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Europe : reprendre la construction
Lors du sommet européen des 28 et 29 juin, les dirigeants ont fait un pas en avant. Comme le disait Guy Verhofstadt, ils se sont donnés du temps. Pour quel emploi du temps ? Voici un ensemble d’analyses qui cherchent à cerner cette problématique, sur le fond du passé et dans la perspective de l’avenir. Pendant la […]
Lors du sommet européen des 28 et 29 juin, les dirigeants ont fait un pas en avant. Comme le disait Guy Verhofstadt, ils se sont donnés du temps. Pour quel emploi du temps ? Voici un ensemble d’analyses qui cherchent à cerner cette problématique, sur le fond du passé et dans la perspective de l’avenir.
Pendant la seconde moitié du XXe siècle, l’Europe a réussi à dépasser ses déchirements et s’est engagée dans une construction institutionnelle radicalement neuve qui abaissait les barrières entre les nations et les peuples faisant coexister les modèles sociaux nationaux et un grand marché, et jetait les bases de la première communauté postnationale démocratiquement légalisée.
Initialement, ce grand dessein a été porté par la volonté d’assurer la paix. À la fin du siècle, ce fort motif fondateur a été dépassé par son propre succès, avec la réconciliation franco-allemande puis la chute du mur de Berlin et l’adhésion de dix nouveaux pays européens encore souvent dits d’«Europe de l’est ». Entretemps était advenue une autre visée, inaccessible pour chacun des États séparés, qui requiert un espace politique adéquat pour ajuster l’économie devenue transfrontière à la société européenne : compter dans la globalisation, voire peser en faveur d’un ordre politique plus juste dans la société multiculturelle du monde. Pour ce faire, on pouvait de plus en plus tabler sur la conscience européenne d’une communauté de destin : des valeurs partagées, une solidarité de fait, des institutions qui assuraient un équilibre entre les États nations et les flux globaux.
Or, dès la première décennie du XXIe siècle, voici que le rêve se transforme en insomnie inquiète : une insupportable « vie à crédit » dans la surveillance mutuelle au sein d’un champ clos de compétition. Que s’est-il passé ?
À première vue, la réponse semble évidente. D’une part, la place des États européens dans le monde change, avec la fin du monopole de l’emploi industriel bien rémunéré et des matières premières et de l’énergie à bon marché. D’autre part, comme bien d’autres, ces États ont perdu la maitrise de la régulation financière jusqu’à ce que, paradoxalement, le surendettement du privé se mue en une dette publique insupportable pour les banques. Un comble !
Néanmoins, d’où qu’on la considère, cette crise apparait à première vue comme celle des États dont l’Europe est composée, et non point d’abord de l’Union ou de la zone euro en tant que telles. Or, cette « Union » était censée faire la force, dans les meilleurs comme dans les pires moments. Dès lors, comment se fait-il que la crise est éprouvée à l’intérieur des horizons nationaux tandis que l’Union n’intervient nullement comme opportunité de protection et de relance, mais au contraire comme entrave, tutelle qui établit un classement des États-nations — bons, moyens, mauvais élèves — et les met en concurrence sur le seul critère de la compétitivité ? Quel est le nœud de ce mécanisme pervers qui fait que l’européanisation — le projet et les institutions pour tous — va de pair avec une renationalisation — chacune des nations pour elle-même piégée entre les institutions financières et le repli de son opinion publique, en butte au chômage et à l’appauvrissement sans autre marge de manœuvre qu’une austérité sans perspective d’avenir. Jusqu’au risque d’implosion…
Parmi — ou au-delà — les multiples débats sur la dose de rigueur et de croissance indispensables en fonction de la situation de chacun des États membres, l’ambition de ce dossier est d’offrir des pistes et de présenter des outils pour dénouer les rets du filet et de scruter par où nous pouvons renouer avec la possibilité de communiquer sur l’Europe comme opportunité de plus de bien-être. Pour chaque État, il y va de la sortie par le haut d’une crise majeure. Pour l’Union, et plus particulièrement dans la zone euro, l’enjeu n’est rien moins que coopérer ou régresser, sinon même éclater.
Quand on revient sur l’histoire de la construction européenne, on remarque souvent1 qu’elle a progressé sans grande vision intellectuelle. Elle aurait avancé à petits pas, en raison d’impératifs technocratiques et non parce que de plus en plus d’Européens percevaient la valeur morale d’un élargissement de la construction communautaire. Quant aux intellectuels, ils auraient couru après un projet qui se développait sans eux, mais avait désespérément besoin d’eux pour articuler les raisons de progrès ultérieurs, voire même produire un narratif majeur qui aurait une bonne fois légitimé l’entreprise.
