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Euromaïdan, quel prix pour l’indépendancede l’Ukraine ?
Dans les années 1980, la nation ukrainienne a failli disparaitre à cause de la russification menée par le régime brejnévien. Dès le lendemain de la proclamation de l’indépendance (1991), les élites et la majorité des citoyens ont toujours professé une « vocation » européenne. C’est pourquoi la décision du président Ianoukovitch de tourner le dos à l’Union européenne a provoqué un mouvement de protestation qui a débouché sur une révolution politique. Tous les problèmes de ce pays complexe, à l’histoire très diffi cile, restent entiers, et la société ukrainienne est appelée à sortir des ambivalences produites par son statut de société postcoloniale. La Russie semble vouloir réagir à la révolte ukrainienne avec une politique néoimpériale de balkanisation et d’annexion. De leur côté, beaucoup de décideurs européens sont toujours prêts à composer avec les intérêts russes, d’autant que persiste une difficulté majeure à reconnaitre à l’Ukraine une place sur la carte mentale de l’Europe. Par contre, les Américains ont apparemment décidé cette fois-ci de se mettre aux côtés de l’État ukrainien, ce qui n’était pas le cas lors des négociations des accords internationaux qui ont suivi les deux guerres mondiales.
Réprimée par le pouvoir impérial jusqu’en 1991, la communauté ukrainienne a été la plus grande communauté nationale européenne dépourvue d’État indépendant. Les vingt-trois années d’indépendance n’ont pas encore suffi pour que l’Ukraine puisse se retrouver elle-même et trouver enfin sa localisation géographique et mentale sur la carte de l’Europe. Les longues semaines d’Euromaïdan ont représenté la difficile gestation d’une communauté finalement consciente d’elle-même ; une prise de conscience qui risque de se payer par la perte (d’une ampleur encore indéfinie) de l’intégrité territoriale.
Erreurs politiques et vagues de manifestations
On l’avait déjà écrit1 : le jour où le pouvoir ukrainien accepterait la proposition russe de rejoindre l’Union euroasiatique (le nouvel espace économique promu par la Russie), serait un jour décisif et bouleversant pour l’histoire, pour la vie politique et sociale ukrainiennes. Ce jour est arrivé en novembre 2013, lorsque le président Ianoukovitch a décidé de ne pas signer l’accord d’association (commerciale) négocié avec l’Union européenne et a accepté de rejoindre l’Union euroasiatique. Il s’agissait, par ailleurs, d’une décision qui n’a pas été contrecarrée par les élites et les opinions publiques des pays de l’Union européenne, qui ont toujours eu du mal à accepter l’idée d’une adhésion de l’Ukraine à l’UE.
Ce choix a déclenché, dans la capitale Kiev (Kyiv), une première vague de manifestations proeuropéennes, animées surtout par des jeunes favorables à l’intégration de l’Ukraine dans l’UE et qui se sont sentis trahis par une élite qui avait toujours parlé de « futur européen » depuis la proclamation de l’indépendance de l’Ukraine. À leurs côtés se sont retrouvés des Ukrainiens qui ne se considèrent pas comme Russes, qui redoutent un rôle hégémonique de la Russie et qui ne veulent pas voir leur pays se rapprocher du puissant voisin ; ces « patriotes » ont été rejoints par des groupes radicaux dont la base s’est élargie au cours de ces dernières années en raison des déceptions engendrées par les suites de la révolution orange et qui se sont regroupés autour de Svoboda, un parti qu’on ne peut guère qualifier de proeuropéen2.
Plusieurs observateurs ont reproché à Ianoukovitch d’avoir rendu cette décision publique, sans avoir préparé la société à ce tournant. De plus, les négociations avec l’UE ont été conduites jusqu’à la veille de la date fixée pour la signature lors du sommet de Vilnius, donnant l’impression à l’UE d’avoir été dupée et, surtout, aux proeuropéens ukrainiens, qui sont majoritaires selon les sondages, d’avoir été trahis.
