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État des droits de l’Homme en Belgique. Rapport 2014 – 2015

Numéro 2 - 2015 par David Morelli

mars 2015

« Nul ne sera l’objet d’immixtions arbi­traires dans sa vie pri­vée, sa famille, son domi­cile ou sa cor­res­pon­dance, ni d’atteintes à son hon­neur et à sa répu­ta­tion. Toute per­sonne a droit à la pro­tec­tion de la loi contre de telles immix­tions ou de telles atteintes. »

Article 12 de la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme

« Eve­ryone has their own num­ber in the sys­tem that we ope­rate under. We’re moving to a situa­tion where your lives exist as information »

Pet Shop Boys, Integral

Dossier

Les gouts et les cou­leurs sont affaires per­son­nelles et ne se dis­cutent pas. Mais à l’ère de l’information et du web 2.0, ils s’exposent, cir­culent, se valo­risent et s’échangent, par­fois « à l’insu de notre plein gré », contre rému­né­ra­tion. Des petits bouts de nous, de ce que nous aimons, de ce que nous disons, des endroits où nous nous ren­dons, des biens que nous ache­tons, sont dis­per­sés, sur la toile, dans nos cartes de fidé­li­té, dans les banques de don­nées des socié­tés de mar­ke­ting ou dans les enre­gis­tre­ments des camé­ras de vidéo­sur­veillance. Au risque d’une perte de soi.

Si ces don­nées ont déjà une valeur infor­ma­tion­nelle et com­mer­ciale intrin­sèque, l’enjeu fon­da­men­tal, fon­da­teur d’un véri­table pou­voir pour les auto­ri­tés et d’un avan­tage concur­ren­tiel pour les entre­prises, est de pou­voir col­lec­ter, ras­sem­bler, croi­ser et agré­ger ces infor­ma­tions afin de pou­voir recréer, en dehors de nous, un double infor­ma­tion­nel, une image poin­tilliste de ce que nous sommes et de ce que nous pou­vons poten­tiel­le­ment deve­nir. Cet ava­tar vir­tuel est-il fidèle à qui nous sommes ? Dif­fi­cile de le savoir : il fau­drait avoir accès à ceux qui ont construit cette ver­sion syn­thé­tique de notre per­son­na­li­té afin de pou­voir la cor­ro­bo­rer ou, à contra­rio, la modi­fier ou la faire disparaitre.

Cet état de fait est-il com­pa­tible avec ce droit fon­da­men­tal que consti­tue la vie pri­vée ? Sous cou­vert d’une socié­té de l’information qui se pré­sente comme ouverte et trans­pa­rente, n’assiste-t-on pas, en réa­li­té, à la mise en place d’une socié­té de la sur­veillance dont la ver­tu de trans­pa­rence serait l’apanage des citoyens ?

Le 11 sep­tembre 2001 a sans doute consti­tué un tour­nant majeur dans le rap­port que l’État entre­tient avec la vie pri­vée de ses citoyens. À la fois sou­tien et moteur de la socié­té de l’information, le déve­lop­pe­ment des tech­no­lo­gies de l’information a per­mis, sous pré­texte d’une lutte légi­time contre le ter­ro­risme, de mul­ti­plier la col­lecte et le croi­se­ment d’informations, les contrôles, les fichages, les tra­çages et d’accélérer, tout en la fon­dant, la mise en place lar­vée d’une socié­té de contrôle et de la sécu­ri­té. Avec, comme consé­quence, la mise en concur­rence de deux liber­tés fon­da­men­tales — vie pri­vée ver­sus sécu­ri­té — et des atteintes de plus en plus nom­breuses à la confi­den­tia­li­té, à l’anonymat.

Pour­tant, le droit au res­pect de la vie pri­vée est garan­ti dans de nom­breux trai­tés, conven­tions et pactes inter­na­tio­naux, ain­si que dans les lois ou consti­tu­tions natio­nales qui l’ont inté­gré afin d’interdire toute ten­ta­tion de l’État de s’immiscer de manière abu­sive dans la sphère pri­vée du citoyen. Il ne peut y être por­té atteinte que dans le cadre d’une mesure pro­por­tion­née et « néces­saire à la sécu­ri­té natio­nale, à la sureté publique, au bien-être éco­no­mique du pays, à la défense de l’ordre et à la pré­ven­tion des infrac­tions pénales, à la pro­tec­tion de la san­té ou de la morale, ou à la pro­tec­tion des droits et liber­tés d’autrui ».

Depuis plu­sieurs années, les cas de vio­la­tion de ce droit se mul­ti­plient de manière alar­mante. Mais elles ne sont pas le fait exclu­sif de l’État : les entre­prises, les médias… et les citoyens eux-mêmes par­ti­cipent à la fra­gi­li­sa­tion de ce droit fondamental.

L’État tout d’abord : sous cou­vert de luttes, à prio­ri légi­times, contre la cri­mi­na­li­té, le ter­ro­risme ou le radi­ca­lisme, les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs mul­ti­plient les lois liber­ti­cides. Méthodes par­ti­cu­lières d’enquête, lois impo­sant le fichage géné­ra­li­sé, ins­crip­tion et mise en réseau d’informations pri­vées sur la puce de la carte d’identité, ins­tal­la­tion mas­sive de camé­ras de vidéo-sur­veillance… Afin de ren­for­cer la sécu­ri­té, l’État met en péril la vie pri­vée des citoyens et par­ti­cipe de manière insi­dieuse — et peut-être pas for­tuite — à la péren­ni­sa­tion d’un sen­ti­ment d’insécurité per­ma­nent. « Si tu n’as rien à cacher, pour­quoi avoir peur d’être écou­té ? » Réa­li­sant l’assertion mena­çante de Big Bro­ther dans le roman vision­naire de Georges Orwell 1984, l’État inverse la logique de la pré­somp­tion d’innocence en consi­dé­rant chaque citoyen comme un cou­pable poten­tiel… pour mieux le pro­té­ger. « Si tu es un État démo­cra­tique, pour­quoi avoir peur de ne pas connaitre notre inti­mi­té », a‑t-on envie de lui rétorquer…

