il existe effec­ti­ve­ment, en rai­son des règles d’organisation spé­ci­fiques à de telles socié­tés, une rela­tion forte entre « race » ou sexe d’une part, et cer­taines com­pé­tences d’autre part, il n’en res­te­rait pas moins inac­cep­table de jus­ti­fier ain­si des dif­fé­rences de trai­te­ment basées sur la « race » ou le sexe dans de telles sociétés.

Pour­quoi en irait-il alors autre­ment de l’âge ? Non pas parce que l’âge et les com­pé­tences en ques­tion auraient une rela­tion plus « natu­relle » — et donc « objec­tive » dans ce sens par­ti­cu­lier — que celle qui lie­rait la « race » ou le sexe à de telles com­pé­tences dans une socié­té raciste ou sexiste. La rela­tion âge-com­pé­tence est en effet elle aus­si en par­tie le fruit de choix sociaux, rela­tifs par exemple à l’intensité des pro­ces­sus d’apprentissage mis en place dans l’école obli­ga­toire, voire au carac­tère obli­ga­toire de l’école lui-même, les appren­tis­sages étant uni­for­mi­sés, la rela­tion entre l’âge et cer­taines com­pé­tences s’en voyant ren­for­cée. Ce qui est plu­tôt déter­mi­nant dans notre per­cep­tion de l’acceptabilité plus grande des cri­tères d’âge, c’est sans doute la conjonc­tion de deux fac­teurs : l’âge est « objec­ti­ve­ment » un bon pré­dic­teur (du moins à cer­tains âges) et les règles d’organisation sociale qui expliquent en par­tie ces qua­li­tés de bon pré­dic­teur ne sont pas pro­blé­ma­tiques — comme le seraient celles d’une socié­té sexiste ou raciste — en par­ti­cu­lier parce qu’elles n’engendrent pas néces­sai­re­ment de dif­fé­rences sur les vies complètes.

Notre seconde réflexion a trait au doute qui pour­rait sur­gir quant à savoir si l’âge est tou­jours un proxy. Les cas où il ne l’est pas sont très rares. Envi­sa­geons l’hypothèse de deux can­di­dats à une greffe vitale, sachant qu’il n’existe qu’un seul organe à gref­fer. On pour­ra uti­li­ser l’âge effec­ti­ve­ment atteint par cha­cun d’eux comme cri­tère de sélec­tion, seul ou conjoin­te­ment à d’autres cri­tères. Mais cet âge effec­tif sera en réa­li­té un proxy du nombre total d’années de cha­cun des deux dans les deux cas pos­sibles (organe alloué à l’un ou à l’autre). C’est du moins le cas pour une théo­rie qui se pré­oc­cupe de l’égalisation des lon­gueurs de vies, toutes choses égales par ailleurs. Les choses se pré­sentent certes dif­fé­rem­ment pour une théo­rie de type « fair innings », pour laquelle la jus­tice exige plu­tôt que cha­cun atteigne un nombre d’années mini­mum, néces­saire à une vie accom­plie (par exemple, sep­tante ans)10. Il se peut que dans ce cas, cha­cun des deux patients ait déjà atteint cet âge11. On alloue­ra alors l’organe en ques­tion, soit en tirant au sort, soit sur la base d’autres cri­tères, par exemple, en sélec­tion­nant le patient qui pour­ra maxi­mi­ser le nombre d’années addi­tion­nelles résul­tant de la greffe, ou en fai­sant béné­fi­cier le patient qui a plus d’enfants à sa charge. Il est donc pos­sible que l’âge effec­ti­ve­ment atteint ne joue pas ici le rôle de « proxy ». Mais c’est un cas raris­sime, qui tient à la conjonc­tion d’une théo­rie très par­ti­cu­lière (fair innings) et d’une hypo­thèse où les deux patients ont de toute façon atteint l’âge suf­fi­sant. Dans la toute grande majo­ri­té des cas, l’âge reste par contre un proxy.

Enfin, le troi­sième élé­ment de réflexion a trait aux rai­sons pour les­quelles un sys­tème juri­dique tend à uti­li­ser l’âge comme proxy. On peut évi­dem­ment mettre en évi­dence sa com­mo­di­té admi­nis­tra­tive dans des socié­tés où l’âge des per­sonnes est docu­men­té. Ceci est par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant lorsqu’une légis­la­tion touche une quan­ti­té impor­tante d’individus. Mais le recours au cri­tère d’âge pré­sente aus­si d’autres avan­tages parce qu’il évite des effets pro­blé­ma­tiques qui résul­te­raient d’une ana­lyse plus fine por­tant plus direc­te­ment sur le x dont l’âge est le proxy.

