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Étrangers à La Mecque

Numéro 06/7 Juin-Juillet 2004 - Idées-société par Joëlle Kwaschin

juin 2004

Encore un peu et on se croi­rait à La Mecque ! Inter­lo­quée, la voya­geuse se retourne : vous dites ? Le gros type ava­chi qui vient de l’a­bor­der sur le quai de la gare répète. Et alors, rétorque-t-elle, ça vous dérange ? Inca­pable de dire oui, il s’éloigne. Elle n’est guère contente de sa réponse ; plus tard, quand on a le […]

Encore un peu et on se croi­rait à La Mecque ! Inter­lo­quée, la voya­geuse se retourne : vous dites ? Le gros type ava­chi qui vient de l’a­bor­der sur le quai de la gare répète. Et alors, rétorque-t-elle, ça vous dérange ? Inca­pable de dire oui, il s’éloigne.

Elle n’est guère contente de sa réponse ; plus tard, quand on a le temps de peau­fi- ner sa réplique, l’ins­pi­ra­tion est de meilleure veine. Il fau­drait son­ger à pré­pa­rer une liste de ripostes types aux affir­ma­tions de la bêtise ordinaire.

Pour­quoi n’a-t-elle pas répon­du que ces trois immi­grés (au diable la langue de bois du poli­ti­que­ment cor­rect, d’o­ri­gine immi­grée, de non-Belges, mais ils sont sans doute aus­si natio­naux que lui, d’al­loch­tones, de musul­mans…) étaient peu­têtre des tou­ristes ? Sur­ement pas. Quoi­qu’ils étaient si bien habillés, sur leur trente-et-un pour ain­si dire.

Trois per­sonnes, donc, et trois géné­ra­tions. Une grand-mère toute ridée, son fils et sa petite fille sur le quai d’une gare de pro­vince. Si trois suf­fisent à faire un monde, on se demande pour­quoi on voyage. Quel besoin d’al­ler à La Mecque au prix de contrôles absurdes et inutiles qui ont ôté beau­coup de charme aux voyages.

Trois per­sonnes, donc, au soleil qui fait res­sor­tir le blanc et le jaune de leurs tenues. Ce ne sont pas des tou­ristes : leurs vête­ments sont trop bien repas­sés pour sor­tir de la valise. La vieille dame porte un long man­teau jaune pâle. Sa petite- fille, une longue tunique blanche sur un pan­ta­lon noir. Lui, un man­teau de coton blanc, qui lui tombe sur les chaus­sures. Pas de bas­kets, ni de trai­ning, ni de cas­quette de base-ball, mais un petit cha­peau blanc bro­dé ton sur ton qui res­semble à ce qu’on appe­lait autre­fois un bob auquel on aurait enle­vé les revers. Ils ont sans aucun doute un mot dans leur langue pour dési­gner cha­peau et man­teau (d’ailleurs, ils ont des mots pour tout). Le fou­lard blanc imma­cu­lé des femmes est très cou­vrant, son tom­bant est par­fait. Ah ! le fou­lard, évi­dem­ment. Il fait un peu fris­quet, il n’y a pas encore de rai­sons de les plaindre d’être embal­lées dans un bout de tis­su. La grand-mère a un tatouage sur le men­ton : d’où est-elle originaire ?

Cette petite dis­cus­sion entre soi et soi que l’on tient pour meu­bler l’at­tente quand on est seul et que le temps de retrou­ver la page de son livre, le train arrive, est bru­ta­le­ment inter­rom­pue. Encore un peu, on se croi­rait à La Mecque. Pour­quoi ne lui a‑t-elle pas ren­voyé que ces gens magni­fi­que­ment vêtus, qui pour­raient illus­trer un livre pour tou­ristes (« Trois géné­ra­tions d’in­di­gène en cos­tume tra­di­tion­nel ») nous hono­raient. Ils nous hono­raient de la même manière que ce jeune homme qui met­tait, pour l’exa­men, une cra­vate, la seule sans doute de sa garde-robe, par res­pect et pour hono­rer un vieux pro­fes­seur dont la qua­li­té d’at­ten­tion à l’é­gard de ses étu­diants atti­rait sur lui une affec­tion qu’il ne conve­nait pas d’exprimer.

Ils étaient dans notre espace public, le leur et le nôtre, et ils s’é­taient habillés pour y entrer. Pour­quoi n’a­vait-elle pas répon­du à ce gros type, mal fago­té, que ces gens étaient beaux, qu’ils réjouis­saient le regard ? Qu’ils étaient beaux. Beaux et dignes.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie