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États-Unis-BP. La loi sur le climat dans le noir

Numéro 9 Septembre 2010 par Cheyenne Krishan

septembre 2010

« Je suis pris de ter­ribles maux de tête […] en res­pi­rant cet affreux nuage de fumée jaune qui se dégage de l’eau une fois qu’on a envoyé la sauce dans le trou et fait remon­ter les carpes ventre à l’air, à la sur­face, sans jamais s’en sou­cier ni se poser de ques­tion, comme si tout ça était naturel, […]

« Je suis pris de ter­ribles maux de tête […] en res­pi­rant cet affreux nuage de fumée jaune qui se dégage de l’eau une fois qu’on a envoyé la sauce dans le trou et fait remon­ter les carpes ventre à l’air, à la sur­face, sans jamais s’en sou­cier ni se poser de ques­tion, comme si tout ça était natu­rel, comme si ça fai­sait par­tie de notre vieille guerre contre la terre et ce qu’il pour­rait y avoir là des­sous. » C’est en ces termes que s’exprime le nar­ra­teur des Hommes de l’eau, la nou­velle de l’auteur loui­sia­nais James Lee Burke, qui tra­vaille sur une pla­te­forme pétro­lière dans le golfe du Mexique où la fuite d’un puits exploi­té par le géant pétro­lier BP a cau­sé la plus grande marée noire de l’histoire des États-Unis.

Le 20 avril der­nier, une sou­daine mon­tée de gaz le long de la pla­te­forme mon­tante du Deep­wa­ter Hori­zon pro­voque une gigan­tesque explo­sion tuant onze per­sonnes. La pla­te­forme pétro­lière sombre dans le golfe du Mexique à sep­tante kilo­mètres des côtes de la Loui­siane et, pen­dant trois mois, la tête de puits endom­ma­gée à quinze-cents mètres de pro­fon­deur libère plus de trois-cents mil­lions de litres de pétrole dans l’océan. L’ampleur de la fuite, le fait qu’elle ait lieu en pleine mer et à une pro­fon­deur où aucune inter­ven­tion humaine n’est pos­sible et non pas près de la côte et en sur­face comme ce fut le cas pour les pré­cé­dents acci­dents pétro­liers de grande enver­gure, rend ses consé­quences dif­fi­ciles à jau­ger. « C’est une expé­rience géante, on n’a jamais dû aller si pro­fond, jamais dans le golfe et jamais avec cette quan­ti­té de pro­duits dis­per­sants », dit Roger Helm, chef de l’équipe scien­ti­fique char­gé par le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain d’enquêter sur la catas­trophe. Les dis­per­sants chi­miques dont il parle sont ceux que BP répand à quinze-cents mètres de pro­fon­deur afin de frag­men­ter la nappe de pétrole à la sor­tie du puits. Ils n’ont jamais été uti­li­sés en si grande quan­ti­té dans l’espace péla­gique et on les soup­çonne d’avoir des effets néfastes sur la faune et la flore marines. « C’est comme ajou­ter la peste au cho­lé­ra », dit Rick Stei­ner, spé­cia­liste en pro­tec­tion marine, qui a enquê­té sur le nau­frage de l’Exxon Valdez.

Après plu­sieurs ten­ta­tives, BP par­vient, le 15 juillet, à poser un dôme pré­caire qui met fin à la fuite en atten­dant l’achèvement du puits de secours qui col­ma­te­rait l’ouverture de manière défi­ni­tive. Le 5 aout, le puits endom­ma­gé était défi­ni­ti­ve­ment scel­lé par l’injection de ciment.

Cette catas­trophe sans pré­cé­dent a eu lieu en même temps que se dis­cu­tait au Sénat une pro­po­si­tion de loi, la Clean Ener­gy Jobs and Ame­ri­can Power Act, limi­tant l’émission des gaz à effet de serre et intro­dui­sant un mar­ché d’émissions concer­nant le sec­teur élec­trique. Le texte, déjà approu­vé par la Chambre des repré­sen­tants, devait encore pas­ser l’étape séna­to­riale. On avait pen­sé que la marée noire allait peut-être faci­li­ter son enté­ri­ne­ment et la recon­nais­sance qu’il était temps pour les Amé­ri­cains d’investir leur énorme capa­ci­té éco­no­mique et tech­no­lo­gique dans les éner­gies renou­ve­lables. Le pré­sident Oba­ma avait annon­cé après l’accident : « Je pas­se­rai le reste de ma pré­si­dence à essayer d’orienter les États-Unis vers une nou­velle façon de faire des affaires en matière d’énergie. » Mais le 22 juillet der­nier, le chef de file démo­crate au Sénat Har­ry Reid retire l’American Power Act de l’agenda du Sénat faute de sou­tien ; il semble que cette volon­té de chan­ger de cours soit res­tée engluée dans la marée noire du golfe du Mexique.