Pourtant, les analyses et les propositions ne manquent pas dans le contexte actuel. On cherchera ici à en suivre des fils arrachés au bruitage de l’information quotidienne.
Certains2 voient la construction inachevée comme portée par une relation dialectique entre les règles déjà acquises et les nouveaux évènements. À chaque fois, ceux-ci auraient poussé les politiques nationaux à se muer en responsables européens. Jusqu’à décider de l’adoption de l’euro, création politique destinée à s’inscrire pas à pas dans le devenir progressif de l’Europe institutionnelle. Quant aux populations, leur tour serait venu de passer à l’Europe, mais pour l’heure dans le cadre des États membres, et non dans un espace public européen. L’objectif ne serait pas « tous dans le même bateau », mais tous dans des bateaux d’une même escadre. Oui, sans doute. Mais naviguant vers où, et avec quel navire amiral ? C’est encore toute une histoire à écrire…
D’autres3, philosophes comme économistes, pensent que l’européanisation n’a pas réussi à mettre en place les instruments qui lui auraient permis de transformer les problèmes qu’elle posait en nouveaux pas vers l’avant. L’Union européenne, cette structure la plus cosmopolite du monde, ne réussirait à s’exprimer ni dans la conscience ni dans l’action des gouvernements et des peuples. Elle resterait « mal construite », État aussi étranger qu’inachevé, dans une absence de combinaison de souverainetés nationales.
Si on se place dans cette perspective, on comprend pourquoi la dialectique constructive de la règle et de l’évènement « cale » sur la crise — financière, mais aussi sociale et écologique — actuelle. Le déficit n’est pas seulement institutionnel. Il provient de ce que les gens se sentent menacés dans leur double existence de travailleurs et de bénéficiaires sociaux. Dans ces deux domaines clefs, l’Europe les renvoie à leurs États-nations dont elle semble par ailleurs couper les ailes au nom d’objectifs économiques supérieurs. Au lieu de se construire au fil d’une dialectique de la règle et de l’évènement, elle imploserait bientôt sous le coup d’une dialectique destructrice car « à trop grand écart », de l’européanisation, d’une part, et de la renationalisation, de l’autre.
Comme en témoignent les polémiques autour de la convention de Schengen, l’importance des flux migratoires, extra- mais aussi intra-européens dans un espace élargi, diversifié culturellement et morcelé par des écarts de développement, contribue au sentiment que la construction de l’Europe est à la fois fragile et perturbante. Mais on se centrera ici sur ce qui apparait comme le vice de construction majeur de l’Union monétaire : le contenu des options qui se sont concrétisées dans la création de l’euro à partir du traité de Maastricht. On a vu que van Middelaar considère qu’il s’est agi d’un acte politique. Or, ce pari sur l’intégration s’est enfermé dans des règles qui le rendent incapable de tenir ses promesses. Que faire ? S’attaquer aux difficultés au fur et à mesure qu’elles apparaissent, mais sans changer les règles ? Revenir en deçà de la « promesse » qui n’a pas été tenue4 ? Ou prendre les moyens de la remplir en posant de nouveaux actes politiques en fonction d’un projet et des nécessités économiques de l’heure ?
Petits pas, marche arrière ou bond en avant ? Le présent dossier n’est pas axé sur la défense d’une thèse. « Plus d’Europe », oui, tous sont accord. Mais le tout est de cerner ce que cela comporte et d’identifier ce qui est en cause dans le marasme actuel. Négativement, par où les règles sont-elles devenues un piège ? Positivement, quels instruments politiques permettraient de transformer les problèmes qui émergent en avancées vers l’européanisation ?
Le débat est aujourd’hui centré sur deux termes : la dose d’austérité et de croissance dans les États membres de l’euro zone. Mais pour qui et comment, entre ceux qui tirent avantage de leur position industrielle (l’Allemagne et sa périphérie) et ceux qui sont en proie à la désindustrialisation (les pays du Sud, tant il y a aussi un « Sud » de l’Europe)? Manque un troisième terme décisif, sans lequel l’européanisation conduit à l’hostilité économique entre des riches et des pauvres qui ne se perçoivent plus que comme créanciers et débiteurs. Ce terme, c’est la solidarité responsable, dans un espace politique organisé de façon telle que les uns ne gagnent pas aux dépens des autres. Ou, autrement dit, le concept de justice, qui est ce qui fait le plus défaut à l’Union européenne dans une crise qui va de toute façon se prolonger.