Après son élection en 2010, une réforme constitutionnelle avait fortement accru les pouvoirs du président Ianoukovitch. Elle avait provoqué des manifestations de l’opposition dont la leadeur et candidate présidentielle, Ioulia Tymochenko, avait été emprisonnée au prétexte d’avoir signé un accord pour les fournitures de gaz russe trop favorable à la Russie. Cela confi rme le danger de poser sa candidature aux élections présidentielles ukrainiennes sans l’appui du Kremlin (des candidats ont été tués — Hetman, Tchornovil en 1998 et 1999 — ou empoisonnés — comme Iouchtchenko en 2004) ; cela nous pousse à considérer le pouvoir de Ianoukovitch en 2013 comme semi-dictatorial, alors qu’une partie des faiseurs d’opinion occidentaux continuaient de souligner que ce président avait été « démocratiquement » élu3
Toujours est-il que la population étudiante qui animait la première vague de manifestations proeuropéennes, même si elle était nombreuse et qu’elle bénéficiait d’un large appui social, n’a pas réussi à entrainer une mobilisation équivalente à celle de la révolution orange de 2004. Le président a commis plusieurs erreurs, dont la plus grave a été l’attaque violente lancée la nuit du 29 au 30 novembre 2013 par la police antiémeute (Berkut) contre les quelques milliers de manifestants de la place de l’Indépendance (Maïdan Nezalejnosti, rebaptisée Euromaïdan par les manifestants). De surcroit, en janvier 2014, sur proposition présidentielle, le Parlement a voté (avec l’appui du Parti communiste ukrainien) une loi réprimant le droit de manifestation et la libre utilisation d’internet, similaire à celle en vigueur en Russie. Il y a eu, par conséquent, une deuxième vague de manifestations où ont prévalu des revendications intérieures par rapport aux demandes de ralliement à l’Europe ; cette fois, les protestations visaient spécialement le président, le Premier ministre Azarov et le gouvernement que les manifestants percevaient corrompus et insensibles aux demandes populaires, en train de se transformer en un régime autoritaire.
La relative froideur que les manifestants ont perçue de la part des opinions publiques européennes occidentales, a mis d’autres bémols aux revendications proeuropéennes ; en effet, les milieux intellectuels et les militants de gauche occidentaux se sont souvent montrés réceptifs aux accusations de « néonazisme » colportées à propos des manifestants d’Euromaïdan par la propagande du Kremlin, qui, par contre, selon Le Monde, « passe pour le principal mécène » de partis agressifs et antisémites d’extrême droite, comme le hongrois Jobbik ou le bulgare Ataka. Par ailleurs, la perspective d’une future adhésion à l’Union, dont le traité d’association pouvait devenir la prémisse, d’un pays pauvre comme l’Ukraine, a suscité ou ressuscité dans les couches moins cultivées des sociétés européennes des peurs et des réfl exes égoïstes.
La tuerie sauvage d’une centaine de manifestants, fin février, a mis un terme au pouvoir de Ianoukovitch. Après sa fuite en Russie, l’évolution du mouvement révolutionnaire semble s’orienter vers une solution à la fois proeuropéenne et démocratique, fortement patriotique tout en étant dépourvue des aspérités du discours propre au parti Svoboda, comme l’ont confirmé les résultats des élections présidentielles du 25 mai qui ont donné à Tyahnybok et à Dmytro Yaroch (le candidat de l’autre formation nationaliste, Pravy sektor) moins de 2 % des voix. Leur patriotisme est largement le produit de vingt années de scolarisation et d’études supérieures en ukrainien, qui ont produit une jeunesse élevée dans sa langue, qui a cultivé sa propre littérature et qui a absorbé les mythes nationaux.
La russification
Des dangers de guerre civile et de partition liés à la nature composite et plurielle de l’Ukraine pèsent aujourd’hui. On parle beaucoup de « deux » Ukraine, l’une de l’Est, russophone et nostalgique de l’ère soviétique, l’autre de l’Ouest, ukrainophone et philo-occidentale.