La désinvolture de BP

Les inves­ti­ga­tions menées pour déter­mi­ner les causes exactes de la catas­trophe pétro­lière sont en cours. Le pré­sident Oba­ma a nom­mé une com­mis­sion natio­nale char­gée d’enquêter sur le désastre. Ses conclu­sions vont déter­mi­ner les mesures à prendre pour évi­ter qu’un scé­na­rio simi­laire ne se repro­duise et pour atté­nuer l’impact sur l’environnement des forages pétro­liers en mer. Ce que ces recherches révèlent pour l’instant, c’est l’attitude désin­volte de BP et des autres géants pétro­liers en col­lu­sion avec les auto­ri­tés régu­la­trices amé­ri­caines pres­sées elles aus­si de mettre la main à la pâte. Les plans de réac­tions en cas d’accident remis par cinq com­pa­gnies pétro­lières (BP, Exxon, Shell Oil, Cono­co Phil­lips et Che­vron) à la Mine­ral Mana­ge­ment Ser­vices, l’agence fédé­rale amé­ri­caine char­gée de règle­men­ter et de dis­tri­buer les per­mis de forage dans le golfe du Mexique, seraient cocasses s’ils n’avaient pas des consé­quences si tra­giques. « Lorsque vous regar­dez les détails, il devient évident que ces plans ne sont qu’un exer­cice bureau­cra­tique », sou­ligne Hen­ri Wax­man, le pré­sident du comi­té d’énergie et du com­merce, lors de l’audition des cadres des géants pétro­liers au Congrès au mois de juin. Les dos­siers tous écrits par la même socié­té texane font réfé­rence à une faune qui a dis­pa­ru du golfe il y a trois mille ans, trois par­mi les cinq plans dési­gnent Peter Lutz, un scien­ti­fique mort en 2005, comme contact à appe­ler en cas de pro­blème et cer­taines com­pa­gnies feraient appel à une flotte de bateaux qui se trouve à plus de cinq-cents kilo­mètres du lieu de la catas­trophe pour répondre à une urgence.

Pour les États qui longent le golfe du Mexique, il s’agit d’attendre et de voir. « Il y a assez de pétrole pour atteindre la côte, la vraie ques­tion c’est quand et où », dit l’amiral Thad Allen, com­man­dant des garde-côtes amé­ri­cains. Les zones humides de la Loui­siane sont les plus vul­né­rables, on peut racler le brut qui vient s’échouer sur une plage, mais une fois qu’il pénètre le déli­cat uni­vers sym­bio­tique des maré­cages, c’est fini. Bien avant la marée noire, ces zones humides étaient mena­cées. Les petites iles le long de la côte, qui pro­tègent le lit­to­ral des oura­gans, ont été dra­guées et entas­sées sur des cha­lands pour ser­vir de par­kings en bitume. Les com­pa­gnies pétro­lières ont creu­sé seize-mille kilo­mètres de canaux à tra­vers les zones humides de la Loui­siane, et l’intrusion saline empoi­sonne les maré­cages d’eau douce. Les bar­rages le long du Mis­sis­sip­pi et du Mis­sou­ri dont il est tri­bu­taire retiennent des tonnes de sédi­ments qui ne s’échouent plus le long de la côte où ils sont le plus néces­saires. La Loui­siane perd ses maré­cages fer­tiles à un rythme de soixante-quatre kilo­mètres car­rés par an. Avec la sai­son des oura­gans qui approche et dès la pre­mière mon­tée des eaux, le pétrole du golfe risque de s’introduire dans les maré­cages par la voie des canaux : la végé­ta­tion qui tient la terre ensemble et les larves des innom­brables espèces qui s’y repro­duisent ne résis­te­ront pas.

Alors même que les enquêtes sont en cours, cer­taines mesures ont été prises pour faire face au pro­blème. Jusqu’à ce que la com­mis­sion natio­nale déter­mine les causes de la catas­trophe, le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain a décré­té un mora­toire sur le forage en eaux pro­fondes. Une audience a eu lieu devant le comi­té des res­sources natu­relles du Congrès pour pro­po­ser des amen­de­ments au Clear Act de 2009 qui fixait les com­pé­tences de la Mine­ral Mana­ge­ment Ser­vices char­gée de super­vi­ser et d’approuver les demandes d’exploitations pétro­lières. La MMS per­ce­vait des royal­ties des com­pa­gnies pétro­lières et sera restruc­tu­rée afin de garan­tir son indé­pen­dance et d’éviter les conflits d’intérêts, elle rece­vra aus­si plus de moyens pour sur­veiller les forages et autres exploi­ta­tions éner­gé­tiques. Un Conseil natio­nal des océans a aus­si vu le jour. Il sera char­gé de super­vi­ser et d’orienter une poli­tique natio­nale des océans et des plans d’eau. L’objectif est d’avoir une enti­té qui, en inté­grant les dif­fé­rentes acti­vi­tés aqua­tiques, puisse gérer leur impact sur l’environnement.