Pre­nons deux exemples. Dans le cas du droit de vote, l’on pour­rait certes renon­cer à un âge seuil et pas­ser à un exa­men indi­vi­dua­li­sé des com­pé­tences poli­tiques des per­sonnes, via un exa­men débou­chant sur un per­mis de voter. Mais le risque sera à la fois celui d’une poli­ti­sa­tion de l’examen concer­né et d’une citoyen­ne­té à deux vitesses, d’aucuns dis­po­sant d’un droit de vote plus jeunes que d’autres alors que cer­tains n’accèderaient éven­tuel­le­ment jamais à la qua­li­té d’électeur. De même, dans le cas de l’âge comme cri­tère de majo­ri­té sexuelle, on pour­rait ima­gi­ner renon­cer au cri­tère d’âge et pas­ser à un test de matu­ri­té émo­tion­nelle et sexuelle. Dans ce cas, c’est pro­ba­ble­ment le risque d’atteinte à la vie pri­vée des per­sonnes qui serait pre­mier, sans gain signi­fi­ca­tif lié au fait de « col­ler » plus étroi­te­ment à la matu­ri­té émo­tion­nelle et sexuelle de cha­cun. Ce que ces deux exemples tra­duisent — comme d’autres, tel celui de la retraite d’office basée sur l’âge —, c’est une stra­té­gie qui pri­vi­lé­gie l’exclusion d’une classe d’âge par rap­port à celle d’individus par­ti­cu­liers. Et en rai­son de l’évolutivité du cri­tère d’âge, une telle stra­té­gie peut être jugée par d’aucuns moins pro­blé­ma­tique qu’une approche plus indi­vi­dua­li­sée, même si elle peut conduire en réa­li­té à la stig­ma­ti­sa­tion d’une classe d’âge entière plu­tôt que d’individus particuliers.

Le critère d’âge est-il ici redondant ?

Si l’âge pré­sente une spé­ci­fi­ci­té — son évo­lu­ti­vi­té — per­met­tant de mobi­li­ser l’argument des vies com­plètes, les condi­tions opé­ra­tives de cet argu­ment sont sou­vent vio­lées. De plus, l’âge est qua­si tou­jours uti­li­sé comme le sub­sti­tut approxi­ma­tif d’autre chose, comme indi­ca­teur d’une capa­ci­té cible (phy­sique, émo­tion­nelle, intel­lec­tuelle, etc.). Notre inter­ro­ga­tion sur la fonc­tion du cri­tère d’âge dans le cadre d’une loi sur l’euthanasie est alors la sui­vante. Si l’âge n’est pas un cri­tère ano­din, le recours au cri­tère d’âge doit rem­plir une fonc­tion iden­ti­fiable. De plus, il est dif­fi­cile d’isoler une autre fonc­tion du cri­tère d’âge dans le contexte de l’euthanasie que celle de proxy de la capa­ci­té de dis­cer­ne­ment, de la matu­ri­té du patient. Or, répé­tons-le, la loi sur l’euthanasie telle que libel­lée aujourd’hui exige de toute façon que le méde­cin véri­fie que le patient soit « capable et conscient au moment de sa demande » et que « la demande est for­mu­lée de manière volon­taire, réflé­chie et répé­tée, et qu’elle ne résulte pas d’une pres­sion exté­rieure » (art. 3 § 1, al 1 et 2). On ajou­te­ra d’ailleurs que contrai­re­ment aux exemples du cri­tère d’âge pour la majo­ri­té sexuelle ou élec­to­rale, il existe ici de solides rai­sons de pro­cé­der dans le cas de l’euthanasie à un exa­men indi­vi­dua­li­sé. La ques­tion est alors la sui­vante : si l’âge est uti­li­sé comme le proxy d’un x (ici, la capa­ci­té de dis­cer­ne­ment) et que l’existence de ce même x doit de toute façon faire l’objet d’un exa­men appro­fon­di et indi­vi­dua­li­sé, le recours au cri­tère d’âge n’est-il pas redon­dant ? Ne faut-il pas renon­cer dans ce type de cas à tout cri­tère d’âge puisqu’il serait inutile tout en n’étant pas anodin ?