L’histoire confirme cette analyse. Certaines régions du sud-est de l’Ukraine (la région minière et le centre industriel du Donbass, la Crimée, la région autour de la ville d’Odessa), colonisées par les Russes à partir de la moitié du XIXe siècle, étaient à l’époque une sorte de Far West impérial à coloniser, peupler, développer ; cependant il reste que les Ukrainiens sont aujourd’hui toujours majoritaires dans ces régions. Les autres régions de l’est (Poltava, Kharkiv, Tchernihiv) sont ukrainiennes à part entière, mais elles faisaient partie de l’Empire russe depuis des siècles et ont été partiellement russifiées. Durant la période soviétique, après une première vague de politiques soviétiques favorables aux cultures nationales (politiques qui étaient « nationales dans la forme, mais socialistes dans le contenu » selon la formule de Staline), des politiques de russification de l’Ukraine ont été conduites à plusieurs reprises, dans les années 1930, 1940 et 1950 ; surtout à partir du début des années 1970, avec l’émergence de la rhétorique brejnévienne du « peuple soviétique » et du russe comme lingua franca.
La campagne de russification a eu des résultats importants : le nombre de périodiques publiés en ukrainien a baissé de 46 à 19 % entre 1969 et 1980, tandis que la publication de livres en ukrainien a chuté de 60 à 24 %. Le nombre d’ukrainophones bilingues a aussi beaucoup augmenté à cette époque. Les données relatives à la langue par rapport à l’âge soulignent le rôle de l’école dans la russification depuis la réforme de 1958 qui avait interdit aux Républiques soviétiques d’imposer aux établissements scolaires l’enseignement en langue nationale ; en 1970, 81 % des enfants de moins de dix ans ne parlaient que l’ukrainien, tandis qu’ils n’étaient que 22 % parmi les élèves de seize à dix-huit ans, donnée qui s’explique par la forte augmentation du nombre de parents décidant de scolariser leurs enfants dans des établissements russophones, afin d’augmenter leurs chances de réussite professionnelle et sociale. À Kiev, durant les dernières années du régime soviétique, 40 % seulement des élèves de sept à dix-huit ans fréquentaient une école en ukrainien.
D’autres données montrent la russification croissante, entre 1959 et 1989, des Ukrainiens du Donbass. Durant les années Khrouchtchev, grâce à la décentralisation économique, le pourcentage conglomérats continuaient à être gérés par des Russes ; après 1963 et le retour à la centralisation de la gestion, on a assisté à une augmentation de la proportion du personnel technique russe immigré, tant en Ukraine que dans toutes les autres Républiques soviétiques. Ce qui avait amené Milan Kundera à écrire en 1984 : « L’un des plus grands pays européens [les Ukrainiens sont alors près de quarante millions] est en voie de disparition. Et cet énorme et incroyable évènement se passe sans que le monde le sache4. »
L’Ukraine postcoloniale
En 1991, l’Ukraine est devenue un État indépendant. Beaucoup d’espoirs associés à cet évènement, rêvé par des générations d’Ukrainiens au cours des deux derniers siècles, ont été déçus. En septembre 1989, on assiste à la fondation du Mouvement national ukrainien (Roukh), une fédération de mouvements d’opposition dont le rôle a été important dans la dissolution de l’ancien régime et qui a obtenu 20 % des voix lors des premières élections libres, en mars 1990. Cependant, la majorité des sièges était allée à l’ancien Parti communiste, résultat qui montrait l’incapacité de mener une véritable révolution politique dans un contexte où la société civile était fortement fragilisée et qui a été qualifié de société « postcoloniale », voire même, de société post-génocidaire faisant référence au fait que la conscience collective autonome ukrainienne avait été fortement étourdie par l’énorme coup subi avec la famine artificielle (Holodomor), organisée par le Kremlin en 1932 – 1933 afin de briser la résistance paysanne et nationale à la collectivisation.
Tout cela a permis aux éléments les plus entreprenants de l’ancienne nomenklatura communiste de s’emparer du nouvel État et de gérer la transition à leur guise, en s’installant au sommet de la nouvelle structure sociale sous la forme d’une oligarchie politico-économique, perméable à une convergence d’intérêts avec ses homologues russes. En 1994, avec le succès de Leonid Koutchma, un ancien chef du complexe militaro-industriel soviétique d’Ukraine, cette oligarchie a remporté l’élection présidentielle ; mais ni l’ancien leadeurship communiste, qui a géré le pays de 1991 à 1994, ni la nouvelle oligarchie n’ont su affronter la question de la conversion de l’économie et du système productif. Il s’agissait sans aucun doute d’une tâche ardue. Le rêve d’un passage indolore et très rapide à une économie du marché efficace s’est rapidement dissipé, en raison notamment de la pesanteur de l’héritage de l’intégration économique semi-coloniale qui existait dans l’ancien système soviétique. Une décennie de récession en a résulté, avec une chute de 80 % du produit intérieur brut et une hyperinflation qui a exclu du marché la dernière génération de citoyens soviétiques et qui a imposé d’immenses sacrifices à la nouvelle génération d’Ukrainiens appelée à reconstruire le pays.
Les divisions au sein du mouvement Roukh ont encouragé ces développements, tandis que le chef le plus combatif de l’opposition démocratique, l’ancien dissident galicien Viatcheslav Tchornovil, sans doute l’homme politique le plus prometteur de sa génération, mourait dans un mystérieux « accident » de voiture survenu à côté de l’aéroport international de Borispil en mars 1999, au début d’une nouvelle campagne présidentielle dans laquelle il avait décidé de défier le président sortant Koutchma. Un an auparavant, Vadym Hetman, un autre candidat potentiel à la présidence de la République, avait été assassiné dans le hall de son immeuble. Ancien chef de la Banque centrale ukrainienne, il avait conçu la réforme monétaire qui avait conduit à la naissance de la hrivna, la nouvelle monnaie nationale qui avait permis de juguler l’hyperinfl ation. L’implication présumée du président Koutchma dans un autre assassinat politique, celui du journaliste d’opposition Gueorgui Gongadze (dont le corps avait été retrouvé en novembre 2000 dans une forêt près de Kiev), a ouvert la voie à la Révolution orange de 2004 qui a porté à la présidence Viktor Iouchtchenko (très proche de Hetman et son successeur à la tête de la Banque centrale) avec un programme de libéralisation et d’ukrainisation. Une fois de plus, les divisions au sein de la coalition gagnante, les difficultés liées à la régionalisation du pays, les menaces de sécession, l’incapacité de Iouchtchenko à gérer la situation, l’absence de soutien extérieur et, surtout, la fragilité de la société civile, n’ont pas permis de relever le défi de la modernisation.
Un nouveau « mur de Berlin »
De leur côté, les décideurs européens n’ont pas été en mesure d’aider l’Ukraine et ses citoyens qui rêvaient — à l’instar de tous les citoyens des anciennes Républiques populaires d’Europe centrale et orientale — de rejoindre l’Union européenne. En 2000, lors d’un sommet entre les ministres des Affaires étrangères français et allemand, il avait en effet été décidé d’exclure l’Ukraine du processus d’élargissement afin d’éviter que la Russie ne se sente « isolée ». En 2004, l’Union européenne accueillait par contre tous les pays d’Europe centrale qui avaient été opprimés au cours des décennies précédentes par des régimes prosoviétiques, mettant ainsi un terme à la profonde injustice des accords de Yalta. Mais la combinaison de la décision franco-allemande de 2000 et de l’intégration des pays d’Europe centrale dans l’UE en 2004 a eu un effet désastreux : elle a fait de la frontière ukrainienne un nouveau « mur de Berlin », en poussant inévitablement l’Ukraine vers l’est et vers la Russie. Les dirigeants de l’Union européenne ont en effet exclu de l’horizon historique à moyen terme, une éventuelle adhésion de l’Ukraine. C’est l’ancien ambassadeur ukrainien à Bruxelles qui avait comparé cela à l’érection d’un nouveau mur de Berlin en Europe.