Risques et profits

Ces dis­po­si­tions vont-elles suf­fire à évi­ter un nou­veau désastre ? L’Amérique est l’ogre pla­né­taire du pétrole, elle consomme 25% de la pro­duc­tion mon­diale et dis­pose elle-même de 3% des réserves pla­né­taires, sa consom­ma­tion aug­mente de 2% par an et les éner­gies fos­siles repré­sentent 84% de la part totale du sec­teur éner­gé­tique amé­ri­cain. Les États-Unis importent plus de la moi­tié de leur consom­ma­tion de pétrole, 66% selon la Ener­gy Infor­ma­tion Admi­nis­tra­tion, 30% pro­viennent de la pro­duc­tion off­shore dans le golfe et 25% de la pro­duc­tion off­shore a lieu en eaux pro­fondes. La concur­rence de géants éco­no­miques émer­gents comme la Chine et l’Inde risque de com­pli­quer l’approvisionnement en brut. Après un siècle de forage sur terre, l’Amérique res­semble à une pelote à épingles géante, l’avenir des réserves d’énergies fos­siles se trouve en eaux pro­fondes. Dans un sys­tème où le pro­fit est pri­va­ti­sé, mais où les risques pèsent essen­tiel­le­ment sur l’environnement et le public, les socié­tés pétro­lières sont encou­ra­gées à prendre des risques. Der­rière l’analyse qu’a faite BP avant de se lan­cer de manière désin­volte dans le forage de la plaque conti­nen­tale du golfe mexi­cain se des­sine l’analyse que, dans l’absolu, les risques pris excé­daient les gains, mais les risques pour BP n’excédaient pas les pro­fits pour BP. Cela doit chan­ger. Comme l’a sou­li­gné l’essayiste Nao­mi Klein, il faut appli­quer le prin­cipe de pré­cau­tion scien­ti­fique, « se dire que si une acti­vi­té com­porte des risques pour l’environnement ou pour la san­té humaine, nous devons pro­cé­der avec pru­dence comme si l’échec était pos­sible et même pro­bable1 ».

Paral­lè­le­ment, il faut se tour­ner vers des éner­gies renou­ve­lables, une poli­tique éner­gé­tique qui rédui­rait la demande de pétrole ferait plus pour pré­ve­nir de futures catas­trophes que des repré­sailles féroces et une bat­te­rie de règles. Une timide ten­ta­tive était en cours avant que l’American Power Act rédi­gé par deux séna­teurs démo­crates, John Ker­ry et Joseph Lie­ber­man, ne soit reti­ré. Le texte impo­sait une limite sur les gaz à effet de serre et atta­chait un prix au car­bone pro­duit par le sec­teur élec­trique. Afin de cour­ti­ser les répu­bli­cains et ras­sem­bler suf­fi­sam­ment de votes pour faire pas­ser le pro­jet de loi, une dis­po­si­tion pour ouvrir de nou­velles zones de forage pétro­lier en mer avait été incluse. Cette clause a été modi­fiée après la marée noire pour per­mettre aux États, s’ils le sou­hai­taient, d’interdire le forage au large de leurs côtes et, le cas échéant, de per­ce­voir 37% des reve­nus du pétrole qui jusqu’à pré­sent allaient direc­te­ment à la tré­so­re­rie. « Les par­ti­sans du forage avaient l’habitude de dire que rien ne s’était pas­sé dans le golfe ces trente à qua­rante der­nières années, main­te­nant tu ne peux plus dire cela et ça change l’équilibre », dit le séna­teur Reid. L’American Ener­gy Act a été reti­ré du Sénat le 22 juillet, les séna­teurs démo­crates per­sua­dés qu’il n’y aurait pas assez de voix pour le sou­te­nir. Et notre vieille guerre avec la terre continue.

  1. Nao­mi Klein, « A hole in the world », The Nation, 12 juillet 2010.

Cheyenne Krishan


Auteur

Cheyenne Krishan est journaliste/vidéaste freelance, spécialiste en questions de pêche industrielle et d’Afrique de l’Ouest. Elle a effectué des reportages pour des médias belges et internationaux. Elle a également été chargée de communications pour MSF au Niger et cofondatrice d’une entreprise de produits fermiers belges.