La dimension obvie à suivre pour déployer le débat porte sur la gouvernance économique, cruciale pour une solidarité de fait. Qu’il s’agisse de la Banque centrale, de l’euro, de la discipline budgétaire, de l’harmonisation fiscale ou du modèle social, on cherchera à mettre le doigt sur les points névralgiques de tension entre compétition et solidarité, et les conditions d’un rattrapage politique de l’économique.
Ces conditions ne sont pas seulement pratiques. Elles font intervenir une dimension majeure : la conscience des intérêts et des valeurs partagés. Ici s’impose un important travail de légitimation, non pas pour célébrer l’existant, mais pour éclairer la population sur le décalage entre les intérêts à court terme et l’utilité véritable de la réponse à la mondialisation que le projet européen cherche à apporter. Pas n’importe quelle réponse, mais, comme le dit Habermas5, une vie sociale partagée sur de grands espaces, qui soit acceptable, non pas en raison d’un nivèlement des différences culturelles, mais du point de vue de la justice de répartition. Le philosophe allemand ajoute : plus les peuples comprendront à quelle profondeur les décisions de l’ue influent sur leur quotidien, plus croitra l’intérêt qu’ils trouveront à faire également usage de leurs capacités démocratiques en tant que citoyens de l’Union.
Donc, une intégration politique appuyée sur le bien-être social. Mais aussi réciproquement : des institutions qui enrichissent la vie quotidienne, démontrant comment une méthode véritablement communautaire permet de mieux aborder les problèmes que ce n’est le cas à l’échelon national. En référence aux différentes instances, on s’interrogera sur le rééquilibrage institutionnel indispensable à cet effet, en se demandant par où le changement des politiques économiques, sans dépossession des assemblées élues au profit des chefs de gouvernement, appellerait des modifications des traités.
Ce faisant, il convient de se garder d’un wishfull thinking abstrait. En revenant sur la constitution économique de l’Europe, on prendra la mesure des enjeux complexes de l’articulation entre droit, économie et politique une fois qu’on s’inscrit dans un cadre supranational. En outre, il convient de ne pas perdre de vue la relation entre la dimension politique et un aspect largement sous-estimé : le fonctionnement de l’administration qu’en dehors de Belgique on désigne péjorativement comme « Bruxelles ». Une opacité bureaucratique « ordinaire » peut en effet affecter des décisions économiques, en amont des choix idéologiques explicites.
Comme l’écrit Müller6, l’Europe en crise, ce n’est pas seulement une affaire de banquiers centraux, de bureaucrates grecs, de « non tax payers » italiens ou d’Angela Merkel. Cela signifie aussi une carence d’ensemble des intellectuels. Certes, jusque dans l’après-guerre, on n’a pas manqué d’intellectuels de haut niveau attachés à l’unité culturelle de l’Europe ou à la prétendue « crise de la civilisation européenne ». Cependant, il serait abusif de prétendre que, à partir des années 1950 ou 1960, on a connu un âge d’or de débats intellectuels concernant le devenir européen. Müller n’appelle pas de ses vœux l’émergence de narratifs supranationaux. « Une nation appelée “Europe”, c’est encore une nation. » Il met en avant une tâche de vulgarisation, dont le but serait de rendre les citoyens européens capables de poser des jugements moraux et politiques concernant ce qu’ils font avec leur « objet politique non identifié ».
Encore faut-il découvrir cet objet, non point comme une superstructure institutionnelle, mais comme un ensemble sociétal complexe, tissé de relations inédites entre des citoyens de différentes conditions culturelles. C’est ce à quoi l’on veut contribuer ici, dans une communication sur l’Europe, petite parcelle du « devoir d’agir » d’un chacun pour la continuation d’une histoire qui nous est devenue commune.
- J.-W. Müller, « The failure of European intellectuals », 11 avril 2012, dans www.eurozine.com. Les sources citées ici feront l’objet de présentations insérées dans la suite du dossier.
- Comme L. van Middelaar, De passage naar Europa : geschiedenis van een begin, Historische Uitgeverij, 2009 ; trad. et mise à jour Le passage à l’Europe : histoire d’un commencement, Gallimard, 2011.
- J.Habermas, La constitution de l’Europe, trad. de l’allemand, Gallimard, 2012 ; M. Aglietta, Zone euro. Éclatement ou fédération, Michalon, 2012.
- T. Sarrazin dans un ouvrage qui fait actuellement fureur en Allemagne : Europa braucht den Euro nicht. Wie uns politisches Wunschdenken in die Krise geführt hat, Deutsche Verlags-Anstalt, 2012.
- J. Habermas, « Rendons l’Europe plus démocratique ! Penser la crise de l’Union européenne », dans Le Monde, 20octobre 2010, p.9.
- J.-W. Müller, « The failure », op. cit.