Telle est l’objection de la redon­dance. Pour en éva­luer le poids, dis­tin­guons notre cas de deux autres. D’une part, la loi sur l’euthanasie a recours à une limite d’âge pré­cise (dix-huit ans en prin­cipe). Par contre, d’autres légis­la­tions exigent une prise en compte de l’âge et de la matu­ri­té comme deux variables dis­tinctes, sans pour autant impo­ser de limite d’âge défi­nie. Dans de tels cas, il y a redon­dance pro­blé­ma­tique si l’âge n’a d’autre fonc­tion que celle d’un proxy de la matu­ri­té. C’est le cas de la loi du 22 aout 2002 sur les droits du patient qui pré­voit pour les mineurs que « sui­vant son âge et sa matu­ri­té, le patient est asso­cié à l’exercice de ses droits12 ». Le cas de la loi sur l’euthanasie s’en dis­tingue, cou­plant un exa­men indi­vi­dua­li­sé de la capa­ci­té de discernement/maturité avec un cri­tère d’âge défi­ni.

D’autre part, il existe des situa­tions où un exa­men indi­vi­dua­li­sé est impo­sé en conjonc­tion avec une limite d’âge défi­nie, tout en dif­fé­rant mal­gré tout aus­si du cas de l’euthanasie. Pen­sons à l’examen pra­tique en vue de l’obtention du per­mis de conduire. Cet exa­men indi­vi­dua­li­sé vise à véri­fier si un can­di­dat est en mesure de mettre en pra­tique sa connais­sance du code de la route ain­si que s’il est capable de mai­tri­ser les élé­ments tech­niques de son véhi­cule et de se mou­voir sur la route. Pour­tant, le légis­la­teur a quand même jugé utile de pré­voir dif­fé­rentes limites d’âge en fonc­tion du type de véhi­cule concer­né, en sus de l’exigence d’examen pra­tique. Une hypo­thèse est que l’existence d’un exa­men indi­vi­dua­li­sé ne porte pas sur le même x que celui dont l’âge est le proxy. L’on peut pen­ser que si l’âge est le proxy de la matu­ri­té de la per­sonne, l’examen pra­tique por­te­rait sur autre chose que la matu­ri­té géné­rale du can­di­dat conduc­teur. Dans un tel cas, si l’objet de l’examen appro­fon­di ne coïn­cide pas avec la variable dont l’âge est le proxy, on pour­ra conclure qu’il n’y a pas redon­dance13.

Le cas de la loi sur l’euthanasie est donc spé­ci­fique. D’une part, un âge pré­cis y est défi­ni. D’autre part, l’âge y joue le rôle de proxy d’une variable « cible » qui peut être pré­sen­tée comme iden­tique à celle qui fait l’objet de l’examen appro­fon­di impo­sé au méde­cin par la loi. L’objection de la redon­dance reste donc entière. Il n’est cepen­dant pas exclu que le cri­tère d’âge puisse avoir une valeur ajou­tée en l’espèce, même si l’âge a pour proxy une capa­ci­té iden­tique à celle qui fait l’objet de l’examen indi­vi­dua­li­sé par le méde­cin. Un légis­la­teur peut en effet vou­loir don­ner une indi­ca­tion géné­rale sur l’existence pro­bable ou non d’une capa­ci­té de dis­cer­ne­ment. L’objectif est de veiller à réduire autant que pos­sible les cas où l’on conclu­rait à l’absence de capa­ci­té alors qu’elle serait pré­sente, ou — à l’inverse — à sa pré­sence là où elle serait absente. Le légis­la­teur peut réa­li­ser cela par un jeu de pré­somp­tions liées à des limites d’âge, et qui se com­bi­ne­rait à l’examen indi­vi­dua­li­sé appro­fon­di tout en en modi­fiant l’orientation dans chaque cas14. Telle est la réponse pos­sible à l’argument de la redon­dance dans un cas où le cri­tère d’âge et l’examen indi­vi­dua­li­sé ont la même cible.