La crainte que le poids démographique et géographique de ce pays ne puisse rompre les équilibres européens existants, articulés autour du couple franco-allemand, a pesé sur cette décision ; mais il y avait aussi un acquiescement passif et presque préventif vis-à-vis de la vision géopolitique russe. Enfin, cette décision lourde de conséquences était aussi le fruit d’un déficit culturel de l’Europe occidentale à l’égard du monde ukrainien, peu connu et peu apprécié, à tel point que durant le conflit russo-géorgien de 2008 (pendant lequel il y a eu de graves dissensions entre Poutine et Iouchtchenko sur l’utilisation de la flotte russe de la mer Noire contre la Géorgie) ou pendant les crises du gaz récurrentes entre la Russie et l’Ukraine, des commentateurs italiens et français (Bernard Guetta, par exemple) ont remis en question la reconnaissance même de la souveraineté de l’Ukraine par la communauté internationale dans les années 1990.
Romano Prodi, le président de la Commission européenne à l’époque de l’élargissement partiel de 2004, a continué à défendre ce choix de l’exclusion de l’Ukraine jusqu’aux journées meurtrières de février 2014 à Kiev, affirmant dans une interview au New York Times que le gouvernement de Viktor Ianoukovitch était « réformiste ». L’Allemagne, de son côté, s’est révélé le pays occidental le plus proche de la Russie de Poutine ; l’ancien chancelier Schröder, en 2005, est devenu président du conseil de surveillance (dont Gazprom possède 51 %) pour la construction du gazoduc North Stream, qui reliera directement la Russie à l’Allemagne en coupant la Pologne et l’Ukraine de tout rôle (économique ou géopolitique) dans le domaine stratégique de l’approvisionnement énergétique, ce qui avait soulevé beaucoup de critiques surtout du côté polonais. La récente crise ukrainienne a révélé l’ampleur et les conséquences dangereuses de ce « philo-russisme », très répandu soit dans l’establishment soit dans l’opinion publique allemande.
C’est ce facteur extérieur qui constitue une partie de l’explication de la faillite de la révolution orange et de la victoire électorale des Russes et des pro-Russes réunis autour du Parti des régions de Ianoukovitch, soutenus par l’oligarchie. Viktor Ianoukovitch, celui dont la victoire électorale avait été contestée pour fraude par les Oranges en 2004, était dès 2004 l’homme choisi par le Kremlin (comme l’a récemment révélé l’ancienne secrétaire d’État américaine Condoleeza Rice, à qui Ianoukovitch avait été présenté par Vladimir Poutine lors d’un séjour dans la datcha du président russe), pour faire basculer irrémédiablement l’Ukraine vers la Russie.
Les « trois » Ukraine
Depuis la Deuxième Guerre mondiale, l’Ukraine est devenue un pays binational, en raison d’une forte émigration polonaise après la Première Guerre mondiale, de l’ukrainisation de nombreux Polonais pendant l’entre-deux-guerres, de l’extermination d’environ trois quarts des Juifs par les nazis et des déportations des Allemands et des Tatars opérées par Staline à partir de 1944. Il reste cependant que les Russes ne constituent qu’une minorité, quand bien même importante du pays (17 – 18 % de la population totale) face à 80 % d’Ukrainiens dont une partie cependant se sent liée, d’une façon ou d’une autre, à la Russie. Face à cette importante minorité de pro-Russes et de Russes, l’autre importante minorité des « patriotes » ukrainiens, est plus nom
breuse dans les régions de l’ouest (qui n’ont jamais fait partie de la Russie et qui n’ont été rattachées à l’URSS qu’en 1945). La capitale Kiev reproduit comme un microcosme cette partition nationale.
