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État des droits de l’Homme en Belgique. Rapport 2014 – 2015
« Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. »
Article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme
« Everyone has their own number in the system that we operate under. We’re moving to a situation where your lives exist as information »
Pet Shop Boys, Integral
Les gouts et les couleurs sont affaires personnelles et ne se discutent pas. Mais à l’ère de l’information et du web 2.0, ils s’exposent, circulent, se valorisent et s’échangent, parfois « à l’insu de notre plein gré », contre rémunération. Des petits bouts de nous, de ce que nous aimons, de ce que nous disons, des endroits où nous nous rendons, des biens que nous achetons, sont dispersés, sur la toile, dans nos cartes de fidélité, dans les banques de données des sociétés de marketing ou dans les enregistrements des caméras de vidéosurveillance. Au risque d’une perte de soi.
Si ces données ont déjà une valeur informationnelle et commerciale intrinsèque, l’enjeu fondamental, fondateur d’un véritable pouvoir pour les autorités et d’un avantage concurrentiel pour les entreprises, est de pouvoir collecter, rassembler, croiser et agréger ces informations afin de pouvoir recréer, en dehors de nous, un double informationnel, une image pointilliste de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons potentiellement devenir. Cet avatar virtuel est-il fidèle à qui nous sommes ? Difficile de le savoir : il faudrait avoir accès à ceux qui ont construit cette version synthétique de notre personnalité afin de pouvoir la corroborer ou, à contrario, la modifier ou la faire disparaitre.
Cet état de fait est-il compatible avec ce droit fondamental que constitue la vie privée ? Sous couvert d’une société de l’information qui se présente comme ouverte et transparente, n’assiste-t-on pas, en réalité, à la mise en place d’une société de la surveillance dont la vertu de transparence serait l’apanage des citoyens ?
Le 11 septembre 2001 a sans doute constitué un tournant majeur dans le rapport que l’État entretient avec la vie privée de ses citoyens. À la fois soutien et moteur de la société de l’information, le développement des technologies de l’information a permis, sous prétexte d’une lutte légitime contre le terrorisme, de multiplier la collecte et le croisement d’informations, les contrôles, les fichages, les traçages et d’accélérer, tout en la fondant, la mise en place larvée d’une société de contrôle et de la sécurité. Avec, comme conséquence, la mise en concurrence de deux libertés fondamentales — vie privée versus sécurité — et des atteintes de plus en plus nombreuses à la confidentialité, à l’anonymat.
Pourtant, le droit au respect de la vie privée est garanti dans de nombreux traités, conventions et pactes internationaux, ainsi que dans les lois ou constitutions nationales qui l’ont intégré afin d’interdire toute tentation de l’État de s’immiscer de manière abusive dans la sphère privée du citoyen. Il ne peut y être porté atteinte que dans le cadre d’une mesure proportionnée et « nécessaire à la sécurité nationale, à la sureté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
Depuis plusieurs années, les cas de violation de ce droit se multiplient de manière alarmante. Mais elles ne sont pas le fait exclusif de l’État : les entreprises, les médias… et les citoyens eux-mêmes participent à la fragilisation de ce droit fondamental.
L’État tout d’abord : sous couvert de luttes, à priori légitimes, contre la criminalité, le terrorisme ou le radicalisme, les gouvernements successifs multiplient les lois liberticides. Méthodes particulières d’enquête, lois imposant le fichage généralisé, inscription et mise en réseau d’informations privées sur la puce de la carte d’identité, installation massive de caméras de vidéo-surveillance… Afin de renforcer la sécurité, l’État met en péril la vie privée des citoyens et participe de manière insidieuse — et peut-être pas fortuite — à la pérennisation d’un sentiment d’insécurité permanent. « Si tu n’as rien à cacher, pourquoi avoir peur d’être écouté ? » Réalisant l’assertion menaçante de Big Brother dans le roman visionnaire de Georges Orwell 1984, l’État inverse la logique de la présomption d’innocence en considérant chaque citoyen comme un coupable potentiel… pour mieux le protéger. « Si tu es un État démocratique, pourquoi avoir peur de ne pas connaitre notre intimité », a‑t-on envie de lui rétorquer…
Si la lutte contre le terrorisme constitue l’argument massue pour justifier les mesures portant atteinte à la vie privée, la crise économique et la politique de culpabilisation des populations précaires (chômeurs, allocataires sociaux…) qu’elle entraine facilitent la mise en place de mesures de contrôle social : perquisitions chez les allocataires, exigences faussement contractuelles démesurées, vérification des compteurs de gaz et d’électricité. Il s’agit en fin de compte d’empêcher le citoyen de se révolter face à l’impuissance déclarée du pouvoir de procurer à la population les conditions de l’effectivité de sa dignité. Ce contrôle social s’attaque également aux sources de la contestation. Tous les prétextes avancés pour justifier une atteinte au respect de la vie privée doivent être relus à travers le prisme de cette question de la légitimité du contrôle et de l’abus de pouvoir. « La question de la vie privée est politique : il n’y a pas de libertés sans vie privée. La protection de la vie privée passe également par la préservation du droit de s’opposer à une autre forme de société1 ».
Pour les entreprises, le développement du web participatif, des applis pour smartphones, de la publicité comportementale et des outils intelligents connectés constituent un véritable Eldorado informationnel sur les consommateurs. Les cartes de fidélité incitent les clients, en échange de magnifiques assiettes en céramique, à céder leurs données et à déclarer leurs achats. L’utilisation d’une application « Lampe de poche » exige pour être installée l’accès à l’ensemble des contacts de l’utilisateur. Votre e‑frigo passe automatiquement la commande des denrées manquantes. Sans parler de Facebook, livre volontairement ouvert sur votre personnalité et où vos goûts sont scrutés via vos « like » par les sociétés de marketing (et la NSA, par ailleurs…). Si l’Union européenne tente d’améliorer la protection des données personnelles des citoyens (droit à l’oubli, privacy by design…), elle développe parallèlement des instruments de surveillance et d’échange des données à l’usage des services de renseignement et de la police qui mettent en péril cette vie privée. Une ambigüité qui appelle à la vigilance et impose une question : les citoyens doivent-ils accepter la violation de leur vie privée pour être mieux protégés ?
Les médias participent également à cette fragilisation de l’intime. Une certaine presse, peu scrupuleuse d’éthique, rend particulièrement poreuse la frontière entre la vie privée et la vie publique des hommes politiques avec le risque de discréditer la fonction, de permettre aux discours populistes de donner de la voix et à la démocratie de perdre la sienne. Sans parler de la téléréalité mettant en scène de manière peu reluisante les vies de citoyens ordinaires en prime time. Avec, à l’horizon, un estompement de la norme en matière de dignité humaine et une normalisation du voyeurisme et de l’exhibitionnisme comme instrument de divertissement.
Enfin, stimulés par les extraordinaires performances d’une technologie omniprésente dans les objets du quotidien et en particulier les smartphones, les utilisateurs oublient parfois que cette technologie, souvent présentée comme gratuite, a un cout caché. Celui de leurs données personnelles d’une valeur inestimable pour les sociétés de marketing.
La vie privée, ce « droit d’être laissé seul », n’est pas un droit absolu. Elle peut être violée pour des raisons légitimes de sécurité ou encore pour dénoncer des violences intrafamiliales. Nonobstant ces exceptions, elle constitue une valeur fondamentale cardinale d’autant plus importante que l’effectivité d’autres droits, comme la liberté d’expression, d’opinion, de circulation ou de manifestation sont dépendantes du respect de ce droit à la vie privée. Comme le disait Benjamin Franklin, « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux ».