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Espagne, laboratoire de la répression

Numéro 3 - 2015 par Cristal Huerdo Moreno

mai 2015

En jan­vier der­nier, des chefs d’État et de gou­ver­ne­ment sont des­cen­dus dans la rue à Paris pour défendre la liber­té d’expression. Par­mi ces per­sonnes hau­te­ment recom­man­dables, se trou­vait Maria­no Rajoy, Pre­mier ministre espa­gnol depuis 2011. Nul doute que ce défen­seur des liber­tés fon­da­men­tales mène chez lui une poli­tique en accord avec son impli­ca­tion dans la marche […]

Le Mois

En jan­vier der­nier, des chefs d’État et de gou­ver­ne­ment sont des­cen­dus dans la rue à Paris pour défendre la liber­té d’expression. Par­mi ces per­sonnes hau­te­ment recom­man­dables, se trou­vait Maria­no Rajoy, Pre­mier ministre espa­gnol depuis 2011. Nul doute que ce défen­seur des liber­tés fon­da­men­tales mène chez lui une poli­tique en accord avec son impli­ca­tion dans la marche du 11 janvier.

Pas si sûr… Un mois aupa­ra­vant, jour pour jour, le Par­le­ment espa­gnol votait, majo­ri­té PP (Par­ti­do Popu­lar) contre oppo­si­tion, un pro­jet de loi rela­tif à la sécu­ri­té citoyenne, sup­po­sé garan­tir les droits fon­da­men­taux, les liber­tés publiques et la sécu­ri­té des citoyens, mais rapi­de­ment bap­ti­sé Ley mor­da­za, loi bâillon, par la rue espa­gnole. Alors que Maria­no défi­lait, 82% des Espa­gnols deman­daient la modi­fi­ca­tion ou le retrait pur et simple du pro­jet. Mal­gré cela, un vote est inter­ve­nu ce 12 mars.

Depuis l’entame du pro­jet, le PP, pareil à lui-même, a mar­te­lé que cette loi consti­tuait une « avan­cée démo­cra­tique ». Et son porte-parole d’ajouter que « les mani­fes­ta­tions seront plus libres car elles se dérou­le­ront à l’abri des indi­vi­dus vio­lents ». Il faut dire que la loi anté­rieure datait de 1992 et que depuis, la socié­té a fait face à de nom­breux chan­ge­ments sociaux et tech­no­lo­giques. Si le légis­la­teur ne s’étend pas sur les pre­miers, il est davan­tage disert sur les seconds, puisqu’après avoir salué leurs bien­faits, il en cite les usages per­vers qui peuvent engen­drer « des conduites anti­so­ciales qui demandent une réponse adé­quate1 ».

Cette réponse adé­quate semble consis­ter en l’infliction de peines. La loi pré­voit ain­si trois niveaux d’infractions : légères (punies d’une amende de 100 à 600 €), graves (601 – 30.000 €) et très graves (30.001 – 600.000 €). Notons que si trois infrac­tions légères sont com­mises en l’espace de deux ans, elles deviennent une faute grave, trois graves dans le même délai se conver­tissent en une très grave.

Une répression sur mesure

Ce que la lec­ture du pro­jet de loi révèle, c’est un dis­po­si­tif taillé sur mesure pour le pou­voir en place ; comme si les conser­va­teurs avaient dres­sé une liste de tout ce qui fait obs­tacle à leur poli­tique répres­sive. Car l’Espagne vit depuis 2007 une situa­tion éco­no­mique et sociale qui ne cesse de s’aggraver. Cette situa­tion inte­nable a pro­vo­qué des pro­tes­ta­tions paci­fiques des Espa­gnols, qui ont fait preuve de beau­coup d’imagination et de soli­da­ri­té pour affron­ter la crise et l’incurie de leur gou­ver­ne­ment. C’est pré­ci­sé­ment cette ima­gi­na­tion qui est visée par la loi, c’est ici que le sur-mesure éclate au grand jour.