Or, beaucoup d’observateurs occidentaux se sont arrêtés à cette donnée objective et continuent de juger la réalité ukrainienne à la lumière de cette prétendue dichotomie. Le critique littéraire et analyste social Mykola Riabtchouk qui a forgé, en 1991, après l’indépendance du pays, le concept des deux Ukraine, est revenu il y a une dizaine d’années sur cette notion, en soulignant qu’il ne fallait pas l’utiliser mécaniquement, comme le font les médias occidentaux pour éclairer leurs auditeurs sur la crise ukrainienne actuelle. Cette dualité ukrainienne n’est pas à proprement parler territoriale. Il s’agit plutôt d’une dualité qui traverse la conscience de chaque Ukrainien et de chaque région de l’espace ukrainien. De plus, les deux Ukraine ne peuvent pas être réduites à des minorités qui peuvent se considérer comme représentatives de la majorité des Ukrainiens. Il existe donc une troisième Ukraine, qui rassemble une troisième minorité : celle de ceux qui ne se retrouvent pas dans l’une ou l’autre des deux minorités organisées, mais tentent de concilier cette dualité dans leur conscience et dans leurs choix publics5. Cette ambigüité et cette irrésolution chez de nombreux Ukrainiens favorisent l’ambivalence et, par voie de conséquence, l’opposition entre les deux minorités organisées.
Au lieu d’essayer de dépasser l’éclatement et l’ambigüité identitaires qui caractérisent la société civile ukrainienne, l’oligarchie économico-politique les a cultivés et utilisés afin de préserver un pouvoir qui serait immanquablement menacé par une réelle maturation sociale. Cette oligarchie, issue de la nomenklatura soviétique, a été définie comme une « élite créole » qui, tout en préservant ses liens économiques et politiques avec l’oligarchie russe, veut conserver une réelle autonomie afi n de sauvegarder ses prérogatives. Cette oligarchie n’a jamais joué un rôle vraiment national, mais a continué à mener des politiques qui se sont inscrites dans la tradition semi-coloniale soviétique.
Poutine essaie de « yougoslaviser » l’Ukraine
On est sorti de cette ambigüité et on a assisté à une évolution très dangereuse en raison de la décision de Vladimir Poutine de réagir via une stratégie de « yougoslavisation » de l’Ukraine à la suite de l’échec résultant du choix de Ianoukovitch en tant que détenteur du pouvoir ukrainien, un homme qui n’avait aucune qualité intellectuelle et morale pour accomplir cette tâche et qui a contribué à bâtir le régime le plus corrompu d’Europe, classé 144e sur 177e dans le monde, selon Transparency International en 2013, en étouffant la société et en recourant à une corruption massive et ubiquitaire au point même de rompre les liens de solidarité avec de nombreux autres oligarques.
En invoquant les « menaces » que le nouveau régime installé à Kiev depuis la fuite de Ianoukovitch ferait peser sur la langue et l’identité russes, Vladimir Poutine et ses émissaires ont d’abord annexé la Crimée via l’organisation d’un plébiscite sous un régime d’occupation militaire dont le résultat aurait donné — selon les organisateurs — une majorité énorme aux sécessionnistes de Crimée ; en réalité l’illégitimité de ce référendum a été reconnue par l’ONU (seulement 11 pays sur 193 ont voté contre la résolution qui condamnait le référendum), tout comme la véracité extrêmement douteuse de ses résultats ; enfin, l’introduction de la législation russe qui ne prévoit pas de régime de protection de la langue ukrainienne et l’existence d’établissements scolaires ukrainiens, a déjà provoqué la fermeture de lycées ukrainiens et banni le tatar et l’ukrainien du Parlement de Crimée.
