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Et si on essayait un monde sans orthographe

Numéro 6 - 2016 par Anne Dister

octobre 2016

Un monde sans ortho­graphe serait-il un monde de liber­té où le temps gagné à acqué­rir la mai­trise de cette norme sociale pour­rait être consa­cré à tra­vailler d’autres com­pé­tences de la langue ? Le bon­heur, donc. Sauf qu’une écri­ture pho­né­tique pose­rait bien plus de pro­blèmes qu’elle n’en résout tan­dis qu’une réforme modé­rée dans la fou­lée de celle de 1990 ren­drait le sys­tème plus cohé­rent et plus acces­sible au citoyen.

L’orthographe est plus qu’une mau­vaise habitude,
c’est une vani­té
(Ray­mond Queneau). 

Un monde sans plus aucune norme ortho­gra­phique, c’est ce que cer­tains nous pré­disent à plus ou moins court terme. D’ailleurs, il suf­fit de voir com­ment les jeunes écrivent, n’est-ce pas ?

Et si, loin de nous en affli­ger, nous nous en réjouis­sions ? Un monde sans ortho­graphe, ce serait quoi ?

Un monde sans ortho­graphe, ce serait un monde où l’on écri­rait les mots comme on veut, comme on les entend et comme on les prononce.

Un monde sans ortho­graphe, ce serait un monde où l’écriture serait libé­rée, parce que l’on n’aurait plus peur de faire des fautes (notez qu’on ne dit pas des erreurs d’orthographe, mais bien fautes d’orthographe — ah ! tout le poids de la faute…).

Un monde sans ortho­graphe, ce serait un monde où l’on ne serait plus sanc­tion­né parce que l’on ne mai­trise pas les arcanes des règles de l’accord du par­ti­cipe pas­sé, règles que per­sonne ne connait par­fai­te­ment, pas même les plus let­trés1.

Un monde sans ortho­graphe, ce serait un monde où l’on pour­rait écrire séquen­ciel et démen­ciel comme séquence et démence, dixaine comme dix, cau­che­mard comme cau­che­mar­der, parce que fina­le­ment, c’est plus cohé­rent, et donc plus malin, que séquen­tiel, démen­tiel, dizaine et cau­che­mar.

Un monde sans ortho­graphe, ce serait un monde où la dic­tée ne serait plus l’épreuve reine de l’école et de l’apprentissage du fran­çais (écrit), et où l’on gagne­rait du temps, beau­coup de temps, pour tra­vailler d’autres com­pé­tences de la langue : apprendre à enchai­ner des idées, à tra­vailler la cohé­rence tex­tuelle, à argu­men­ter, à com­prendre fine­ment le sens d’un texte, etc.

Un monde sans ortho­graphe, ce serait un monde où les pro­duc­tions écrites seraient valo­ri­sées parce que les élèves ont du talent dans la mai­trise de leur langue plu­tôt que la mémoire des exceptions.

Un monde sans ortho­graphe, ce serait un monde où le deman­deur d’emploi ne serait jamais dis­qua­li­fié d’emblée pour un tra­vail à cause d’un cur­ri­cu­lum vitae dont l’orthographe est boi­teuse, alors même que ce tra­vail, bien sou­vent, ne néces­si­te­ra de toute façon aucune com­pé­tence en écri­ture. Ce serait donc un monde où un pâtis­sier qui écrit « prof­fe­sion de foi » sur une génoise ne serait pas licen­cié si la génoise est bonne (voir l’article du jour­nal Le Pari­sien du 25 mai 2000).

Un monde sans ortho­graphe, ce serait un monde où plus per­sonne ne serait plus exclu, déva­lo­ri­sé, moqué, raillé pour sa non-mai­trise de la norme graphique.

Alors, un monde sans ortho­graphe, ce serait donc le bonheur ?

Je t’aime, je te hais

Les fran­co­phones entre­tiennent un rap­port mêlé d’amour et de haine avec l’orthographe de leur langue : si, d’un côté, ils la vénèrent et la sacra­lisent (les titres des livres L’orthographe, une pas­sion fran­çaise, Ortho­graphe mon amour ou encore du maga­zine Les tim­brés de l’orthographe en témoignent), de l’autre, ils lui recon­naissent une telle com­plexi­té qu’ils redoutent sans cesse d’être pris en faute et vivent leur rap­port à l’écrit dans une insé­cu­ri­té permanente.