Deux âges charnières, deux présomptions

Exa­mi­nons briè­ve­ment quelle forme pour­rait prendre ce jeu de pré­somp­tions dans le cas de l’euthanasie, mais aus­si pour­quoi il serait inap­pro­prié de lui accor­der un poids trop impor­tant. Un sys­tème de pré­somp­tions peut jouer sur trois dimen­sions. D’abord, il peut y avoir pré­somp­tion pour cer­taines classes d’âges et pas pour d’autres (exemple : pré­somp­tion d’absence de x avant un âge don­né, pas de pré­somp­tion après cet âge). Ensuite, la pré­somp­tion peut être néga­tive (absence de capa­ci­té) ou posi­tive (exis­tence de capa­ci­té). Enfin, la pré­somp­tion peut être réfra­gable (exemple : quand la loi per­met d’accorder le sta­tut de mineur éman­ci­pé à des moins de dix-huit ans) ou irré­fra­gable (exemple : quand la loi fixe le droit de vote à dix-huit ans sans offrir la pos­si­bi­li­té de démon­trer sa com­pé­tence avant cet âge).

Le régime actuel en matière d’euthanasie peut être pré­sen­té comme suit pour ce qui est de la capa­ci­té de dis­cer­ne­ment : avant 18 (ou 16)15 ans : pré­somp­tion irré­fra­gable d’absence de capa­ci­té ; à par­tir de (16 ou) 18 ans : absence de pré­somp­tion et néces­si­té de véri­fier l’existence d’une capacité.

Il serait inexact d’affirmer que le légis­la­teur pré­sume dans le cas de l’euthanasie l’existence d’une capa­ci­té de dis­cer­ne­ment au-delà de dix-huit ans, comme il le fait pour le droit de vote. Quand une pré­somp­tion est réfra­gable, son ren­ver­se­ment néces­site inévi­ta­ble­ment un exa­men indi­vi­dua­li­sé. Mais si un exa­men indi­vi­dua­li­sé est de toute façon jugé néces­saire pour véri­fier l’exis­tence d’une capa­ci­té, la néces­si­té d’un tel exa­men est incom­pa­tible avec l’hypothèse d’une pré­somp­tion posi­tive d’existence de capacité.

Il me parait indis­pen­sable d’étendre le domaine de la loi aux moins de dix-huit ans. On peut le faire en insé­rant une caté­go­rie inter­mé­diaire, via une pré­somp­tion réfra­gable d’absence de capa­ci­té de dis­cer­ne­ment entre un âge à déter­mi­ner et dix-huit ans. Com­ment jus­ti­fier une telle modi­fi­ca­tion ? Une chose est en effet de déter­mi­ner pour­quoi le recours à un cri­tère d’âge n’est pas néces­sai­re­ment redon­dant. C’en est une autre de jus­ti­fier pour­quoi les pré­somp­tions actuelles et les limites d’âge choi­sies devraient être modifiées.

L’on peut argu­men­ter en deux points. D’abord, l’irréfragabilité. Une pré­somp­tion irré­fra­gable, telle que celle appli­cable dans la loi actuelle aux moins de dix-huit ans pour l’euthanasie, ne s’ajoute pas à un exa­men indi­vi­dua­li­sé. Elle s’y sub­sti­tue tota­le­ment. Puisque le cri­tère d’âge n’est pas ano­din, il est essen­tiel de renon­cer tant que pos­sible aux pré­somp­tions irré­fra­gables, spé­cia­le­ment dans des cas où on estime satis­fai­sant de pro­cé­der à un exa­men indi­vi­dua­li­sé pour d’autres caté­go­ries d’âge. En l’espèce, le recours à une pré­somp­tion irré­fra­gable, qui couvre aujourd’hui l’ensemble des moins de dix-huit ans, est dis­pro­por­tion­né. Ensuite, la cohé­rence du légis­la­teur. Si ce der­nier met en place des règles per­met­tant à des jeunes de douze ans de poser des actes graves, en ce com­pris liés à leur san­té, l’on com­pren­drait dif­fi­ci­le­ment qu’il juge par ailleurs qu’il soit qua­si impos­sible qu’un jeune du même âge dis­pose de la capa­ci­té de dis­cer­ne­ment néces­saire à une déci­sion de demande d’euthanasie.

Ins­pi­rons-nous d’une règle déjà ancienne de com­mon law uti­li­sée en droit pénal et en droit des obli­ga­tions que l’on désigne par l’expression de « rule of sevens » et qui peut être pré­sen­tée comme suit16 : avant 7 ans : pré­somp­tion irré­fra­gable d’absence de capa­ci­té ; de 7 à 14 ans : pré­somp­tion réfra­gable d’absence de capa­ci­té ; de 14 à 21 ans : pré­somp­tion réfra­gable d’existence de capacité.

On peut alors modi­fier cette règle à plu­sieurs égards et pro­po­ser dans le cas de l’euthanasie : avant 7 ans : pré­somp­tion irré­fra­gable d’absence de capa­ci­té ; de 7 à 18 ans : pré­somp­tion réfra­gable d’absence de capa­ci­té ; après 18 ans : absence de pré­somp­tion et néces­si­té de véri­fier l’existence d’une capacité.

Jus­ti­fions et pré­ci­sons cette pro­po­si­tion par quatre obser­va­tions. D’abord, la loi actuelle ouvre certes déjà la pos­si­bi­li­té d’une eutha­na­sie à des mineurs éman­ci­pés. Cela indique qu’il n’est pas absurde d’ouvrir cette pos­si­bi­li­té à des moins de dix-huit ans, spé­cia­le­ment si un exa­men indi­vi­dua­li­sé est de toute façon exi­gé, même si la pro­cé­dure d’émancipation requiert une pro­cé­dure spé­ci­fique et n’est ouverte qu’à par­tir de seize ans.

Ensuite, la fixa­tion du pre­mier âge char­nière peut évi­dem­ment être dis­cu­tée17. Il s’agit ici de ques­tions de degré. Il faut tenir compte à la fois de ce que nous apprend la psy­cho­lo­gie du déve­lop­pe­ment et de ce que le droit a uti­li­sé comme âges pour d’autres légis­la­tions, sans négli­ger la néces­si­té pour le droit d’évoluer si néces­saire. D’aucuns pen­se­ront que le seuil de sept ans est trop bas. Pour­tant, une pré­somp­tion irré­fra­gable pour une déci­sion d’une telle gra­vi­té ne doit être uti­li­sée que si le légis­la­teur a sta­tis­ti­que­ment des chances infimes de se trom­per, d’autant qu’au-delà de cet âge char­nière, une pré­somp­tion, certes réfra­gable, d’absence de capa­ci­té sub­sis­te­rait, y étant asso­ciée la néces­si­té d’examen indi­vi­dua­li­sé du régime actuel. La lit­té­ra­ture psy­cho­lo­gique rela­tive à la com­pré­hen­sion des dif­fé­rentes com­po­santes de la mort (irré­ver­si­bi­li­té, uni­ver­sa­li­té…) sug­gère qu’une vision com­plète des dif­fé­rentes com­po­santes de la mort peut inter­ve­nir dans cer­tains cas dès l’âge de sept ans18.

De plus, le légis­la­teur a certes esti­mé que ce n’est qu’à par­tir de 12 ans qu’un enfant dis­pose d’une capa­ci­té de dis­cer­ne­ment suf­fi­sante en matière de consen­te­ment à une adop­tion et peut l’avoir en cas de pré­lè­ve­ment d’organes sus­cep­tibles de se régé­né­rer au pro­fit d’un frère ou d’une sœur19. Mais on note­ra que plu­sieurs autres textes octroient des droits à des mineurs s’ils ont une capa­ci­té de dis­cer­ne­ment, sans défi­nir d’âge par­ti­cu­lier dans ces cas, qu’il s’agisse par exemple du droit d’être enten­du par le juge dans toute pro­cé­dure judi­ciaire le concer­nant ou par un méde­cin en matière de pré­lè­ve­ment san­guin sur des moins de 18 ans dans des cas d’extrême néces­si­té médi­cale. De même, tout mineur, quel que soit son âge, s’il est « capable de mani­fes­ter sa volon­té », peut s’opposer à des pré­lè­ve­ments d’organes post-mor­tem et la loi rela­tive aux droits des patients de 2002, tout à fait per­ti­nente pour le cas qui nous occupe, n’estime pas néces­saire de déter­mi­ner un âge plan­cher en des­sous duquel le mineur serait inapte « à appré­cier rai­son­na­ble­ment ses intérêts ».

Indé­pen­dam­ment de la défi­ni­tion d’âges pré­cis, on pour­rait aus­si vou­loir mul­ti­plier les âges char­nières. On connait bien sûr d’autres régimes où une gra­da­tion d’âges limites plus fine est uti­li­sée. C’est le cas par exemple en matière de signa­lé­tique télé­vi­suelle où sont mobi­li­sés quatre âges (10, 12, 16 et 18 ans), défi­nis­sant cinq caté­go­ries20. Cepen­dant, dans le cas pré­sent, un exa­men indi­vi­dua­li­sé étant de toute façon indis­pen­sable, seuls trois régimes semblent logi­que­ment pos­sibles, sauf à dif­fé­ren­cier l’objet de cet exa­men indi­vi­dua­li­sé au-delà d’une dis­tinc­tion entre « mon­trer qu’un enfant a une capa­ci­té dans un contexte de pré­somp­tion d’absence de capa­ci­té » et « mon­trer qu’un mineur a une capa­ci­té sans pré­somp­tion générale ».