Rappelons que la Crimée était la seule région d’Ukraine qui jouissait du statut de République autonome et que lors du référendum de décembre 1991 sur l’indépendance de l’Ukraine, la majorité des Criméens (54 %) se prononcèrent pour le « oui » ; en 1993, des velléités sécessionnistes restèrent sans suite en raison du faible soutien de la Russie (qui était confrontée à des revendications sécessionnistes intérieures, dans le Caucase en particulier), d’un manque de soutien populaire et de la dépendance économique et en termes d’infrastructures de la Crimée à l’égard de l’Ukraine. Autant d’éléments qui démontrent à suffisance le caractère artifi ciel ou, au moins, induit du sécessionnisme criméen d’aujourd’hui, qui n’est en réalité rien d’autre qu’une opération d’annexion militaire menée par la Russie.
Après la prise de la Crimée, Poutine a lancé une « sale guerre » dans l’est de l’Ukraine en prétextant l’existence d’une forte minorité russe, menacée par les Ukrainiens et prête à se réunir à la mère patrie russe. La « sale guerre » recourt aussi au repêchage, dans les plis de l’histoire, des doctrines an-ti-ukrainiennes élaborées par des intellectuels nationalistes russes de la deuxième moitié du XIXe siècle, comme Katkov qui avait parlé de l’ukrainisme comme d’un « complot polonais ». Ces doctrines ont été reprises en 1990 par Soljenitsyne pour qui « tous les discours sur l’existence d’un peuple ukrainien avec sa propre langue, différente de la langue russe, ne sont que des mensonges récemment inventés ». Le projet — Poutine l’a fait comprendre au cours de l’une de ses interviews télévisées —, est bel et bien de dépecer l’Ukraine, en rattachant à la Russie toute la « Novorossia », d’Odessa jusqu’à Donetsk, en y ajoutant Kharkiv et Poltava si possible.
Il faut remarquer que, au contraire de ce qu’on affirme dans la propagande poutinienne et qui est souvent repris par la presse européenne, la question linguistique et ethnique en Ukraine orientale n’est pas une question territoriale : il n’existe pas de régions qui ne sont peuplées que par des Russes ; il y a, par contre, des régions dans lesquelles il y a une majorité de russophones dans les grandes villes, mais une écrasante majorité d’ukrainophones dans les campagnes et les petites villes. Cette situation très imbriquée ne permet pas de résoudre les questions linguistiques ukrainiennes avec des solutions purement fédérales et encore moins avec l’« indépendance » de ces régions ou leur annexion par la Russie ; dans ce dernier cas, il faut savoir qu’il n’y a pas en Russie la protection des minorités que le Kremlin invoque pour les russophones d’Ukraine. Selon les données démographiques, il y a au moins 3 millions d’Ukrainiens dans la Fédération russe (vivant dans des régions ukrainophones et immigrés de longue date ou récemment), mais il n’existe pas d’établissements scolaires en ukrainien et seulement huit écoles russes donnent des cours facultatifs d’ukrainien.
La solution fédérale pose elle aussi des problèmes parce que les ukrainophones qui habitent dans les régions comptant de grandes villes russophones risqueraient d’être discriminés, à cause de la tendance des défenseurs de la russophonie à concevoir le statut du russe en tant que langue d’État comme une reconnaissance du primat absolu du russe. Le russe peut d’ailleurs jouir dans toute l’Ukraine centro-occidentale de la puissance liée à son passé de langue impériale ou soviétique. La suprématie officielle de l’ukrainie représenterait un cas typique de « discrimination positive », c’est-à-dire de mesures à moyen terme qui sont utilisées pour rétablir un équilibre social ou politique.
La « troisième » Ukraine est donc appelée par l’histoire à décider : soit elle s’allie avec l’une des deux parties, soit elle subit les évènements tels qu’ils seront décidés et orchestrés par Moscou. Un sondage conduit juste après l’annexion de la Crimée par le Pew Research Center, spécialisé dans l’analyse des opinions en Europe de l’Est, indique qu’il y a une nette majorité d’Ukrainiens (77 %), toutes régions confondues, qui est opposée à la division du pays ; la majorité en faveur de l’unité du pays atteint même 93 % à l’ouest et 70 % à l’est.
