Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Espagnols au bord de la crise de nerfs

Numéro 2 février 2014 par Cristal Huerdo Moreno

février 2014

Bur­gos est une ville située dans le nord de l’Espagne, elle appar­tient à la com­mu­nau­té auto­nome de Cas­­tille-et-León. Pen­dant la période fran­quiste, elle a connu une forte indus­tria­li­sa­tion et, comme beau­coup d’autres villes, elle s’est éten­due jusqu’à englo­ber les vil­lages envi­ron­nants. Gamo­nal est ain­si deve­nu un quar­tier péri­phé­rique de Bur­gos, où se dressent des HLM de briques […]

Bur­gos est une ville située dans le nord de l’Espagne, elle appar­tient à la com­mu­nau­té auto­nome de Cas­tille-et-León. Pen­dant la période fran­quiste, elle a connu une forte indus­tria­li­sa­tion et, comme beau­coup d’autres villes, elle s’est éten­due jusqu’à englo­ber les vil­lages envi­ron­nants. Gamo­nal est ain­si deve­nu un quar­tier péri­phé­rique de Bur­gos, où se dressent des HLM de briques et se concentre une popu­la­tion ouvrière (70 000 habi­tants) dure­ment frap­pée par la crise et le chômage.

Or, en ce début d’année, la mai­rie de Bur­gos a déci­dé d’entamer la modi­fi­ca­tion urba­nis­tique d’une des rues prin­ci­pales du quar­tier : la calle Vic­to­ria. Il s’agit de la trans­for­mer en bou­le­vard, en la fai­sant pas­ser de quatre à deux bandes, rédui­sant par là même le nombre d’emplacements de par­king, qui devien­draient payants, dès la fin des tra­vaux : 19 800 euros par empla­ce­ment pour qua­rante ans de location.

Les habi­tants réunis en col­lec­tif ont déci­dé d’empêcher les engins de chan­tier de com­men­cer leur œuvre en occu­pant les lieux, puisque leurs doléances n’avaient, jusque-là, pas été enten­dues par leur maire, Javier Lacalle (PP). Si, en jour­née, le mou­ve­ment agit de manière paci­fique (marches, orga­ni­sa­tion de concerts, tenue de stands…), la nuit a été le théâtre d’échauffourées répé­tées entre la police anti­émeutes et des mani­fes­tants. Des vitrines ont été cas­sées, le feu a été bou­té à des conte­neurs à ordures et des arres­ta­tions ont eu lieu. Le gou­ver­ne­ment impute ces actes de vio­lence à des grou­pus­cules bien connus des forces de l’ordre qui se déplacent à tra­vers l’Espagne pour semer la vio­lence. Il pro­fite de l’occasion pour sou­li­gner l’urgence de voter la loi sur la citoyen­ne­té1. Or, les per­sonnes arrê­tées (dont des mineurs) habitent toutes Bur­gos et n’ont aucun anté­cé­dent pénal.

Vue de l’extérieur, la ques­tion qui se pose est la sui­vante : com­ment un litige pour de simples places de par­king a‑t-il conduit les habi­tants d’une petite ville de pro­vince, conser­va­trice, catho­lique et bien sage, à se livrer à des « actes ter­ro­ristes2 » ? Pour com­prendre cette colère, il faut reve­nir quelques décen­nies en arrière et plan­ter le décor poli­ti­co-éco­no­mique de la ville.

La fin des années 1980 voit un entre­pre­neur, Miguel Mén­dez Pozo, assoir sa main­mise sur la pro­vince à la faveur d’un réseau de rela­tions plus ou moins légales avec le monde poli­tique de Cas­tille-et-León. Il est éga­le­ment le patron d’un des organes de presse les plus lus de la pro­vince, El Dia­rio de Bur­gos. De plus, il entre­tient des liens d’amitié avec un homme poli­tique alors en pleine ascen­sion : José María Aznar3.

Au début des années 1990, alors que le sec­teur de la construc­tion espa­gnole est en plein boom, l’entrepreneur et le maire de Bur­gos, José María Peña, sont condam­nés, pour cor­rup­tion dans le cadre de dos­siers d’urbanisme, le pre­mier à sept ans et trois mois de pri­son (il ne pur­ge­ra que neuf mois), le second à douze ans de déchéance de ses droits élec­to­raux et à sept ans de sus­pen­sion de sa charge publique (il sera gra­cié par Aznar et repren­dra une charge de conseiller com­mu­nal)4.

Les peines pro­non­cées à l’époque n’ont rien chan­gé à la situa­tion. En 2013, l’entrepreneur, qui a déve­lop­pé entre­temps un puis­sant et influent ser­vice de com­mu­ni­ca­tion, Pro­me­cal, est plus que jamais l’homme fort de la région et les ami­tiés d’antan sont tou­jours aus­si solides. C’est ain­si que, dans le cas du pro­jet Gamo­nal, des sou­mis­sions à des mar­chés publics ont été intro­duites sans être ano­ny­mi­sées et que la mai­rie a jeté son dévo­lu sur le pro­jet le plus oné­reux (8 mil­lions d’euros), celui de Miguel Mén­dez Pozo. Pour­tant les finances publiques de la ville sont au plus bas et le quar­tier concer­né néces­site des inves­tis­se­ments beau­coup plus urgents (en matière d’accueil de la petite enfance ou de réno­va­tion d’immeubles vétustes5, notam­ment).

Bref, Bur­gos est l’exemple, au niveau local, de l’abime qui sépare le peuple de ses élus. Les 15 et 16 jan­vier, la popu­la­tion est des­cen­due dans les rues de Madrid, de Séville, d’Oviedo, de Logroño et de Val­la­do­lid pour sou­te­nir les habi­tants de Gamo­nal. Ils ont scan­dé des slo­gans tels que « Gamo­nal ne se ren­dra pas », « Nous sommes tous des Gamo­nal6 ». Dans la capi­tale, des échanges vio­lents ont oppo­sé les forces de l’ordre aux mani­fes­tants don­nant lieu à plu­sieurs arres­ta­tions dont celle d’un pom­pier en service.

Depuis 2008, les Espa­gnols sont plon­gés dans une crise extrê­me­ment grave qui les appau­vrit chaque jour davan­tage et les prive de toute pers­pec­tive d’avenir. Paral­lè­le­ment, il ne passe pas un seul jour sans qu’ils ne lisent dans la presse que de nou­velles affaires de cor­rup­tion écla­boussent jusqu’aux plus hautes sphères poli­tiques (Bár­ce­nas, Ble­sa, Erres, etc.). Les mau­vaises nou­velles pleuvent quo­ti­dien­ne­ment : baisse des salaires, aug­men­ta­tion du chô­mage, res­tric­tion des liber­tés, pré­ca­ri­sa­tion de l’enseignement, pri­va­ti­sa­tion des soins de san­té, expul­sions mas­sives des loge­ments, etc. La popu­la­tion fait le gros dos, se capa­ra­çonne ou s’anesthésie jusqu’à… Gamonal.

Les Espa­gnols font pen­ser à des torches trem­pées dans de l’huile, prêtes à s’enflammer à la moindre étin­celle. Dans ce contexte, l’État est en passe de perdre le mono­pole de la vio­lence légitime.

  1. Pro­jet de loi qui vise, entre autres, à réduire le droit des manifestants.
  2. C’est ain­si qu’Ana Botel­la, maire de Madrid et épouse de José María Aznar, a qua­li­fié les inci­dents sur­ve­nus à Gamo­nal. Il est à sou­li­gner que ces termes sont lourds de sens dans un pays comme l’Espagne. http://bit.ly/L6B1bq.
  3. http://bit.ly/KYdA4b.
  4. http://bit.ly/1dr0P7Y – http://bit.ly/K5gyD6.
  5. Dans le quar­tier, les immeubles ont été mal construits et datent des années 1950 et 1960.
  6. Des images et des témoi­gnages sur : http://bit.ly/1e9hRZa.

Cristal Huerdo Moreno


Auteur

Cristal Huerdo Moreno est maitre de langue principal à l’Université Saint-Louis—Bruxelles, maitre de langue à l’UMONS et traductrice. Elle travaille sur l’écriture féminine engagée (Espagne 1920-1975), sur la fictionnalisation de la guerre civile dans la littérature du XXIe siècle et sur l’hétérolinguisme. Elle encadre la rubrique Italique de La Revue nouvelle.