Si la lutte contre le ter­ro­risme consti­tue l’argument mas­sue pour jus­ti­fier les mesures por­tant atteinte à la vie pri­vée, la crise éco­no­mique et la poli­tique de culpa­bi­li­sa­tion des popu­la­tions pré­caires (chô­meurs, allo­ca­taires sociaux…) qu’elle entraine faci­litent la mise en place de mesures de contrôle social : per­qui­si­tions chez les allo­ca­taires, exi­gences faus­se­ment contrac­tuelles déme­su­rées, véri­fi­ca­tion des comp­teurs de gaz et d’électricité. Il s’agit en fin de compte d’empêcher le citoyen de se révol­ter face à l’impuissance décla­rée du pou­voir de pro­cu­rer à la popu­la­tion les condi­tions de l’effectivité de sa digni­té. Ce contrôle social s’attaque éga­le­ment aux sources de la contes­ta­tion. Tous les pré­textes avan­cés pour jus­ti­fier une atteinte au res­pect de la vie pri­vée doivent être relus à tra­vers le prisme de cette ques­tion de la légi­ti­mi­té du contrôle et de l’abus de pou­voir. « La ques­tion de la vie pri­vée est poli­tique : il n’y a pas de liber­tés sans vie pri­vée. La pro­tec­tion de la vie pri­vée passe éga­le­ment par la pré­ser­va­tion du droit de s’opposer à une autre forme de socié­té1 ».

Pour les entre­prises, le déve­lop­pe­ment du web par­ti­ci­pa­tif, des applis pour smart­phones, de la publi­ci­té com­por­te­men­tale et des outils intel­li­gents connec­tés consti­tuent un véri­table Eldo­ra­do infor­ma­tion­nel sur les consom­ma­teurs. Les cartes de fidé­li­té incitent les clients, en échange de magni­fiques assiettes en céra­mique, à céder leurs don­nées et à décla­rer leurs achats. L’utilisation d’une appli­ca­tion « Lampe de poche » exige pour être ins­tal­lée l’accès à l’ensemble des contacts de l’utilisateur. Votre e‑frigo passe auto­ma­ti­que­ment la com­mande des den­rées man­quantes. Sans par­ler de Face­book, livre volon­tai­re­ment ouvert sur votre per­son­na­li­té et où vos goûts sont scru­tés via vos « like » par les socié­tés de mar­ke­ting (et la NSA, par ailleurs…). Si l’Union euro­péenne tente d’améliorer la pro­tec­tion des don­nées per­son­nelles des citoyens (droit à l’oubli, pri­va­cy by desi­gn…), elle déve­loppe paral­lè­le­ment des ins­tru­ments de sur­veillance et d’échange des don­nées à l’usage des ser­vices de ren­sei­gne­ment et de la police qui mettent en péril cette vie pri­vée. Une ambigüi­té qui appelle à la vigi­lance et impose une ques­tion : les citoyens doivent-ils accep­ter la vio­la­tion de leur vie pri­vée pour être mieux protégés ?

Les médias par­ti­cipent éga­le­ment à cette fra­gi­li­sa­tion de l’intime. Une cer­taine presse, peu scru­pu­leuse d’éthique, rend par­ti­cu­liè­re­ment poreuse la fron­tière entre la vie pri­vée et la vie publique des hommes poli­tiques avec le risque de dis­cré­di­ter la fonc­tion, de per­mettre aux dis­cours popu­listes de don­ner de la voix et à la démo­cra­tie de perdre la sienne. Sans par­ler de la télé­réa­li­té met­tant en scène de manière peu relui­sante les vies de citoyens ordi­naires en prime time. Avec, à l’horizon, un estom­pe­ment de la norme en matière de digni­té humaine et une nor­ma­li­sa­tion du voyeu­risme et de l’exhibitionnisme comme ins­tru­ment de divertissement.

Enfin, sti­mu­lés par les extra­or­di­naires per­for­mances d’une tech­no­lo­gie omni­pré­sente dans les objets du quo­ti­dien et en par­ti­cu­lier les smart­phones, les uti­li­sa­teurs oublient par­fois que cette tech­no­lo­gie, sou­vent pré­sen­tée comme gra­tuite, a un cout caché. Celui de leurs don­nées per­son­nelles d’une valeur ines­ti­mable pour les socié­tés de marketing.

La vie pri­vée, ce « droit d’être lais­sé seul », n’est pas un droit abso­lu. Elle peut être vio­lée pour des rai­sons légi­times de sécu­ri­té ou encore pour dénon­cer des vio­lences intra­fa­mi­liales. Non­obs­tant ces excep­tions, elle consti­tue une valeur fon­da­men­tale car­di­nale d’autant plus impor­tante que l’effectivité d’autres droits, comme la liber­té d’expression, d’opinion, de cir­cu­la­tion ou de mani­fes­ta­tion sont dépen­dantes du res­pect de ce droit à la vie pri­vée. Comme le disait Ben­ja­min Frank­lin, « Un peuple prêt à sacri­fier un peu de liber­té pour un peu de sécu­ri­té ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux ».

  1. Sou­riez, vous êtes fichés. Big Bro­ther en Europe, Raph Jes­pers, Cou­leurs Livres, 2013.

David Morelli


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