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Europe, sécularisation et islam
Référer la Constitution à un paramètre religieux, c’est définir arbitrairement une « identité » d’inclusion, d’exclusion. La référence à la chrétienté exclurait l’islam et dessinerait une Europe évacuant les États des Balkans, la Turquie, etc. Mais surtout, elle exclurait tout rapport d’identification de millions d’Européens venus par l’immigration. On serait face à une régression historique. Les musulmans doivent également aborder la question de la référence à la transcendance, ce qui nécessite le dépassement d’une conception fondée sur la clôture communautariste. Le débat est interne aux musulmans et de nombreux courants s’affirment. La question soumise à notre réflexion est au cœur de l’actualité du processus de construction européenne : quel intérêt y a‑t-il à mentionner ou à taire la référence à une « transcendance » dans la future Constitution de l’Europe ?

La question de l’intéret qu’il y aurait à mentionner ou à taire la référence à la transcendance dans la future Constitution de l’Europe n’est pas une question abstraite, car l’implication des réponses a des conséquences fondamentales sur le projet européen. Dans son remarquable ouvrage sur « la question de l’État européen », J.-M. Ferry en a arpenté la dimension culturelle et philosophique. Sur le plan politique, les débats préparatoires à la Charte européenne des droits fondamentaux avaient, en 2000, situé les enjeux et les contradictions entre États européens. L’omission volontaire et manifeste de toute référence à la « transcendance » dans le texte définitif a traduit le souci de définir les droits fondamentaux à partir de valeurs universalistes et laïques qui « transcendent » la question religieuse ou l’inscription culturelle « ethniciste ». Mais le débat ressurgit immanquablement au sein de la Convention pour la future Constitution européenne ou dans les mouvements d’opinion qui accompagnent ses travaux.
La problématique a ceci d’intéressant qu’elle nous conduit au fond de la question du droit, essentielle à toute réflexion sur la Constitution : quel(s) est (sont) le(s) fondement(s) d’un nœud éthico-juridique de la Constitution d’un État européen ? De celle-ci peut naitre un débat qui se situe au sein d’une ligne de fracture entre les tenants d’une légitimation de la construction européenne par l’histoire — entendue comme un héritage chrétien — et ceux qui privilégient une vision pour l’avenir, se référant à la laïcité comme un héritage des valeurs de la modernité européenne. Au fond, ce débat renvoie à la question de l’identité européenne comme ciment légitimant et comme projection d’avenir, projet.
La méthode de discussion qui nous est proposée découle à la fois de l’importance de l’enjeu et de la problématique. Le modèle de « consensus par confrontation » implique, en effet, une argumentation publique des points de vue à partir d’une confrontation qui n’aboutira pas (comme cela est si commun dans les décisions diplomatiques) à des synthèses de compromis, mais à l’ouverture, selon les mots de J.-M. Ferry, d’« un espace de reconnaissance mutuelle ».
Constitution, Europe, état
Les termes du débat ainsi posés, j’entrerai d’abord dans la question en parcourant — par le détour — les notions qui sont en jeu : la Constitution, l’idée d’Europe et le concept d’État européen. Cela me permettra d’en situer les enjeux par rapport à la référence de la « transcendance » et enfin d’aborder un des effets qui m’intéressera particulièrement : la question de l’islam dans la construction européenne. On pardonnera toutefois, que, pour des raisons de temps, certains développements et arguments soient lapidaires ou schématiques.
La notion de Constitution renvoie à la fois au texte, c’est-à-dire la Constitution formelle, et aux valeurs qui la fondent. Pour résumer, il s’agit autant de la répartition, l’organisation des pouvoirs, l’institutionnalisation de relations entre l’État européen et les citoyens de l’Union que d’un système de valeurs et de droits fondamentaux auxquels s’identifierait l’Europe. Il s’agit donc de « normes » qui constitueront le capital symbolique de référence de l’Europe. Ces normes sont déjà inscrites dans la Convention européenne des droits de l’homme (à laquelle adhèrent tous les États de l’Union), dans la Charte sociale ou plus récemment dans la Charte européenne des droits fondamentaux. Selon la conception de rédaction qui conduira les « conventionnels », elles figureront dans le préambule ou dans le corps du texte constitutionnel au chapitre sur « les fondements de l’Union Européenne ». Voilà donc une première réponse à notre problématique : toute Constitution européenne devra définir les valeurs d’un « nœud juridico-éthique » des fondements de l’État européen.
La notion d’Europe est un projet. Comme l’a souligné J. Derrida, « l’Europe n’a pas de cap » (et, de ce fait, ajouterai-je, pas de « capitale »). Il y a d’abord un problème massif de « frontiérisation » de l’Europe, au sens où ce néologisme (que l’on doit à J. R. Henry) signifie que l’aboutissement d’une territorialité juridique européenne n’a pas été un préalable au projet européen. Il n’y a pas de critère « naturellement » géographique pour fixer un territoire européen. Les récentes admissions vont inclure dix États — Baltes, d’Europe centrale ou méditerranéens insulaires (Malte et Chypre) — en laissant ouverte la possibilité d’autres admissions. Il y a ensuite un « flou » délibéré — stratégiquement inhérent au projet fondateur — quant à l’objet achevé, en quelque sorte, de l’Europe. Cela s’est accompli par une démarche de processus successifs, l’« Europe se faisant en se faisant ». Ainsi depuis la Communauté économique du charbon et de l’acier (Ceca), avec la Communauté économique ensuite, puis l’Europe politique, l’Union constitue une volonté politique de dépassement des États-nations par une construction originale et un déplacement dialectique inédit, que ce soit du point de vue constitutionnel (sur la forme juridique de l’État européen) ou du point de vue de son assise territoriale. Les frontières ont jusqu’alors obéi à une succession de considérations géostratégiques : Europe occidentale (dans le contexte historique de la séparation Est-Ouest) ; intégration de pays d’Europe orientale et centrale (dans la frontière de la Russie) ; élargissement possible vers les Balkans. La question la plus épineuse demeure l’adhésion de la Turquie, toujours au seuil, et qui doit être traitée au Sommet de Copenhague, en décembre 2002.
La troisième notion est celle d’État. On ne saurait l’aborder sous l’angle proprement constitutionnel de la « forme d’État », c’est-à-dire de la morphologie juridique, bien que cet aspect soit évidemment très important : État fédéral, État confédéral, construction inédite d’une intégration économique et politique de cosouveraineté entre l’État européen et les États constituants, etc. D’un point de vue plus essentiel, le concept d’État, référé à son étymologie latine « status », c’est « ce qui fait tenir debout » les peuples et les sociétés ; P. Legendre explique que c’est « faire tenir debout la Référence instituante ». Le passage de la construction européenne de la raison économique à la raison politique passe par l’ordre du symbolique, par la recherche d’un « vouloir vivre en commun » sur des valeurs partagées et acceptées par les peuples européens : des références instituantes.
L’état moderne démocratique
Introduire un exposant de référence transcendantale qui symboliserait les valeurs constitutionnelles de l’État européen nécessite l’examen de l’histoire conflictuelle de l’Europe qui fut traversée de part en part par des guerres religieuses, nationalistes et idéologiques. Au sein des religions de la chrétienté s’est tissée une histoire géopolitique, que ce soit entre les religions de la chrétienté (catholiques, protestants, Églises orthodoxes), entre le catholicisme et le judaïsme, avec la construction des doctrines qui aboutirent à l’antisémitisme, et, enfin, entre le christianisme et l’islam, dans les colonisations et décolonisations. Ces questions ne sont pas « extérieures » car également internes à chacun des pays européens. Aussi bien les christianismes, le judaïsme que l’islam sont liés à l’héritage historique constitutif de l’Europe.
