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Et si on essayait un monde sans orthographe
Un monde sans orthographe serait-il un monde de liberté où le temps gagné à acquérir la maitrise de cette norme sociale pourrait être consacré à travailler d’autres compétences de la langue ? Le bonheur, donc. Sauf qu’une écriture phonétique poserait bien plus de problèmes qu’elle n’en résout tandis qu’une réforme modérée dans la foulée de celle de 1990 rendrait le système plus cohérent et plus accessible au citoyen.
L’orthographe est plus qu’une mauvaise habitude,
c’est une vanité (Raymond Queneau).
Un monde sans plus aucune norme orthographique, c’est ce que certains nous prédisent à plus ou moins court terme. D’ailleurs, il suffit de voir comment les jeunes écrivent, n’est-ce pas ?
Et si, loin de nous en affliger, nous nous en réjouissions ? Un monde sans orthographe, ce serait quoi ?
Un monde sans orthographe, ce serait un monde où l’on écrirait les mots comme on veut, comme on les entend et comme on les prononce.
Un monde sans orthographe, ce serait un monde où l’écriture serait libérée, parce que l’on n’aurait plus peur de faire des fautes (notez qu’on ne dit pas des erreurs d’orthographe, mais bien fautes d’orthographe — ah ! tout le poids de la faute…).
Un monde sans orthographe, ce serait un monde où l’on ne serait plus sanctionné parce que l’on ne maitrise pas les arcanes des règles de l’accord du participe passé, règles que personne ne connait parfaitement, pas même les plus lettrés1.
Un monde sans orthographe, ce serait un monde où l’on pourrait écrire séquenciel et démenciel comme séquence et démence, dixaine comme dix, cauchemard comme cauchemarder, parce que finalement, c’est plus cohérent, et donc plus malin, que séquentiel, démentiel, dizaine et cauchemar.
Un monde sans orthographe, ce serait un monde où la dictée ne serait plus l’épreuve reine de l’école et de l’apprentissage du français (écrit), et où l’on gagnerait du temps, beaucoup de temps, pour travailler d’autres compétences de la langue : apprendre à enchainer des idées, à travailler la cohérence textuelle, à argumenter, à comprendre finement le sens d’un texte, etc.
Un monde sans orthographe, ce serait un monde où les productions écrites seraient valorisées parce que les élèves ont du talent dans la maitrise de leur langue plutôt que la mémoire des exceptions.
Un monde sans orthographe, ce serait un monde où le demandeur d’emploi ne serait jamais disqualifié d’emblée pour un travail à cause d’un curriculum vitae dont l’orthographe est boiteuse, alors même que ce travail, bien souvent, ne nécessitera de toute façon aucune compétence en écriture. Ce serait donc un monde où un pâtissier qui écrit « proffesion de foi » sur une génoise ne serait pas licencié si la génoise est bonne (voir l’article du journal Le Parisien du 25 mai 2000).
Un monde sans orthographe, ce serait un monde où plus personne ne serait plus exclu, dévalorisé, moqué, raillé pour sa non-maitrise de la norme graphique.
Alors, un monde sans orthographe, ce serait donc le bonheur ?
Je t’aime, je te hais
Les francophones entretiennent un rapport mêlé d’amour et de haine avec l’orthographe de leur langue : si, d’un côté, ils la vénèrent et la sacralisent (les titres des livres L’orthographe, une passion française, Orthographe mon amour ou encore du magazine Les timbrés de l’orthographe en témoignent), de l’autre, ils lui reconnaissent une telle complexité qu’ils redoutent sans cesse d’être pris en faute et vivent leur rapport à l’écrit dans une insécurité permanente.
Étymologiquement, l’orthographe est, parmi toutes les façons d’écrire, la bonne façon d’écrire (orthos, « droit, correct » et graphein, « écrire »). C’est aussi, et surtout, un puissant outil de distinction sociale. C’est qu’il y a de la fierté à (bien) maitriser une orthographe aussi complexe que celle du français, faite de règles, mais surtout d’exceptions, et d’exceptions aux exceptions. Le capital symbolique est grand pour celui qui ne craint pas la faute. Et le pas est vite franchi qui associe intelligence et maitrise de la norme graphique, stupidité (ou à tout le moins fainéantise, manque de volonté, d’effort et d’application, voire désinvolture) et mauvaise orthographe.
Et à force d’être stigmatisé, le scripteur qui a peur de faire des fautes n’écrit plus, tout comme le locuteur dont on raille l’accent, la prononciation ou le mauvais emploi d’une préposition peut sombrer dans le mutisme. Cela s’appelle l’insécurité linguistique. Et elle fait des ravages (Francard et al., 1993).
La valorisation sociale de l’orthographe marche main dans la main avec l’idée qu’elle serait en crise. Le discours social sur la crise du français en général, et de l’orthographe en particulier, est le même depuis des décennies (Klinkenberg, 2015) et il se reproduit à l’identique à chaque génération, nous laissant nostalgiques d’un âge d’or où tout le monde écrivait sans faute. Cet âge d’or n’a, en fait, jamais existé. On connait tous quelqu’un dont « la grand-mère avait une orthographe irréprochable, alors qu’elle était très peu scolarisée ». Mais une grand-mère — qui n’écrivait sans doute que pour faire la liste de ses courses et envoyer quelques cartes de vœux — n’est pas une statistique : il suffit aujourd’hui de voir comment certaines grands-mères écrivent sur les réseaux sociaux pour se rendre compte qu’elles ne sont pas toutes logées à la même enseigne pour ce qui est de la maitrise l’orthographe…
En fait, contrairement à une idée reçue, au cours de l’histoire, le niveau en orthographe des élèves n’a fait que croitre. Ce n’est qu’à une date relativement récente que l’on a pu constater, de manière scientifique et non sur la base d’intuitions, une diminution du niveau de maitrise des élèves. Mais cette perte du savoir orthographique s’est faite au profit de l’acquisition d’autres compétences (Chervel, 2008 ; Chervel et Manesse, 1989 ; Manesse et Cogis 2007).
La difficulté du français écrit
C’est que l’orthographe, si elle est une question de concours, de compétitions et de plaisirs dans les arcanes des exceptions, est d’abord et avant tout, je l’ai dit, une question sociale. Et un moyen d’exclusion.
Dès son premier dictionnaire en 1694, l’Académie a fait le choix d’une écriture savante « qui distingue les gens de lettres d’avec les ignorants et les simples femmes ». Volontairement, on a paré les mots de lettres muettes, de y et de ph qui font le lien avec l’étymologie, mais compliquent inutilement leur forme graphique, éloignant par là même le citoyen du versant écrit de sa langue.
Les petits francophones, bien plus que leurs voisins italiens ou espagnols — pour rester dans le domaine des langues romanes, c’est-à-dire des langues issues du latin — passent un temps considérable, pour des résultats somme toute décevants, à apprendre le versant graphique de leur langue. C’est que l’orthographe du français est particulièrement complexe. Pensez au nombre de manières qu’il y a de transcrire le son que l’on entend dans les mots suivants : enseigne, vent, vend, ranger, rang, chant, paon, empreinte, ambigu, rageant, dans, champ, etc. Pensez aux deux manières qu’il y a d’oraliser la suite de lettres ch, différentes dans champignon et chrysanthème. Et le ch que vous venez de prononcer /k/, vous l’écrirez k dans kilo, c dans caramel, cu dans cueillir, qu dans quatre, q à la fin de coq et encore kh dans khi (mot bien connu des scrabbleurs).
Et l’on pourrait multiplier les exemples. On l’a compris, la difficulté est liée au fait que pour transcrire les trente-cinq phonèmes (les sons distinctifs) du français, on ne dispose que de 26 lettres. Il a donc fallu trouver des trucs et des astuces pour mettre le français par écrit avec les lettres issues du latin (en groupant des lettres, en ajoutant des accents, par exemple). On a donc au total plus d’une centaine de graphèmes (signes graphiques simples ou suite de signes) pour les trente-cinq phonèmes. Pour comparaison, le petit Finlandais qui apprend à écrire sa langue se débrouille avec vingt-trois graphèmes pour… vingt-trois phonèmes (Legros et Moreau, 2012).
En fait, l’idéal, c’est une langue dans laquelle à un son correspondrait un seul signe graphique et où à un seul signe graphique correspondrait un seul son. C’est le cas lorsque l’on fait de la transcription phonétique avec l’alphabet phonétique international, qu’on retrouve, par exemple, dans les dictionnaires pour indiquer, de manière univoque, la prononciation des mots.
Alors, si on prônait une écriture
phonétique ?
Vers une écriture phonétique ?
La solution serait-elle d’écrire ce que l’on entend, et seulement ce que l’on entend ?
Assurément, cela lèverait un grand nombre de difficultés que recèle notre orthographe : plus besoin de se casser la tête avec les consonnes doubles, avec les lettres muettes, avec les ph et les y (et on ferait comme les Italiens et les Espagnols, qui ne se sont pas encombrés ni du ph ni du y), on enverrait valser l’accord du participe passé qui n’est pas audible (et on écrirait les livres que j’ai lu, comme on écrit déjà j’ai lu les livres — d’ailleurs, quel est l’intérêt de cette règle d’accorder quand le CDV précède?), et l’on ne s’encombrerait pas de la kyrielle d’exceptions dont le français écrit est truffé.
Alor, se serè kan mèm plu fasil d’écrir les mo kom on lè zenten, non ?