Éty­mo­lo­gi­que­ment, l’orthographe est, par­mi toutes les façons d’écrire, la bonne façon d’écrire (orthos, « droit, cor­rect » et gra­phein, « écrire »). C’est aus­si, et sur­tout, un puis­sant outil de dis­tinc­tion sociale. C’est qu’il y a de la fier­té à (bien) mai­tri­ser une ortho­graphe aus­si com­plexe que celle du fran­çais, faite de règles, mais sur­tout d’exceptions, et d’exceptions aux excep­tions. Le capi­tal sym­bo­lique est grand pour celui qui ne craint pas la faute. Et le pas est vite fran­chi qui asso­cie intel­li­gence et mai­trise de la norme gra­phique, stu­pi­di­té (ou à tout le moins fai­néan­tise, manque de volon­té, d’effort et d’application, voire désin­vol­ture) et mau­vaise orthographe.

Et à force d’être stig­ma­ti­sé, le scrip­teur qui a peur de faire des fautes n’écrit plus, tout comme le locu­teur dont on raille l’accent, la pro­non­cia­tion ou le mau­vais emploi d’une pré­po­si­tion peut som­brer dans le mutisme. Cela s’appelle l’insécurité lin­guis­tique. Et elle fait des ravages (Fran­card et al., 1993).

La valo­ri­sa­tion sociale de l’orthographe marche main dans la main avec l’idée qu’elle serait en crise. Le dis­cours social sur la crise du fran­çais en géné­ral, et de l’orthographe en par­ti­cu­lier, est le même depuis des décen­nies (Klin­ken­berg, 2015) et il se repro­duit à l’identique à chaque géné­ra­tion, nous lais­sant nos­tal­giques d’un âge d’or où tout le monde écri­vait sans faute. Cet âge d’or n’a, en fait, jamais exis­té. On connait tous quelqu’un dont « la grand-mère avait une ortho­graphe irré­pro­chable, alors qu’elle était très peu sco­la­ri­sée ». Mais une grand-mère — qui n’écrivait sans doute que pour faire la liste de ses courses et envoyer quelques cartes de vœux — n’est pas une sta­tis­tique : il suf­fit aujourd’hui de voir com­ment cer­taines grands-mères écrivent sur les réseaux sociaux pour se rendre compte qu’elles ne sont pas toutes logées à la même enseigne pour ce qui est de la mai­trise l’orthographe…

En fait, contrai­re­ment à une idée reçue, au cours de l’histoire, le niveau en ortho­graphe des élèves n’a fait que croitre. Ce n’est qu’à une date rela­ti­ve­ment récente que l’on a pu consta­ter, de manière scien­ti­fique et non sur la base d’intuitions, une dimi­nu­tion du niveau de mai­trise des élèves. Mais cette perte du savoir ortho­gra­phique s’est faite au pro­fit de l’acquisition d’autres com­pé­tences (Cher­vel, 2008 ; Cher­vel et Manesse, 1989 ; Manesse et Cogis 2007).

La difficulté du français écrit

C’est que l’orthographe, si elle est une ques­tion de concours, de com­pé­ti­tions et de plai­sirs dans les arcanes des excep­tions, est d’abord et avant tout, je l’ai dit, une ques­tion sociale. Et un moyen d’exclusion.

Dès son pre­mier dic­tion­naire en 1694, l’Académie a fait le choix d’une écri­ture savante « qui dis­tingue les gens de lettres d’avec les igno­rants et les simples femmes ». Volon­tai­re­ment, on a paré les mots de lettres muettes, deet de ph qui font le lien avec l’étymologie, mais com­pliquent inuti­le­ment leur forme gra­phique, éloi­gnant par là même le citoyen du ver­sant écrit de sa langue.

Les petits fran­co­phones, bien plus que leurs voi­sins ita­liens ou espa­gnols — pour res­ter dans le domaine des langues romanes, c’est-à-dire des langues issues du latin — passent un temps consi­dé­rable, pour des résul­tats somme toute déce­vants, à apprendre le ver­sant gra­phique de leur langue. C’est que l’orthographe du fran­çais est par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe. Pen­sez au nombre de manières qu’il y a de trans­crire le son que l’on entend dans les mots sui­vants : enseigne, vent, vend, ranger, rang, chant, paon, empreinte, ambigu, rageant, dans, champ, etc. Pen­sez aux deux manières qu’il y a d’oraliser la suite de lettres ch, dif­fé­rentes dans cham­pi­gnon et chry­san­thème. Et le ch que vous venez de pro­non­cer /k/, vous l’écrirez k dans kilo, c dans cara­mel, cu dans cueillir, qu dans quatre, q à la fin de coq et encore kh dans khi (mot bien connu des scrabbleurs).

