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Europe. De l’économie à la finance politique

Numéro 05/6 Mai-Juin 2012 par Bernard Hayette

juin 2012

En 1988, le Conseil euro­péen char­gea Jacques Delors d’établir des pro­po­si­tions devant conduire à la créa­tion d’une union éco­no­mique et moné­taire. La chute du mur de Ber­lin accé­lé­ra ce pro­jet et abou­tit, au som­met de Maas­tricht de 1991, au pro­jet de la mon­naie unique. Jamais la réa­li­té éco­no­mique n’était appa­rue aus­si néces­saire à la déci­sion poli­tique. À […]

En 1988, le Conseil euro­péen char­gea Jacques Delors d’établir des pro­po­si­tions devant conduire à la créa­tion d’une union éco­no­mique et moné­taire. La chute du mur de Ber­lin accé­lé­ra ce pro­jet et abou­tit, au som­met de Maas­tricht de 1991, au pro­jet de la mon­naie unique. Jamais la réa­li­té éco­no­mique n’était appa­rue aus­si néces­saire à la déci­sion politique.

À la demande de l’Allemagne d’une union poli­tique ren­for­cée, Mit­ter­rand insis­ta sur l’urgence d’une union éco­no­mique et moné­taire. Un large consen­sus entre le monde poli­tique, éco­no­mique et aca­dé­mique se déve­lop­pait autour du dogme de l’intégration de l’Union par l’interconnectivité des mar­chés finan­ciers européens.

Dix ans après l’introduction de l’euro, ce dogme a volé en éclat. La crise des dettes sou­ve­raines euro­péennes a démon­tré qu’il n’y a pas eu d’avancée méca­nique de l’intégration socioé­co­no­mique grâce à la mon­naie unique. De plus, loin d’être une garan­tie abso­lue de cohé­sion poli­tique, la mon­naie unique, dans le cadre de l’architecture poli­tique actuelle de l’UE, est aujourd’hui un fac­teur de risque pou­vant mener à l’exclusion d’un membre ou à la dés­in­té­gra­tion de l’intégration euro­péenne. Au mépris des prin­cipes fon­da­teurs de l’Union euro­péenne, les réponses tech­no­cra­tiques ita­lienne et grecque à la crise éco­no­mique ont même sou­li­gné une cer­taine fra­gi­li­té de la démo­cra­tie tout en sus­ci­tant le doute et l’inquiétude au sein d’une popu­la­tion convain­cue d’être aban­don­née par leurs dirigeants.

La crise de la zone euro n’est pas finie et marque sans conteste un tour­nant dans la poli­tique éco­no­mique des États euro­péens. Il ne s’écoule pas un jour sans qu’un res­pon­sable poli­tique ou un éco­no­miste ne parlent d’austérité, de réces­sion, de fra­gi­li­té moné­taire. Expli­ci­te­ment ou non, ces ana­lyses convergent sur la ques­tion cen­trale du rôle de l’État dans le nou­veau para­digme finan­cier ; au même titre qu’au XIXe siècle, l’ère indus­trielle don­na nais­sance à l’État pro­vi­dence du XXe siècle.

Cer­tains voient dans l’actuelle crise de l’euro la preuve de l’échec du modèle de l’État pro­vi­dence. Quelles leçons devons-nous réel­le­ment tirer de l’actuelle crise lorsqu’on sait qu’avant la crise de 2007, le Pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance avait per­mis à la zone euro, entre 1999 à 2007, de réduire sa dette publique de 72 à 66 % du PIB ? Pen­dant cette période, l’Europe démon­trait une meilleure mai­trise des finances publiques que les États-Unis ou le Japon. Aujourd’hui, les rap­ports de forces entre les mar­chés finan­ciers et les États remettent radi­ca­le­ment en ques­tion le modèle euro­péen. Au départ, l’architecture de la zone euro repo­sait sur un tri­angle magique1 : crois­sance éco­no­mique, dis­ci­pline bud­gé­taire et sta­bi­li­té moné­taire. Ce tri­angle était sou­te­nu par les trois piliers fon­da­men­taux que consti­tuent le Pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance, la clause de non-ren­floue­ment et l’indépendance de la Banque cen­trale euro­péenne. Vu le nou­veau para­digme finan­cier, basé sur l’interconnectivité conti­nue, immé­diat et mon­dia­li­sé, le tri­angle magique de la zone euro a dû se trans­for­mer en car­ré magique en inté­grant comme fon­de­ment de la crois­sance éco­no­mique la sta­bi­li­té macrofinancière.

Ce nou­veau para­digme impose de repen­ser le rap­port de l’État dans l’économie mon­diale. N’est-il pas urgent de déve­lop­per les outils intel­lec­tuels per­met­tant d’adapter les poli­tiques publiques à ce nou­veau para­digme ? Aujourd’hui, les flux finan­ciers dominent les États. Ce nou­veau para­digme sou­ligne le besoin d’une nou­velle dis­ci­pline, la finance poli­tique, inté­grant les théo­ries de l’économie poli­tique et de la finance moderne.

