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Étrangers à La Mecque
Encore un peu et on se croirait à La Mecque ! Interloquée, la voyageuse se retourne : vous dites ? Le gros type avachi qui vient de l’aborder sur le quai de la gare répète. Et alors, rétorque-t-elle, ça vous dérange ? Incapable de dire oui, il s’éloigne. Elle n’est guère contente de sa réponse ; plus tard, quand on a le […]
Encore un peu et on se croirait à La Mecque ! Interloquée, la voyageuse se retourne : vous dites ? Le gros type avachi qui vient de l’aborder sur le quai de la gare répète. Et alors, rétorque-t-elle, ça vous dérange ? Incapable de dire oui, il s’éloigne.
Elle n’est guère contente de sa réponse ; plus tard, quand on a le temps de peaufi- ner sa réplique, l’inspiration est de meilleure veine. Il faudrait songer à préparer une liste de ripostes types aux affirmations de la bêtise ordinaire.
Pourquoi n’a-t-elle pas répondu que ces trois immigrés (au diable la langue de bois du politiquement correct, d’origine immigrée, de non-Belges, mais ils sont sans doute aussi nationaux que lui, d’allochtones, de musulmans…) étaient peutêtre des touristes ? Surement pas. Quoiqu’ils étaient si bien habillés, sur leur trente-et-un pour ainsi dire.
Trois personnes, donc, et trois générations. Une grand-mère toute ridée, son fils et sa petite fille sur le quai d’une gare de province. Si trois suffisent à faire un monde, on se demande pourquoi on voyage. Quel besoin d’aller à La Mecque au prix de contrôles absurdes et inutiles qui ont ôté beaucoup de charme aux voyages.
Trois personnes, donc, au soleil qui fait ressortir le blanc et le jaune de leurs tenues. Ce ne sont pas des touristes : leurs vêtements sont trop bien repassés pour sortir de la valise. La vieille dame porte un long manteau jaune pâle. Sa petite- fille, une longue tunique blanche sur un pantalon noir. Lui, un manteau de coton blanc, qui lui tombe sur les chaussures. Pas de baskets, ni de training, ni de casquette de base-ball, mais un petit chapeau blanc brodé ton sur ton qui ressemble à ce qu’on appelait autrefois un bob auquel on aurait enlevé les revers. Ils ont sans aucun doute un mot dans leur langue pour désigner chapeau et manteau (d’ailleurs, ils ont des mots pour tout). Le foulard blanc immaculé des femmes est très couvrant, son tombant est parfait. Ah ! le foulard, évidemment. Il fait un peu frisquet, il n’y a pas encore de raisons de les plaindre d’être emballées dans un bout de tissu. La grand-mère a un tatouage sur le menton : d’où est-elle originaire ?
Cette petite discussion entre soi et soi que l’on tient pour meubler l’attente quand on est seul et que le temps de retrouver la page de son livre, le train arrive, est brutalement interrompue. Encore un peu, on se croirait à La Mecque. Pourquoi ne lui a‑t-elle pas renvoyé que ces gens magnifiquement vêtus, qui pourraient illustrer un livre pour touristes (« Trois générations d’indigène en costume traditionnel ») nous honoraient. Ils nous honoraient de la même manière que ce jeune homme qui mettait, pour l’examen, une cravate, la seule sans doute de sa garde-robe, par respect et pour honorer un vieux professeur dont la qualité d’attention à l’égard de ses étudiants attirait sur lui une affection qu’il ne convenait pas d’exprimer.
Ils étaient dans notre espace public, le leur et le nôtre, et ils s’étaient habillés pour y entrer. Pourquoi n’avait-elle pas répondu à ce gros type, mal fagoté, que ces gens étaient beaux, qu’ils réjouissaient le regard ? Qu’ils étaient beaux. Beaux et dignes.