Ce serait sans doute plus facile, mais dans cette perspective d’une écriture purement phonétique, on se trouve face à deux difficultés majeures.
En effet, prôner cette solution comme une solution de facilité, c’est penser que partout en francophonie, la prononciation est la même. Si le Tournaisien et le Lillois peuvent, avec Brassens, faire rimer Verdun et Pétain (dans Les deux oncles), cela est impossible pour un Liégeois qui distingue toujours brun de brin. Selon les régions de France, on prononcera de la même manière mettre et maitre, jeûne et jeune, patte et pâte, etc. Et on pourrait multiplier les exemples au sein de la France, sans avoir encore parlé des prononciations du français en Suisse, au Sénégal, en Louisiane, au Bénin, au Mali, en Côte d’Ivoire, au Québec, etc., qui sont très différentes l’une de l’autre et où là aussi coexistent des variantes (un Montréalais reconnait quelqu’un de Tadoussac à son accent…).
On le voit, penser que l’on n’aurait qu’à transcrire phonétiquement les sons est une utopie qui fantasme un français unifié et uniforme, français qui n’existe pas.
Mais mettons même que les différences soient minimes et que cela vaille la peine d’être tenté : ce que l’on gagnerait en facilité d’apprentissage de l’écrit, on le perdrait en lisibilité du texte. Pour le dire autrement, ce que l’on gagnerait dans la phase d’encodage, on le perdrait lors de la phase de décodage. En effet, les graphies différentes de sang et de cent, ou de porc et port, permettent immédiatement de distinguer les sens et de faire le lien avec les familles de mots respectives dans lesquelles on retrouve sanguin et centaine, porcin et portuaire. C’est par une graphie distincte que l’on sépare ces homophones, particulièrement nombreux en français.
Réformer l’orthographe ?
Alors, si l’on n’écrit pas phonétiquement, ne simplifierait-on pas tout de même un peu les choses ?
Dès lors qu’il est question de réformer l’orthographe, les francophones sont prompts à s’enflammer. C’est que l’orthographe est un bien commun, et qu’y toucher, dans l’imaginaire collectif, c’est toucher à la langue, à l’identité. Or l’orthographe est une convention, et cette convention a largement évolué au cours des siècles (voir Catach, 2001 et 2003). Personne ne lit Molière dans sa graphie du XVIIe…
Si aucune réforme sérieuse ne souhaite qu’il n’y ait plus de norme graphique et que règne l’écriture phonétique, des réflexions voient le jour pour proposer une rationalisation de la graphie du français (voir Dister et al., 2009, les travaux du groupe Erofa, les propositions du Conseil de la langue française et de la politique linguistique, ou encore du Conseil international de la langue française, le CILF, pour réformer l’accord du participe passé). Et il ne s’agit pas de nivèlement par le bas, comme on l’entend souvent dans la bouche des opposants à toute réforme.
Les zones du français écrit que l’on pourrait réformer sont nombreuses : l’accord du participe passé, la suppression des consonnes doubles et des lettres grecques, le pluriel des noms composés, le x final, etc. Est-on plus intelligent quand on écrit, selon la norme actuelle, Elisa s’est coupée et Elisa s’est coupé le doigt ? Où serait le nivèlement par le bas à pouvoir écrire acalmie, rationel (comme déjà rationalisation), tobogan, inocence, etc. Quelle finesse de raisonnement l’enfant développe-t-il quand il retient que groseillier s’écrit avec -ier alors qu’oreiller s’écrit avec ‑er ? Et je pourrais citer des exemples par milliers.
Une rationalisation de la graphie permettrait de simplifier l’apprentissage de l’écrit en réintroduisant de la cohérence. C’est d’ailleurs ce qu’a déjà fait la réforme de 1990 : rationaliser, et laisser de la place à la variation. Plusieurs graphies coexistent, et aucune n’est sanctionnée.
S’il n’est pas souhaitable de vivre dans un monde sans aucune norme orthographique, on peut néanmoins espérer une réforme vers un système plus cohérent, plus souple, plus accessible au citoyen, et qui, parce qu’il est plus cohérent, rend plus intelligent.
- J’en veux pour preuve le communiqué de l’Académie française du 5 février 2016, dans lequel les immortels réagissent à la polémique qui agite la France à la suite de la décision d’appliquer la réforme orthographique de 1990 dans les manuels scolaires : « Elle [l’Académie] s’est proposée, selon une procédure qu’elle a déjà suivie à plusieurs reprises, de juger à terme des graphies que l’usage, législateur suprême, aura retenues et de confirmer ou infirmer les modifications recommandées. » Resté en l’état quelques heures, le texte a ensuite été corrigé. L’Académie s’est finalement proposé. Ouf. L’honneur du participe passé est sauf.