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Esprit

Numéro 07/8 Juillet-Août 2006 par Hervé Cnudde

juillet 2006

Esprit se devait évi­dem­ment de consa­crer un dos­sier spé­cial d’hom­mage à Paul Ricœur, décé­dé le 20 mai 2005 à l’âge de nonante-deux ans et qui, en 1956, avait élu pour domi­cile « Les murs blancs », centre com­mu­nau­taire per­son­na­liste fon­dé par Emma­nuel Mou­nier en 1939. Cela nous vaut plus de trois-cents pages de textes répar­tis en deux grandes tranches. […]

Esprit se devait évi­dem­ment de consa­crer un dos­sier spé­cial d’hom­mage à Paul Ricœur, décé­dé le 20 mai 2005 à l’âge de nonante-deux ans et qui, en 1956, avait élu pour domi­cile « Les murs blancs », centre com­mu­nau­taire per­son­na­liste fon­dé par Emma­nuel Mou­nier en 1939. Cela nous vaut plus de trois-cents pages de textes répar­tis en deux grandes tranches. I. Le tra­vail du phi­lo­sophe : dia­logues et confron­ta­tions, sous-divi­sée en trois volets : A. Face aux sciences humaines, ins­pi­ra­tion et récep­tion ; B. Lit­té­ra­ture et récit biblique ; C. Re­prises phi­lo­so­phiques. Et II. L’homme capable, entre éthique et onto­lo­gie, ven­ti­lée en deux par­ties : A. Agir dans le monde et B. De l’être pour la mort à l’être pour la vie. Chaque volet ou par­tie ayant l’in­té­rêt de com­por­ter un ou plu­sieurs textes ori­gi­naux de ce pen­seur exceptionnel.

Toutes les rédac­tions de revues connaissent de temps à autre la dif­fi­cul­té d’at­tri­buer un titre à un dos­sier. Et il semble bien que celle d’Es­prit se soit ain­si divi­sée pour finir par opter pour « La pen­sée Ricœur », don­nant par là l’im­pres­sion aux non-fami­liers du phi­lo­sophe que l’in­ten­tion était de pré­sen­ter un sys­tème, alors qu’il s’a­gis­sait pra­ti­que­ment de l’in­verse. Mieux eût valu suivre l’a­vis qui fut visi­ble­ment celui de Michaël Foes­sel et Oli­vier Mon­gin, qui, dans leur intro­duc­tion parlent beau­coup plus jus­te­ment du « style Ri­cœur », ce que confir­me­ra ce der­nier dans son texte sur Hegel, que l’on évo­que­ra en finale. Lue rétro­ac­ti­ve­ment, son œuvre s’est, en effet, carac­té­ri­sée avant tout par le fait d’a­bor­der au gré des cir­cons­tances une série très diverse de ques­tions que lui impo­saient les néces­si­tés du temps, péné­trant en phi­lo­sophe et sans timi­di­té sur le ter­rain des psy­cha­na­lystes, anthro­po­logues, lin­guistes, poé­ti­ciens, his­to­riens, mais aus­si des juristes et des méde­cins, dans le but de résoudre des pro­blèmes que la phi­lo­so­phie se posait d’a­bord pour elle-même, mais qu’elle était inca­pable de résoudre par ses seuls moyens. C’est pour­quoi une grande par­tie du dos­sier est expres­sé­ment consa­crée au rap­port entre la phi­lo­so­phie et son « dehors ». Ce qui rend sans doute dif­fi­cile le dis­cer­ne­ment d’un fil conduc­teur carac­té­ris­tique de l’œuvre entière (comme le mon­tre­ra clai­re­ment le som­maire détaillé à ceux qui le consul­te­ront), mais c’est peut-être aus­si le prix à payer d’une réflexion ouverte à la pro­vo­ca­tion de dis­cours autres et poten­tiel­le­ment adverses (voir Foes­ter et Mon­gin, pas­sim).

Comme on l’a dit, le dos­sier com­porte six textes — non pas inédits, mais ori­gi­naux — qui ont l’a­van­tage de mettre le lec­teur en com­mu­ni­ca­tion directe avec l’au­teur sans pas­ser, comme c’est sou­vent le cas, par le livre (membre d’Esprit, Ricœur était bien enten­du à la fois un homme tant d’ar­ticles de revues et de confé­rences que d’ou­vrages volu­mi­neux). Tout porte à croire que bien des lec­teurs consi­dè­re­ront ces textes comme une pre­mière et pré­cieuse entrée en contact direct avec le cher­cheur aty­pique que fut Paul Ricœur dans le cadre du rap­port que nous avons évo­qué entre la phi­lo­so­phie et son « dehors ».