Pre­nons, pour com­men­cer, le mou­ve­ment des Indi­gnés. Le 15 mai 2011 (d’où le nom de « 15M »), un groupe de per­sonnes a impro­vi­sé, via les réseaux sociaux, un sit­ting à la Puer­ta del Sol, à Madrid. Très vite des cen­taines de per­sonnes y ont conver­gé et sont demeu­rées sur place des mois durant. À l’époque, elles reven­di­quaient une démo­cra­tie plus par­ti­ci­pa­tive et l’abandon du bipar­tisme ; nous étions alors à la veille d’élections muni­ci­pales et régio­nales. Le mou­ve­ment a fait tache d’huile à tra­vers toute l’Espagne, et on ne comp­tait plus les places de grandes villes enva­hies par une foule bigar­rée et paci­fique. Dans un pre­mier temps, les membres du PP ont ten­té de jeter l’opprobre sur ce mou­ve­ment en les taxant de « radi­caux » et en ten­tant de convaincre les Espa­gnols qu’ils avaient per­du le sou­tien de la popu­la­tion. En vain.

Aujourd’hui, en revanche, grâce à la nou­velle loi, par­ti­ci­per à une pro­tes­ta­tion lan­cée sur Face­book ou Twit­ter, sans qu’elle soit auto­ri­sée au préa­lable, sera consi­dé­rée comme une infrac­tion légère, sauf si elle pour­suit une « fina­li­té coer­ci­tive » ou si elle se déroule une jour­née d’élections, auquel cas elle devien­dra une infrac­tion grave.

Par ailleurs, la PAH, créée en 2009, est une pla­te­forme de sou­tien aux per­sonnes éprou­vant des dif­fi­cul­tés à payer leur emprunt hypo­thé­caire et mena­cées d’expulsion. Après avoir dépo­sé une ini­tia­tive légis­la­tive popu­laire en 2013 et l’avoir vue vidée de sa sub­stance par le PP, elle a opté pour une nou­velle forme d’action : Los escraches, mani­fes­ta­tions paci­fiques devant le domi­cile d’élus ou devant le siège du PP. Après une période d’insultes et de déni­gre­ment, le PP est pas­sé à la vitesse supé­rieure, inté­grant à la loi bâillon des articles punis­sant l’obstruction, la déso­béis­sance et la résis­tance aux auto­ri­tés en tant qu’infractions graves. Sont dans la ligne de mire les membres de la PAH, mais aus­si les voi­sins des per­sonnes expul­sées qui, bien sou­vent, se mobi­lisent pour empê­cher les expul­sions. Il faut ajou­ter que Los escraches sont éga­le­ment sus­cep­tibles de tom­ber sous le coup de la pro­hi­bi­tion des ras­sem­ble­ments « à fina­li­té coer­ci­tive » (infrac­tion grave). Une cir­cu­laire inter­dit d’ailleurs à qui­conque de s’approcher à moins de 300 mètres des habi­ta­tions et lieux de tra­vail des élus PP.

D’autres mou­ve­ments sociaux, appa­rus conco­mi­tam­ment ou dans le sillage du 15M, sont aus­si la cible des sni­pers conservateurs.

Ain­si, les nom­breuses Mareas (marées) regrou­pant des corps de métiers : les mareas blan­ca — soins de san­té —, verde — ensei­gne­ment —, et bien d’autres encore pro­testent contre la pri­va­ti­sa­tion des ser­vices publics et les coupes bud­gé­taires. Leurs orga­ni­sa­teurs et par­ti­ci­pants seront eux aus­si pas­sibles de lourdes amendes. Les syn­di­cats sont bien enten­du en ligne de mire : la pro­tes­ta­tion sala­riale est déjà de fac­to assi­mi­lée à un conflit qui menace l’ordre public.