Et l’on pour­rait mul­ti­plier les exemples. On l’a com­pris, la dif­fi­cul­té est liée au fait que pour trans­crire les trente-cinq pho­nèmes (les sons dis­tinc­tifs) du fran­çais, on ne dis­pose que de 26 lettres. Il a donc fal­lu trou­ver des trucs et des astuces pour mettre le fran­çais par écrit avec les lettres issues du latin (en grou­pant des lettres, en ajou­tant des accents, par exemple). On a donc au total plus d’une cen­taine de gra­phèmes (signes gra­phiques simples ou suite de signes) pour les trente-cinq pho­nèmes. Pour com­pa­rai­son, le petit Fin­lan­dais qui apprend à écrire sa langue se débrouille avec vingt-trois gra­phèmes pour… vingt-trois pho­nèmes (Legros et Moreau, 2012).

En fait, l’idéal, c’est une langue dans laquelle à un son cor­res­pon­drait un seul signe gra­phique et où à un seul signe gra­phique cor­res­pon­drait un seul son. C’est le cas lorsque l’on fait de la trans­crip­tion pho­né­tique avec l’alphabet pho­né­tique inter­na­tio­nal, qu’on retrouve, par exemple, dans les dic­tion­naires pour indi­quer, de manière uni­voque, la pro­non­cia­tion des mots.

Alors, si on prô­nait une écriture
phonétique ?

Vers une écriture phonétique ?

La solu­tion serait-elle d’écrire ce que l’on entend, et seule­ment ce que l’on entend ?

Assu­ré­ment, cela lève­rait un grand nombre de dif­fi­cul­tés que recèle notre ortho­graphe : plus besoin de se cas­ser la tête avec les consonnes doubles, avec les lettres muettes, avec les ph et les y (et on ferait comme les Ita­liens et les Espa­gnols, qui ne se sont pas encom­brés ni du ph ni du y), on enver­rait val­ser l’accord du par­ti­cipe pas­sé qui n’est pas audible (et on écri­rait les livres que j’ai lu, comme on écrit déjà j’ai lu les livres — d’ailleurs, quel est l’intérêt de cette règle d’accorder quand le CDV pré­cède?), et l’on ne s’encombrerait pas de la kyrielle d’exceptions dont le fran­çais écrit est truffé.

Alor, se serè kan mèm plu fasil d’écrir les mo kom on lè zenten, non ?

Ce serait sans doute plus facile, mais dans cette pers­pec­tive d’une écri­ture pure­ment pho­né­tique, on se trouve face à deux dif­fi­cul­tés majeures.

En effet, prô­ner cette solu­tion comme une solu­tion de faci­li­té, c’est pen­ser que par­tout en fran­co­pho­nie, la pro­non­cia­tion est la même. Si le Tour­nai­sien et le Lil­lois peuvent, avec Bras­sens, faire rimer Ver­dun et Pétain (dans Les deux oncles), cela est impos­sible pour un Lié­geois qui dis­tingue tou­jours brun de brin. Selon les régions de France, on pro­non­ce­ra de la même manière mettre et maitre, jeûne et jeune, patte et pâte, etc. Et on pour­rait mul­ti­plier les exemples au sein de la France, sans avoir encore par­lé des pro­non­cia­tions du fran­çais en Suisse, au Séné­gal, en Loui­siane, au Bénin, au Mali, en Côte d’Ivoire, au Qué­bec, etc., qui sont très dif­fé­rentes l’une de l’autre et où là aus­si coexistent des variantes (un Mont­réa­lais recon­nait quelqu’un de Tadous­sac à son accent…).

On le voit, pen­ser que l’on n’aurait qu’à trans­crire pho­né­ti­que­ment les sons est une uto­pie qui fan­tasme un fran­çais uni­fié et uni­forme, fran­çais qui n’existe pas.