Le pre­mier texte est celui d’une confé­rence de 2003, inti­tu­lée « Mémoire, his­toire, oubli », qui pro­pose une relec­ture cri­tique de la der­nière somme qu’ait écrite le phi­lo­sophe : La mémoire, l’his­toire et l’ou­bli, parue en 2000. Il prend essen­tiel­le­ment en compte les polé­miques que cet ouvrage a suscitées.

Le deuxième est un rap­port pré­sen­té en 1958 au congrès du chris­tia­nisme social sous le titre L’a­ven­ture tech­nique et son hori­zon pla­né­taire. Il se conclut sur l’af­fir­ma­tion que « seul le ser­vice de l’homme peut don­ner une règle et un sens à la conquête du Cos­mos, et que le ser­vice de l’homme à son tour requiert sa règle et son sens ».

Avec sa confé­rence sur le cha­pitre V de l’é­pitre de saint Paul aux Romains, inti­tu­lée « Équi­va­lence et sur­abon­dance. Les deux logiques », don­née en 1976 à la Rocke­fel­ler Cha­pel de l’u­ni­ver­si­té de Chi­ca­go, appa­rait le Ricœur théo­lo­gien réfor­mé — qui a tou­jours sépa­ré cette fonc­tion de celle de phi­lo­sophe, pour lui clai­re­ment agnos­tique et laïque -, mais l’a tou­jours menée de front avec son tra­vail principal.

Texte le plus ardu, et sans doute le plus impor­tant eu égard à ce qui a été dit plus haut du « style Ricœur », la confé­rence sur « Hegel aujourd’­hui », don­née pour le grand public à Gre­noble au début des années sep­tante, contient en finale cet aveu majeur sur ce que Foes­sel et Mon­gin ont qua­li­fié plus haut de « style Ricœur » : « Notre époque, elle, n’est peut-être pas celle des phi­lo­sophes, et l’on ne peut qu’y ten­ter des inter­pré­ta­tions par­tielles. L’heu­reux moment où toute expé­rience humaine se ras­semble ne se pro­duit qu’un petit nombre fois dans l’his­toire, et nous nous trou­ve­rions plu­tôt dans un inter­valle que dans un temps plein. Nous pour­sui­vons actuel­le­ment des phi­lo­so­phies très par­tielles, en atten­dant une nou­velle heure favo­rable, où le sens sera plus clair. Beau­coup de choses se défont aujourd’­hui, où des opé­ra­tions cri­tiques doivent être menées très loin à l’é­gard de notre culture et vis-à-vis d’un cer­tain nombre de déci­sions de notre culture, dans notre monde éco­no­mique sous la forme capi­ta­liste, sous la forme tech­no­lo­gique ou bureau­cra­tique. La fonc­tion cri­tique obnu­bile pour l’ins­tant la tâche ; mais la tâche sera tou­jours la tâche hégé­lienne, ou qua­si hégé­lienne » (p. 194).

« La condi­tion d’é­tran­ger » est un tra­vail de 1996 pour la Com­mis­sion Hes­sel sur les étran­gers, dont les dis­tinc­tions entre le voya­geur, l’im­mi­gré, le réfu­gié, et la dif­fé­ren­cia­tion des droits dont cha­cun peut se récla­mer, pos­sèdent selon Ricœur une per­ti­nence, mais qui doit être sou­mise aux exi­gences de l’hospitalité.

Le der­nier texte auto­graphe du dos­sier s’in­ti­tule « Accom­pa­gner la vie jus­qu’à la mort ». Écrit en l’an 2000, il concerne la demande d’eu­tha­na­sie et devait intro­duire à un congrès de sciences médi­cales en y ajou­tant « un sup­plé­ment d’âme ». S’il appa­rai­tra aux yeux de cer­tains comme très conven­tion­nel par rap­port à l’es­sen­tiel de notre légis­la­tion belge actuelle sur le sujet, il se ter­mine cepen­dant par un « der­nier conseil », auquel le décès de son auteur donne une ampleur bibli­que­ment sapien­tielle : « Veiller à égayer la pen­sée de la mort par l’ac­cueil de la nais­sance et une salu­ta­tion à tout ce qui gran­dit et croît autour de nous. »

Hervé Cnudde


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