Cependant la modernité des États-nations n’a dépassé le Moyen Âge et les constructions éthico-religieuses que par l’avènement de la laïcité (quelles que soient les formes juridiques propres à l’histoire de chacun des pays). C’est la métaphore de base de la démocratie comme système de relations entre gouvernants et gouvernés, fondé sur la séparation entre espace public et espace privé, sur le suffrage universel et le pluralisme. Comme le souligne P. Legendre : « L’organisation de tout système normatif passe par la fabrique d’une métaphore de base dont relève l’effet normatif et que nous appellerons en Occident le droit. » Réfléchir sur la référence à la transcendance dans la Constitution de l’État Européen passe donc par le fondement d’un droit européen. Le référer au christianisme ou même à la formulation d’une « culture judéo-chrétienne », c’est revenir en deçà des Lumières et de la philosophie kantienne. Certains ont bien raison d’évoquer, entre autres, une Europe qui s’apparenterait à l’espace impérial romano-germanique si elle se définissait par le « christianisme ».
La question est à reposer autrement, et je reprends volontiers sa formulation par J.-M. Ferry : comment concevoir et réaliser un consensus sur des normes communes alors que les ressortissants de l’Union européenne et les sociétés qui la composent ne partagent pas les mêmes valeurs et ne partagent pas les mêmes visions du monde ? Cette interrogation légitime peut conduire à des réponses diamétralement opposées : souverainiste, antieuropéaniste, monoculturaliste, laïque etc.
Référer la constitution à un paramètre religieux, c’est projeter « un cap », définir arbitrairement une « identité » d’inclusion-exclusion ; la référence à la chrétienté exclurait l’islam et dessinerait une Europe évacuant les États des Balkans, la Turquie etc. Mais pis, elle exclurait tout rapport d’identification de millions d’Européens, venus par l’immigration (qui est pourtant constitutive de l’histoire européenne) d’origine turque, kurde, maghrébine, etc. Du point de vue du droit, l’inclusion d’un référent religieux pourrait aboutir à un système juridique pluraliste dans l’espace privé et au communautarisme en tant que fondement des sociétés. On serait face à une régression historique, la personnalisation des lois faisant retour par rapport à la territorialisation des lois pour des citoyens européens égaux. L’idéal de l’État cosmopolite kantien qui préfigure l’Europe laisserait place à celui d’une « Euroforteresse », marque de cette conception des « guerres de civilisation » que décrit Samuel Huntington.
Le débat interne aux Musulmans
Cette conception est également portée par le fondamentalisme islamiste et, dans sa version totalement violente, par Ben Laden. L’islam, par les millions de musulmans vivants dans les sociétés européennes, est aujourd’hui au cœur du débat. Il fait partie de l’histoire constitutive de l’Europe, bien au-delà des Croisades, de l’Andalousie ou de la pénétration ottomane du XVIe au XIXe siècle, des rapports coloniaux etc. C’est dans cette dialectique que les musulmans doivent également aborder la question de la référence à la transcendance dans la Constitution de l’État européen. Ce sont les questions liées à la sécularisation du droit et donc à l’adhésion au droit civil par rapport aux questions du statut des femmes, de l’altérité, de la tolérance et de l’apostasie, de l’individualisation et de la privatisation du fait religieux, etc. Aujourd’hui, il y a de très grandes avancées vers la définition d’une pratique de l’islam dans les conditions culturelles de l’Europe. Cela nécessite le dépassement d’une conception fondée sur la clôture communautariste : interdit du mariage d’une musulmane avec un non-musulman, imaginaire de l’Umma, etc. Le débat est interne aux musulmans et de nombreux courants s’affirment, contre les fondamentalismes, pour une réappropriation de l’islam en rapport avec les valeurs universalistes, dont la laïcité. En guise de conclusion, l’Europe doit dessiner une communauté politique fondée sur des valeurs communes dans lesquelles les religions soient respectées dans leurs différences et dans la sécularisation du droit que seule permet la laïcité.