Enfin, une ques­tion clé est évi­dem­ment de défi­nir exac­te­ment quelle dif­fé­rence pra­tique implique le fait de véri­fier l’existence d’une capa­ci­té de dis­cer­ne­ment dans un contexte de pré­somp­tion réfra­gable d’absence de capa­ci­té et dans un contexte d’absence de pré­somp­tion. Cela fait au mini­mum une dif­fé­rence sym­bo­lique, dont l’importance pour les méde­cins et pour les citoyens ne doit pas être sous-esti­mée. Et on peut aus­si ima­gi­ner qu’à la marge, un juge puisse esti­mer que la véri­fi­ca­tion doit être encore plus appro­fon­die dans le pre­mier cas que dans le second.

Cela étant, un double argu­ment plaide en faveur d’une faible dif­fé­ren­cia­tion des régimes appli­cables dans notre pro­po­si­tion aux plus de sept ans et aux plus de dix-huit ans. D’abord, si le légis­la­teur estime réel­le­ment que le risque de juge­ment erro­né quant à la capa­ci­té de dis­cer­ne­ment des patients est signi­fi­ca­tif, il devrait s’en inquié­ter aus­si pour les majeurs et modi­fier en consé­quence le régime exis­tant en ajou­tant des garan­ties sup­plé­men­taires pour l’ensemble des régimes, plu­tôt qu’en dif­fé­ren­ciant les régimes en fonc­tion de l’âge. Ensuite, il existe évi­dem­ment un risque qu’une forte dif­fé­ren­cia­tion de régimes fra­gi­lise le régime appli­cable aux plus de dix-huit ans. Ce risque de bana­li­sa­tion est évi­dem­ment moins fort s’il n’y a pas de pré­somp­tion du tout au-delà de dix-huit ans plu­tôt qu’une pré­somp­tion de capa­ci­té. Mais il sub­siste néan­moins. C’est pour cela aus­si qu’il faut conce­voir la dif­fé­ren­cia­tion de régimes pour les plus de sept ans et pour les plus de dix-huit ans comme d’abord sym­bo­lique, l’examen devant res­ter très appro­fon­di dans les deux cas. Rap­pe­lons-le, même en l’absence totale de cri­tère d’âge, le régime actuel, s’il est appli­qué cor­rec­te­ment, offre en prin­cipe les garan­ties néces­saires dès la naissance.

On ne peut évi­dem­ment exclure l’idée d’ajouter à cette dif­fé­rence de pré­somp­tions, des contraintes pro­cé­du­rales spé­ci­fiques appli­cables à l’euthanasie des mineurs. Des pro­po­si­tions telles que la consul­ta­tion obli­ga­toire d’un pédiatre, d’un pédo­psy­chiatre, d’un psy­cho­logue et/ou des parents (ou autres repré­sen­tants légaux), ou l’imposition d’un ques­tion­naire spé­ci­fique à l’attention du méde­cin, font sens. Mais ici aus­si, il faut gar­der en tête d’une part les risques men­tion­nés plus haut liés à une trop grande dif­fé­ren­cia­tion des régimes, et d’autre part, le fait que la posi­tion des parents n’ira pas néces­sai­re­ment dans tous les cas dans le sens de l’intérêt de l’enfant. C’est pour cette rai­son aus­si qu’exiger non seule­ment une consul­ta­tion des repré­sen­tants légaux de l’enfant, mais aus­si un consen­te­ment de leur part, est un pas sup­plé­men­taire qu’il est plus dif­fi­cile de jus­ti­fier21.