La Coor­di­na­do­ra 25S2 a lan­cé, dès aout 2012, via les réseaux sociaux, des appels à mani­fes­ter mas­si­ve­ment pour entou­rer le Congrès des dépu­tés aux cris de « vous ne nous repré­sen­tez pas ». Ceci sera bien enten­du désor­mais consi­dé­ré comme une infrac­tion légère si la mani­fes­ta­tion n’a pas été com­mu­ni­quée à l’avance. L’organisateur de la mani­fes­ta­tion sera lui aus­si condam­né même s’il n’a pas mon­tré le bout de son nez.

Des bri­gades de voi­sins pour l’observation des droits humains se sont éga­le­ment consti­tuées afin de dénon­cer les pra­tiques dis­cri­mi­na­toires de la police. Il leur sem­blait que les contrôles poli­ciers visaient à limi­ter la pré­sence de mino­ri­tés dans l’espace public. Vêtus de gilets sur les­quels on peut lire « vigi­lan­do a los vigi­lantes » (Nous sur­veillons les sur­veillants), ces bri­gades se sont assi­gné la tâche d’observer, de docu­men­ter (films et pho­tos) et de dénon­cer les contrôles abu­sifs d’identité visant des « alloch­tones ». Elles informent aus­si les per­sonnes de leurs droits et les ren­voient vers des asso­cia­tions qui leur viennent en aide. Or fil­mer et/ou pho­to­gra­phier des agents de police sera désor­mais consi­dé­ré comme une infrac­tion légère, soit qu’elle relève d’une « atteinte au droit à l’honneur, à l’intimité, à l’image du poli­cier », soit que cela mette en péril une opé­ra­tion en cours.

Des per­sonnes âgées, sciem­ment arna­quées par des banques qui leur ont pro­po­sé de pla­cer leur épargne dans des pro­duits finan­ciers toxiques, ont éga­le­ment déve­lop­pé leurs formes de pro­tes­ta­tion, notam­ment en occu­pant le trot­toir devant des agences. Bien­tôt, l’occupation de la voie publique pour­ra être punie en tant que désordre public, même si elle ne s’accompagne d’aucune menace, ni dommage.

Enfin, des ONG, telle Green­peace, sont dans le col­li­ma­teur du pou­voir, puisque la loi pré­voit l’interdiction d’escalader des monu­ments ou édi­fices sans auto­ri­sa­tion, de se réunir près de cen­trales nucléaires, d’aéroports, etc.

On note­ra, d’une manière géné­rale, que la loi bâillon regorge de notions floues, à tel point qu’un groupe de péna­listes la consi­dère comme la loi la plus mal écrite du droit espa­gnol. Il sera de fac­to impos­sible pour le citoyen de savoir ce qui lui est inter­dit, les organes éta­tiques dis­po­sant à cet égard d’une énorme marge d’interprétation.

Les recettes classiques

Outre l’élaboration de nou­velles peines, la nou­velle loi inclut éga­le­ment des pro­cé­dés répres­sifs plus clas­siques. C’est ain­si que les délits repris ci-des­sus échap­pe­ront au droit pénal pour entrer dans le domaine du droit admi­nis­tra­tif. Comme on le sait, les garan­ties juri­dic­tion­nelles en matière admi­nis­tra­tive sont moindres qu’en droit pénal, celui-ci ayant fait l’objet d’une atten­tion toute par­ti­cu­lière dans le champ des droits humains.

De plus, dans ce sys­tème, il est impos­sible d’introduire un recours en appel avant de s’être acquit­té de l’amende admi­nis­tra­tive déci­dée en pre­mière ins­tance. En outre, l’introduction du recours sera sou­mise au paie­ment d’une taxe, laquelle ne lui sera en aucun cas rem­bour­sée, quand bien même gagne­rait-il son recours. Il fau­dra doré­na­vant être riche, voire très riche, pour défendre ses droits dans la rue.