Une nouvelle discipline

Parue pour la pre­mière fois en 1615 (dans le Trai­té de l’œconomie poli­tique, d’Antoine de Mont­chres­tien), l’expression « éco­no­mie poli­tique » désigne l’étude des moyens d’action mis en œuvre par les gou­ver­ne­ments. Il s’agit d’étudier les réformes struc­tu­relles et conjonc­tu­relles que les gou­ver­ne­ments peuvent mettre en œuvre afin d’assurer le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et la cohé­sion sociale. Dans le sens de l’analyse éco­no­mique des choix publics, l’économie poli­tique nait dès Adam Smith dans son ouvrage La richesse des nations, dans lequel il déve­loppe impli­ci­te­ment le concept de bien public, biens pour les­quels l’intervention de l’État s’avère néces­saire. En 1859, Karl Marx sou­ligne que les États modernes sont consi­dé­rés uni­que­ment comme moyen de pro­duire des richesses2. Tou­te­fois, l’analyse éco­no­mique des choix publics appa­rait véri­ta­ble­ment dans les années 1930 avec notam­ment les tra­vaux de Paul Samuel­son sur « les biens col­lec­tifs et la fonc­tion de bien-être social » et de John M. Keynes sur « le rôle actif de l’État et l’importance d’une poli­tique de relance » comme solu­tion à la crise de sous-production.

Paral­lè­le­ment, on pour­rait défi­nir la « finance » comme les méthodes et ins­ti­tu­tions per­met­tant d’obtenir les capi­taux dont on ne dis­pose pas et de pla­cer ceux dont on a la dis­po­si­tion sans emploi immé­diat ou que l’on compte uti­li­ser plus tard. Les acteurs de la finance sont dès lors tous les agents éco­no­miques qui recherchent des capi­taux ou qui sou­haitent les pla­cer. La crise de la zone euro nous l’a rap­pe­lé, l’État est un acteur finan­cier cen­tral tant par les volumes d’émission de dette que par son poids dans les bilans d’autres acteurs finan­ciers et en pre­mier lieu les banques et assu­rances. Le débat sur la place de la finance dans l’économie res­sort à chaque crise financière.

L’instabilité sys­té­mique de l’économie mon­diale tranche par­ti­cu­liè­re­ment avec la rhé­to­rique contem­po­raine pré­ten­dant que l’ingénierie finan­cière (dont les mathé­ma­tiques finan­cières tiennent le haut du pavé) a per­mis de réduire la vola­ti­li­té des mar­chés et, dès lors, de contri­buer à la sta­bi­li­té et la crois­sance. Cette extrême fra­gi­li­té du sys­tème finan­cier a eu d’importantes réper­cus­sions sur l’économie en géné­ral et plus par­ti­cu­liè­re­ment sur les finances publiques. Afin de sta­bi­li­ser la zone euro, les lea­deurs euro­péens se sont ins­crits la tête bais­sée dans une vague d’austérité et de déman­tè­le­ment d’acquis sociaux afin de ras­su­rer les mar­chés sans la moindre vue d’ensemble pour assu­rer la relance éco­no­mique et la cohé­sion socioé­co­no­mique. L’actuelle course-pour­suite démontre l’urgence pour la finance poli­tique d’être pen­sée afin de pro­po­ser des solu­tions équi­li­brées fon­dées sur un pro­jet de socié­té et non sur la spé­cu­la­tion d’investisseurs, même si ceux-ci, comme pour faire écho aux cri­tiques de Marx, se trouvent, par­fois, être les États eux-mêmes.

Perspectives d’avenir…

Comme pour toute autre acti­vi­té humaine, la ques­tion clé à ana­ly­ser dans le cadre de la finance poli­tique est le rôle poli­tique de la finance. Au len­de­main de la crise des sub­primes de 2007, le g20 annon­çait una­ni­me­ment son inten­tion de mettre au pas la finance. En 2011, c’est la zone euro qui est mise au pas par les mar­chés finan­ciers. Dans ce contexte, les théo­ries de relance de Keynes sont sou­vent évo­quées. Tou­te­fois, l’analyse tout aus­si impor­tante d’un autre éco­no­miste, John Ken­neth Gal­braith, semble oubliée. Elle nous four­nit une impor­tante cri­tique des théo­ries éco­no­miques en sou­li­gnant le rôle poli­tique des acteurs éco­no­miques au tra­vers de tech­no­struc­ture de grands groupes éco­no­miques (qu’il qua­li­fiait d’économie pla­ni­fiée). Le nou­veau para­digme d’interconnectivité finan­cière conti­nue, immé­diate et glo­ba­li­sée, pose aujourd’hui la ques­tion du rap­port poli­tique des États avec ces nou­velles tech­no­struc­tures finan­cières dans le cadre de la défi­ni­tion et de la mise en œuvre d’un pro­jet de société.

  1. Ber­nard Del­becque, « La nou­velle archi­tec­ture de la zone euro. Ana­lyse et pers­pec­tives », Ires, mars 2011. Ber­nard Del­becque, « La nou­velle archi­tec­ture de la zone euro. Ana­lyse et pers­pec­tives », Ires, mars 2011.
  2. Karl Marx, Cri­tique de l’économie poli­tique, 1859.

Bernard Hayette


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