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Esprit
Esprit se devait évidemment de consacrer un dossier spécial d’hommage à Paul Ricœur, décédé le 20 mai 2005 à l’âge de nonante-deux ans et qui, en 1956, avait élu pour domicile « Les murs blancs », centre communautaire personnaliste fondé par Emmanuel Mounier en 1939. Cela nous vaut plus de trois-cents pages de textes répartis en deux grandes tranches. […]
Esprit se devait évidemment de consacrer un dossier spécial d’hommage à Paul Ricœur, décédé le 20 mai 2005 à l’âge de nonante-deux ans et qui, en 1956, avait élu pour domicile « Les murs blancs », centre communautaire personnaliste fondé par Emmanuel Mounier en 1939. Cela nous vaut plus de trois-cents pages de textes répartis en deux grandes tranches. I. Le travail du philosophe : dialogues et confrontations, sous-divisée en trois volets : A. Face aux sciences humaines, inspiration et réception ; B. Littérature et récit biblique ; C. Reprises philosophiques. Et II. L’homme capable, entre éthique et ontologie, ventilée en deux parties : A. Agir dans le monde et B. De l’être pour la mort à l’être pour la vie. Chaque volet ou partie ayant l’intérêt de comporter un ou plusieurs textes originaux de ce penseur exceptionnel.
Toutes les rédactions de revues connaissent de temps à autre la difficulté d’attribuer un titre à un dossier. Et il semble bien que celle d’Esprit se soit ainsi divisée pour finir par opter pour « La pensée Ricœur », donnant par là l’impression aux non-familiers du philosophe que l’intention était de présenter un système, alors qu’il s’agissait pratiquement de l’inverse. Mieux eût valu suivre l’avis qui fut visiblement celui de Michaël Foessel et Olivier Mongin, qui, dans leur introduction parlent beaucoup plus justement du « style Ricœur », ce que confirmera ce dernier dans son texte sur Hegel, que l’on évoquera en finale. Lue rétroactivement, son œuvre s’est, en effet, caractérisée avant tout par le fait d’aborder au gré des circonstances une série très diverse de questions que lui imposaient les nécessités du temps, pénétrant en philosophe et sans timidité sur le terrain des psychanalystes, anthropologues, linguistes, poéticiens, historiens, mais aussi des juristes et des médecins, dans le but de résoudre des problèmes que la philosophie se posait d’abord pour elle-même, mais qu’elle était incapable de résoudre par ses seuls moyens. C’est pourquoi une grande partie du dossier est expressément consacrée au rapport entre la philosophie et son « dehors ». Ce qui rend sans doute difficile le discernement d’un fil conducteur caractéristique de l’œuvre entière (comme le montrera clairement le sommaire détaillé à ceux qui le consulteront), mais c’est peut-être aussi le prix à payer d’une réflexion ouverte à la provocation de discours autres et potentiellement adverses (voir Foester et Mongin, passim).
Comme on l’a dit, le dossier comporte six textes — non pas inédits, mais originaux — qui ont l’avantage de mettre le lecteur en communication directe avec l’auteur sans passer, comme c’est souvent le cas, par le livre (membre d’Esprit, Ricœur était bien entendu à la fois un homme tant d’articles de revues et de conférences que d’ouvrages volumineux). Tout porte à croire que bien des lecteurs considèreront ces textes comme une première et précieuse entrée en contact direct avec le chercheur atypique que fut Paul Ricœur dans le cadre du rapport que nous avons évoqué entre la philosophie et son « dehors ».
Le premier texte est celui d’une conférence de 2003, intitulée « Mémoire, histoire, oubli », qui propose une relecture critique de la dernière somme qu’ait écrite le philosophe : La mémoire, l’histoire et l’oubli, parue en 2000. Il prend essentiellement en compte les polémiques que cet ouvrage a suscitées.
Le deuxième est un rapport présenté en 1958 au congrès du christianisme social sous le titre L’aventure technique et son horizon planétaire. Il se conclut sur l’affirmation que « seul le service de l’homme peut donner une règle et un sens à la conquête du Cosmos, et que le service de l’homme à son tour requiert sa règle et son sens ».
Avec sa conférence sur le chapitre V de l’épitre de saint Paul aux Romains, intitulée « Équivalence et surabondance. Les deux logiques », donnée en 1976 à la Rockefeller Chapel de l’université de Chicago, apparait le Ricœur théologien réformé — qui a toujours séparé cette fonction de celle de philosophe, pour lui clairement agnostique et laïque -, mais l’a toujours menée de front avec son travail principal.
Texte le plus ardu, et sans doute le plus important eu égard à ce qui a été dit plus haut du « style Ricœur », la conférence sur « Hegel aujourd’hui », donnée pour le grand public à Grenoble au début des années septante, contient en finale cet aveu majeur sur ce que Foessel et Mongin ont qualifié plus haut de « style Ricœur » : « Notre époque, elle, n’est peut-être pas celle des philosophes, et l’on ne peut qu’y tenter des interprétations partielles. L’heureux moment où toute expérience humaine se rassemble ne se produit qu’un petit nombre fois dans l’histoire, et nous nous trouverions plutôt dans un intervalle que dans un temps plein. Nous poursuivons actuellement des philosophies très partielles, en attendant une nouvelle heure favorable, où le sens sera plus clair. Beaucoup de choses se défont aujourd’hui, où des opérations critiques doivent être menées très loin à l’égard de notre culture et vis-à-vis d’un certain nombre de décisions de notre culture, dans notre monde économique sous la forme capitaliste, sous la forme technologique ou bureaucratique. La fonction critique obnubile pour l’instant la tâche ; mais la tâche sera toujours la tâche hégélienne, ou quasi hégélienne » (p. 194).
« La condition d’étranger » est un travail de 1996 pour la Commission Hessel sur les étrangers, dont les distinctions entre le voyageur, l’immigré, le réfugié, et la différenciation des droits dont chacun peut se réclamer, possèdent selon Ricœur une pertinence, mais qui doit être soumise aux exigences de l’hospitalité.
Le dernier texte autographe du dossier s’intitule « Accompagner la vie jusqu’à la mort ». Écrit en l’an 2000, il concerne la demande d’euthanasie et devait introduire à un congrès de sciences médicales en y ajoutant « un supplément d’âme ». S’il apparaitra aux yeux de certains comme très conventionnel par rapport à l’essentiel de notre législation belge actuelle sur le sujet, il se termine cependant par un « dernier conseil », auquel le décès de son auteur donne une ampleur bibliquement sapientielle : « Veiller à égayer la pensée de la mort par l’accueil de la naissance et une salutation à tout ce qui grandit et croît autour de nous. »