La fra­gi­li­sa­tion de la posi­tion du jus­ti­ciable ne serait pas com­plète si la loi bâillon ne don­nait pas un rôle pré­pon­dé­rant aux forces de l’ordre. En effet, elle pré­voit que les allé­ga­tions de ces der­nières béné­fi­cie­ront d’une « pré­somp­tion de véri­té ». Pour des infrac­tions comme celle du « manque de consi­dé­ra­tion envers un agent » où les élé­ments de preuve seront par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­ciles à réunir, com­ment éta­blir les faits ? Tout sim­ple­ment en se fiant au témoi­gnage de l’agent lui-même, qui, comme cha­cun sait, est par­fai­te­ment objec­tif. Il en ira de même pour le refus d’obéir à une injonc­tion poli­cière, laquelle est même une infrac­tion grave.

La loi bâillon prend place dans une entre­prise bien plus large de réforme du droit pénal et de la pro­cé­dure pénale. Il ne s’agit pas d’un texte iso­lé, mais bien d’un élé­ment d’un large pro­jet de mise au pas de la socié­té espa­gnole. On pour­rait y voir l’œuvre de conser­va­teurs cor­rom­pus et aux abois, pro­fi­tant qu’ils tiennent les rênes du pou­voir pour muse­ler une contes­ta­tion qui les menace. Il y a certes de cela, mais s’en tenir à cette hypo­thèse revien­drait à oublier que l’Espagne demeure un pays tra­vaillé de manière récur­rente par l’autoritarisme et la ten­ta­tion tota­li­taire. En effet, depuis la mort du dic­ta­teur en 1975, le pays a connu des atten­tats d’extrême droite3 et indé­pen­dan­tistes, une ten­ta­tive de coup d’État reten­tis­sante en février 1981 et un ter­ro­risme d’État incar­né par les GAL4. En 92, ce sont les socia­listes du PSOE qui pro­mul­guaient la mère de l’actuelle loi de sécu­ri­té citoyenne, appe­lée alors la « loi du coup de pied dans la porte5 ». Il faut y ajou­ter les charges poli­cières extrê­me­ment dures lors des mani­fes­ta­tions en oppo­si­tion à la par­ti­ci­pa­tion à la guerre en Irak sous l’ère Aznar, inter­ven­tion mili­taire qui abou­tit in fine aux atten­tats de Madrid. On le voit, l’Espagne entre­tient un rap­port com­plexe au recours à la force, lequel est un réflexe presque inné chez les gou­ver­nants espa­gnols de droite comme de gauche.

  1. Cita­tion de la loi.
  2. Nom tiré de la pre­mière mani­fes­ta­tion qui eut lieu le 25 sep­tembre 2012.
  3. En 1977, Artu­ro Ruiz, un étu­diant avait été abat­tu par des fas­cistes. Lors des mani­fes­ta­tions de contes­ta­tion, d’autres étu­diants ont per­du la vie. Le som­met fut atteint lorsque des avo­cats tra­vaillistes furent froi­de­ment assas­si­nés dans leur bureau de la rue Ato­cha. C’était l’époque où le gou­ver­ne­ment tra­vaillait à léga­li­ser le PCE espagnol.
  4. GAL : Groupes anti­ter­ro­ristes de libé­ra­tion for­més pour lut­ter prin­ci­pa­le­ment contre l’ETA et finan­cés par des hauts fonc­tion­naires du minis­tère de l’Intérieur. Ils se sont livrés à des assas­si­nats poli­tiques ciblés de 1983 à 1987.
  5. Nom don­né par la rue à la loi qui per­met­tait de péné­trer dans les domi­ciles sans mandat.

Cristal Huerdo Moreno


Auteur

Cristal Huerdo Moreno est maitre de langue principal à l’Université Saint-Louis—Bruxelles, maitre de langue à l’UMONS et traductrice. Elle travaille sur l’écriture féminine engagée (Espagne 1920-1975), sur la fictionnalisation de la guerre civile dans la littérature du XXIe siècle et sur l’hétérolinguisme. Elle encadre la rubrique Italique de La Revue nouvelle.