Conclusion

On aura peut-être le sen­ti­ment que ce texte est pas­sé à côté de l’essentiel. Car pour d’aucuns, la ques­tion n’est sans doute pas celle de savoir à par­tir de quel âge une per­sonne peut avoir le dis­cer­ne­ment néces­saire pour deman­der une eutha­na­sie. Même si cette capa­ci­té de dis­cer­ne­ment existe, a été exer­cée de façon répé­tée, face à des souf­frances constantes, insup­por­tables et inapai­sables, le simple fait d’être mineur ferait en sorte qu’une dépé­na­li­sa­tion de l’euthanasie pose­rait mal­gré tout des ques­tions dif­fé­rentes. Pour­tant, l’on ne sau­rait adop­ter une telle posi­tion sans l’argumenter. Or, qu’est-ce qui dis­tingue fon­da­men­ta­le­ment ici un enfant d’un adulte si ce n’est sa seule capa­ci­té de dis­cer­ne­ment ? Il est certes plau­sible d’affirmer que l’euthanasie d’un mineur est encore plus tra­gique que celle d’un adulte. Tout parent ayant per­du un enfant en a la conscience la plus aigüe. Mais cela n’implique pas à notre sens qu’il faille pri­ver un enfant ou un ado­les­cent d’une telle option si elle est ouverte à des adultes après un exa­men appro­fon­di du sérieux de sa demande et de sa capa­ci­té de dis­cer­ne­ment. Nous pro­té­geons sou­vent nos enfants contre eux-mêmes et contre les adultes en les pri­vant de droits, qu’il s’agisse de celui de tra­vailler avant quinze ans ou de celui de voter avant dix-huit ans. Mais cha­cune de ces mesures dites « pro­tec­trices » doit être dument jus­ti­fiée, sur­tout si elle touche à un droit aus­si fon­da­men­tal que celui sous-jacent à la dépé­na­li­sa­tion de l’euthanasie.

À cette lumière, une exten­sion de la loi aux mineurs de moins de dix-huit ans est indis­pen­sable, même si elle concerne en pra­tique un nombre limi­té de cas. Elle doit se faire en gar­dant à l’esprit deux exi­gences. D’une part, toute pré­somp­tion irré­fra­gable fon­dée sur l’âge doit être limi­tée au strict mini­mum. C’est par­ti­cu­liè­re­ment vrai si le régime géné­ral pré­voit de toute façon un exa­men indi­vi­dua­li­sé et appro­fon­di. D’autre part, si cri­tère d’âge il doit y avoir — en par­ti­cu­lier au-delà d’un pre­mier âge char­nière dans la pro­po­si­tion ci-des­sus —, la dif­fé­ren­cia­tion de régimes qu’il implique ne peut être trop forte. Elle doit res­ter avant tout sym­bo­lique, afin de ne pas bana­li­ser le régime appli­cable au-delà de dix-huit ans qui concerne, — ne l’oublions pas —, le groupe de des­ti­na­taires le plus impor­tant. Ces deux exi­gences sont essen­tielles et la pro­po­si­tion for­mu­lée ci-des­sus en est une tra­duc­tion possible.