Mais met­tons même que les dif­fé­rences soient minimes et que cela vaille la peine d’être ten­té : ce que l’on gagne­rait en faci­li­té d’apprentissage de l’écrit, on le per­drait en lisi­bi­li­té du texte. Pour le dire autre­ment, ce que l’on gagne­rait dans la phase d’encodage, on le per­drait lors de la phase de déco­dage. En effet, les gra­phies dif­fé­rentes de sang et de cent, ou de porc et port, per­mettent immé­dia­te­ment de dis­tin­guer les sens et de faire le lien avec les familles de mots res­pec­tives dans les­quelles on retrouve san­guin et cen­taine, por­cin et por­tuaire. C’est par une gra­phie dis­tincte que l’on sépare ces homo­phones, par­ti­cu­liè­re­ment nom­breux en français.

Réformer l’orthographe ?

Alors, si l’on n’écrit pas pho­né­ti­que­ment, ne sim­pli­fie­rait-on pas tout de même un peu les choses ?

Dès lors qu’il est ques­tion de réfor­mer l’orthographe, les fran­co­phones sont prompts à s’enflammer. C’est que l’orthographe est un bien com­mun, et qu’y tou­cher, dans l’imaginaire col­lec­tif, c’est tou­cher à la langue, à l’identité. Or l’orthographe est une conven­tion, et cette conven­tion a lar­ge­ment évo­lué au cours des siècles (voir Catach, 2001 et 2003). Per­sonne ne lit Molière dans sa gra­phie du XVIIe

Si aucune réforme sérieuse ne sou­haite qu’il n’y ait plus de norme gra­phique et que règne l’écriture pho­né­tique, des réflexions voient le jour pour pro­po­ser une ratio­na­li­sa­tion de la gra­phie du fran­çais (voir Dis­ter et al., 2009, les tra­vaux du groupe Ero­fa, les pro­po­si­tions du Conseil de la langue fran­çaise et de la poli­tique lin­guis­tique, ou encore du Conseil inter­na­tio­nal de la langue fran­çaise, le CILF, pour réfor­mer l’accord du par­ti­cipe pas­sé). Et il ne s’agit pas de nivè­le­ment par le bas, comme on l’entend sou­vent dans la bouche des oppo­sants à toute réforme.

Les zones du fran­çais écrit que l’on pour­rait réfor­mer sont nom­breuses : l’accord du par­ti­cipe pas­sé, la sup­pres­sion des consonnes doubles et des lettres grecques, le plu­riel des noms com­po­sés, le x final, etc. Est-on plus intel­li­gent quand on écrit, selon la norme actuelle, Eli­sa s’est cou­pée et Eli­sa s’est cou­pé le doigt ? Où serait le nivè­le­ment par le bas à pou­voir écrire acal­mie, ratio­nel (comme déjà ratio­na­li­sa­tion), tobo­gan, inocence, etc. Quelle finesse de rai­son­ne­ment l’enfant déve­loppe-t-il quand il retient que gro­seillier s’écrit avec -ier alors qu’oreiller s’écrit avec ‑er ? Et je pour­rais citer des exemples par milliers.

Une ratio­na­li­sa­tion de la gra­phie per­met­trait de sim­pli­fier l’apprentissage de l’écrit en réin­tro­dui­sant de la cohé­rence. C’est d’ailleurs ce qu’a déjà fait la réforme de 1990 : ratio­na­li­ser, et lais­ser de la place à la varia­tion. Plu­sieurs gra­phies coexistent, et aucune n’est sanctionnée.

S’il n’est pas sou­hai­table de vivre dans un monde sans aucune norme ortho­gra­phique, on peut néan­moins espé­rer une réforme vers un sys­tème plus cohé­rent, plus souple, plus acces­sible au citoyen, et qui, parce qu’il est plus cohé­rent, rend plus intelligent.

  1. J’en veux pour preuve le com­mu­ni­qué de l’Académie fran­çaise du 5 février 2016, dans lequel les immor­tels réagissent à la polé­mique qui agite la France à la suite de la déci­sion d’appliquer la réforme ortho­gra­phique de 1990 dans les manuels sco­laires : « Elle [l’Académie] s’est pro­po­sée, selon une pro­cé­dure qu’elle a déjà sui­vie à plu­sieurs reprises, de juger à terme des gra­phies que l’usage, légis­la­teur suprême, aura rete­nues et de confir­mer ou infir­mer les modi­fi­ca­tions recom­man­dées. » Res­té en l’état quelques heures, le texte a ensuite été cor­ri­gé. L’Académie s’est fina­le­ment pro­po­sé. Ouf. L’honneur du par­ti­cipe pas­sé est sauf.

Anne Dister


Auteur

professeure de linguistique à l’université Saint-Louis-Bruxelles