Où va l’Ukraine ?
La réaction russe a radicalement modifié la situation. La question est désormais celle de l’intégrité et de l’existence mêmes de l’État ukrainien. La Russie a choisi de se substituer aux acteurs ukrainiens et de jouer un rôle colonial et d’expansion directe. Déjà lors du sommet de l’Otan de Budapest en 2008, après la guerre en Géorgie, Vladimir Poutine avait — sans aucune gêne ou retenue — affirmé que l’Ukraine n’était pas un pays à proprement parler. L’annexion de la Crimée et le projet d’annexer également l’Ukraine orientale et méridionale (la Novorossia, la nouvelle Russie selon la terminologie impériale remise au gout du jour) sont emblématiques du dessein des dirigeants du Kremlin pour qui l’ordre de l’espace postsoviétique, voire l’ordre mondial, doit être ouvertement remis en cause.
Encore une fois, l’Ukraine risque de jouer le rôle de monnaie d’échange géopolitique entre les puissances mondiales. En 1918, à Versailles, les aspirations ukrainiennes ont été frustrées par les puissances victorieuses qui avaient d’autres projets continentaux. Quant à Holodomor, beaucoup de nations d’Europe et du monde en connaissaient l’existence, mais par facilité ont détourné la tête. De même, elles ont cédé à toutes les prétentions staliniennes concernant l’Ukraine occidentale, qui avait déjà été occupée en 1939 par Staline après le pacte germano-soviétique ; on a, enfin, déjà parlé de ce qui s’est passé au moment de l’élargissement de l’UE aux pays d’Europe centrale en 2004.
Il y a cependant cette fois-ci un engagement des Occidentaux (surtout des États-Unis à vrai dire) aux côtés de l’État ukrainien, ce qui n’était pas le cas lors de l’établissement des accords internationaux qui ont suivi les deux guerres mondiales.
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- G. Perri, « Le pluralisme religieux de l’Ukraine », Orela, Observatoire des religions et de la laïcité, www.o‑re-la.org, 8 avril 2013.
- Svoboda est le nom que le Parti social-nationaliste d’Ukraine a pris en 2004, quand Oleh Tyahnybok en a été élu président. Expression des opinions de droite et d’extrême droite galicien, Svoboda a obtenu un succès électoral notamment en 2012 (10 % des voix issues surtout d’Ukrainiens occidentaux insatisfaits par le cours politique pris par l’Ukraine après l’indépendance et la domination des pro-Russes de Ianoukovitch). Selon ses dires, Tyahnybok s’inspire davantage d’Israël ou du Japon, plutôt que de l’Union européenne, comme exemples d’États nationalistes, mais pas chauvins ou fascistes. Aux élections du 25 mai 2014 Tyahnybok a remporté 1,16 % des voix.
- Bien que Ianoukovitch ait obtenu 48,95 % des voix au deuxième tour contre 45,47 % pour Tymochenko, il a déserté le débat télévisé organisé avec elle avant le deuxième tour ; d’ailleurs, par rapport aux élections de 2004, plus de trois millions d’Ukrainiens ne se sont pas rendus aux urnes, ce qui a permis à Ianoukovitch d’être élu avec moins de suffrages que ceux remportés aux élections précédentes. Beaucoup d’Ukrainiens avaient entretemps déjà « voté avec les pieds », en émigrant à l’étranger. Le parti de Ioulia Tymochenko avait dénoncé des fraudes massives (pour l’OSCE, au contraire, le scrutin avait été correct)..
- M. Kundera, « The Tragedy of Central Europe », New York Review of Books, 26 avril 1984.
- M. Riabtchuk, « Ukraine : One State, Two Countries ? », Eurozine, 16 septembre 2002.