  1. Pour une ana­lyse cri­tique, notam­ment à la lumière de l’expérience néer­lan­daise : E. Mon­te­ro, 2013, Ren­dez-vous avec la mort. Dix ans d’euthanasie légale en Bel­gique, Anthe­mis.
  2. La loi anti-dis­cri­mi­na­tion du 10 mai 2007 s’applique clai­re­ment à l’âge et aux soins de santé.
  3. Voir S. Lonows­ki, 1995, « Reco­gni­zing the right of ter­mi­nal­ly-ill mature minors to refuse life-sus­tai­ning medi­cal treat­ment : the need for legis­la­tive gui­de­lines to give full effect to minors’ expan­ded rights », J. of Fami­ly Law, 34(2), p. 421 – 445.
  4. Pro­po­si­tion Van­ler­ber­ghe et al., 28 octobre 2010, Ch., 2010 – 2011, 53 – 0496/1, p. 3 (« il s’agit d’un âge pure­ment arbi­traire », nos italiques).
  5. Pro­po­si­tion van Cau­ter et al., 7 février 2013, Ch., 2012 – 13, 53 – 2633/1, p. 4 (« il est tota­le­ment arbi­traire de pré­voir un âge mini­mum », nos italiques).
  6. oir D. McKer­lie, 2012, Jus­tice Bet­ween the Young and the Old, OUP, chap. 2.
  7. Voir A.-Fr. Col­la & A. Gos­se­ries, 2013, « Dis­cri­mi­na­tion par l’âge et droit tran­si­toire. Réflexions à par­tir de Commission/Hongrie (C‑286/12) », Jour­nal des tri­bu­naux du tra­vail, 43 (1149), n° 19, p. 72 – 73.
  8. Voir A. Gos­se­ries, 2011, « Qu’est-ce que le suf­fi­san­tisme ? », Phi­lo­so­phiques, 38(2), p. 465 – 492.
  9. Voir A. Gos­se­ries, 2013, « La dis­cri­mi­na­tion par l’âge en assu­rance à la lumière du droit euro­péen du tra­vail », Revue géné­rale des assu­rances et des res­pon­sa­bi­li­tés, 86(6), 14982.
  10. Voir G. Bognar, 2008. « Age-Weigh­ting », Eco­no­mics & Phi­lo­so­phy, 24, p. 178 ss.
  11. Mer­ci à N. Eyal d’avoir atti­ré mon atten­tion sur ce point.
  12. Art. 12, § 2 (nos ita­liques). De même, l’article 12 § 1 de la conven­tion de 1989 des droits de l’enfant pré­voit que « Les États par­ties garan­tissent à l’enfant qui est capable de dis­cer­ne­ment le droit d’exprimer libre­ment son opi­nion sur toute ques­tion l’intéressant, les opi­nions de l’enfant étant dument prises en consi­dé­ra­tion eu égard à son âge et à son degré de matu­ri­té » (nos italiques).
  13. Mer­ci à B. Hell­man d’avoir atti­ré mon atten­tion sur ce point.
  14. Sur l’âge comme défi­nis­sant un champ de pré­somp­tion : M. Mer­cat-Bruns, 2011, « La CJUE et les pré­somp­tions sur l’âge », Revue de juris­pru­dence sociale, 12/11, p. 817 – 819.
  15. L’euthanasie est déjà ouverte aujourd’hui aux mineurs éman­ci­pés, à par­tir de seize ans.
  16. Voir D. Hart, 2001, « Recent deci­sion : In Deter­mi­ning the Cri­mi­nal Lia­bi­li­ty of a Parent, Nei­ther the Matu­ri­ty of an Une­man­ci­pa­ted Minor nor the Minor’s Right to Pri­va­cy are Affir­ma­tive Defenses to Discharge Paren­tal Duties to their Minor Chil­dren in Life Threa­te­ning Situa­tions », Duquesne L. R., 40, p. 154, note 56. Voir aus­si Lonows­ki, op. cit., p. 440.
  17. Com­par. pro­pos. Defraigne, 23/09/10, Sén., 2010 – 2011 (extra­ord.), 5 – 179/1 (exten­sion limi­tée à 15 ans).
  18. V. Slaugh­ter & M. Grif­fiths, 2007, « Death Unders­tan­ding and Fear of Death in Young Chil­dren », Cli­ni­cal Child Psy­cho­lo­gy and Psy­chia­try, vol. 12, p. 525 ; F. Bono­ti, A. Leon­da­ri & A. Mas­to­ra, 2013. « Explo­ring Children’s Unders­tan­ding of Death : Through Dra­wings and The Death Concept Ques­tion­naire », Death Stu­dies, 37, p. 48.
  19. Voir géné­ra­le­ment A. Not­tet, 2012, « Le mineur en droit médi­cal », dans G. Geni­cot (coord.), Nou­veaux dia­logues en droit médi­cal, Anthemis/CUP, p. 188 ss.
  20. Arrê­té gouv. Com. fr., 21 février 2013, rela­tif à la pro­tec­tion des mineurs contre les pro­grammes télé­vi­suels sus­cep­tibles de nuire à leur épa­nouis­se­ment phy­sique, men­tal ou moral, article 1er § 1er.
  21. En ce sens : Pro­po­si­tion Mahoux, De Gucht, Defraigne et Swen­nen, 26 juin 2013, Sén., 2012 – 2013, 5 – 2170/1, p. 5 («… et s’assurer qu’ils marquent leur accord sur la demande du patient mineur… » (art 2, 2°, § 4), nos ita­liques). Com­par. Pro­po­si­tion Defraigne, 23 sept. 2010, Sén., 2010 – 2011 (extra­ord.), 5 – 179/1 («… s’entretenir de sa demande avec les parents qui ont l’autorité paren­tale …», nos italiques).

Axel Gosseries


Auteur

Axel Gosseries est chercheur qualifié du Fonds de la recherche scientifique, basé à la [Chaire Hoover d'éthique économique et sociale->http://www.uclouvain.be/chaire-hoover.html] de l'Université catholique de Louvain.