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Et le mort saisit le vif

Numéro 11 Novembre 2008 par Joëlle Kwaschin

novembre 2008

À Théo Il avait vingt ans et était élève ins­ti­tu­teur, le fils du for­ge­ron Arfeuil, lors­qu’il est allé se faire tuer à la Grande Guerre. Sur le caveau de famille, la pho­to­gra­phie sépia le montre en uni­forme, à peine sor­ti de l’en­fance. Pas­sant devant le cime­tière, vous faites un salut dis­cret au p’tit Arfeuil. Vous êtes pays […]

À Théo

Il avait vingt ans et était élève ins­ti­tu­teur, le fils du for­ge­ron Arfeuil, lors­qu’il est allé se faire tuer à la Grande Guerre. Sur le caveau de famille, la pho­to­gra­phie sépia le montre en uni­forme, à peine sor­ti de l’en­fance. Pas­sant devant le cime­tière, vous faites un salut dis­cret au p’tit Arfeuil. Vous êtes pays avec lui parce que le mort sai­sit le vif, le rend héri­tier par la grâce d’un très beau « roman vrai », Le Monu­ment, de Claude Dune­ton. Bou­chant les inter­stices du réel à coup de fic­tion, l’au­teur redonne vie aux vingt-sept jeunes gens dont le nom figure sur le monu­ment aux morts de son vil­lage natal, Lagley­geolle, en Cor­rèze. Quelques faits, par­tis aux mois­sons, cer­tains étaient déjà morts aux ven­danges ; quelques sou­ve­nirs, une montre à gous­set, des lettres… l’é­cri­vain ravaude la trame trouée, recréant mots et pen­sées, sen­sa­tions et sen­ti­ments des appelés.

Au gré des balades dans la cam­pagne, les topo­nymes retrouvent ain­si leurs anciens habi­tants. Fon­frège, Mer­lette — où est ren­tré pour mou­rir, les pou­mons gazés, l’un de ceux qui avait émi­gré à Paris — viennent d’être rele­vés de leurs ruines et leur réno­va­tion vous réjouit d’au­tant qu’ils ont ces­sé d’être des lieux ano­nymes. Et tant pis si ce sont des Pari­siens qui s’y ins­tallent. Tout vaut mieux que ces mai­sons aban­don­nées aux ronces.
Mar­cher dans les col­lines est peut-être une manière de médi­ta­tion. D’an­née en année, les morts s’y sont ins­tal­lés, comme en vacances. C’est ici que vous vous impa­tien­tiez de la nais­sance d’un bébé qui pre­nait son temps et dont la maman a été fau­chée par un camion trois ans plus tard. C’est ici que vous vous sou­ve­nez d’un ami empor­té par un can­cer en trois mois — parce qu’un jour son appel télé­pho­nique avait inter­rom­pu une sieste…

De la même manière qu’ar­ri­vant dans la mai­son de vacances, vous retrou­vez rapi­de­ment la place des inter­rup­teurs, vos morts vous attendent.

Au vil­lage voi­sin s’est éta­bli un couple d’An­ver­sois qui, après avoir fait le tour du monde en voi­lier, a ouvert depuis quelques années un bis­trot-res­tau­rant qui offre éga­le­ment une connexion inter­net. À côté de l’or­di­na­teur trône un grand cadre avec des pho­tos du tou­tou de la mai­son. Ne le voyant pas, vous inter­ro­gez, est-il mort ? Non, répond-il, mais il a été opé­ré d’on ne sait quoi et c’est un vieux chien qui n’en a plus pour très long­temps. Il conclut : « Mais c’est la vie des chiens. D’ailleurs, c’est la vie des gens aus­si, ma mère est morte il y a deux mois… »

Au creux d’un che­min bor­dé de pâtures, une halte, le temps de télé­pho­ner à l’a­mi malade. L’an pro­chain, il n’y aura plus d’ap­pel, l’a­mi est mort. L’an pro­chain, on disait que je lui télé­pho­nais… « Ain­si l’in­di­ca­tif, mode répu­té du constat prag­ma­tique et serein, celui du bovin qui regarde pas­ser les trains ou les camions, devient ici le signal de l’en­trée dans la fic­tion 1. » Les génisses, qui ne seront plus les mêmes puis­qu’elles auront fini à l’a­bat­toir, vous regar­de­ront vous asseoir sur une pierre rouge, chauf­fée au soleil. On disait que… Le sou­ve­nir n’est-il pas un genre de fiction ?

« Ce soir, la mort pose son mufle chaud sur mon épaule / Comme une bonne com­pagne pas trop déran­geante pour le moment » (Jacques Ber­tin). Et les morts ne cessent de tenir les vifs bien ser­rés de peur d’être per­dus, de peur que les vifs oublient leur condi­tion de mor­tels. Et c’est la vie qui va, celle des chiens et celle des hommes.

  1. Théo Hachez, « L’im­par­fait vir­tuel », La Revue nou­velle, sep­tembre 2008.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie