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Espagne, laboratoire de la répression
En janvier dernier, des chefs d’État et de gouvernement sont descendus dans la rue à Paris pour défendre la liberté d’expression. Parmi ces personnes hautement recommandables, se trouvait Mariano Rajoy, Premier ministre espagnol depuis 2011. Nul doute que ce défenseur des libertés fondamentales mène chez lui une politique en accord avec son implication dans la marche […]
En janvier dernier, des chefs d’État et de gouvernement sont descendus dans la rue à Paris pour défendre la liberté d’expression. Parmi ces personnes hautement recommandables, se trouvait Mariano Rajoy, Premier ministre espagnol depuis 2011. Nul doute que ce défenseur des libertés fondamentales mène chez lui une politique en accord avec son implication dans la marche du 11 janvier.
Pas si sûr… Un mois auparavant, jour pour jour, le Parlement espagnol votait, majorité PP (Partido Popular) contre opposition, un projet de loi relatif à la sécurité citoyenne, supposé garantir les droits fondamentaux, les libertés publiques et la sécurité des citoyens, mais rapidement baptisé Ley mordaza, loi bâillon, par la rue espagnole. Alors que Mariano défilait, 82% des Espagnols demandaient la modification ou le retrait pur et simple du projet. Malgré cela, un vote est intervenu ce 12 mars.
Depuis l’entame du projet, le PP, pareil à lui-même, a martelé que cette loi constituait une « avancée démocratique ». Et son porte-parole d’ajouter que « les manifestations seront plus libres car elles se dérouleront à l’abri des individus violents ». Il faut dire que la loi antérieure datait de 1992 et que depuis, la société a fait face à de nombreux changements sociaux et technologiques. Si le législateur ne s’étend pas sur les premiers, il est davantage disert sur les seconds, puisqu’après avoir salué leurs bienfaits, il en cite les usages pervers qui peuvent engendrer « des conduites antisociales qui demandent une réponse adéquate1 ».
Cette réponse adéquate semble consister en l’infliction de peines. La loi prévoit ainsi trois niveaux d’infractions : légères (punies d’une amende de 100 à 600 €), graves (601 – 30.000 €) et très graves (30.001 – 600.000 €). Notons que si trois infractions légères sont commises en l’espace de deux ans, elles deviennent une faute grave, trois graves dans le même délai se convertissent en une très grave.
Une répression sur mesure
Ce que la lecture du projet de loi révèle, c’est un dispositif taillé sur mesure pour le pouvoir en place ; comme si les conservateurs avaient dressé une liste de tout ce qui fait obstacle à leur politique répressive. Car l’Espagne vit depuis 2007 une situation économique et sociale qui ne cesse de s’aggraver. Cette situation intenable a provoqué des protestations pacifiques des Espagnols, qui ont fait preuve de beaucoup d’imagination et de solidarité pour affronter la crise et l’incurie de leur gouvernement. C’est précisément cette imagination qui est visée par la loi, c’est ici que le sur-mesure éclate au grand jour.
Prenons, pour commencer, le mouvement des Indignés. Le 15 mai 2011 (d’où le nom de « 15M »), un groupe de personnes a improvisé, via les réseaux sociaux, un sitting à la Puerta del Sol, à Madrid. Très vite des centaines de personnes y ont convergé et sont demeurées sur place des mois durant. À l’époque, elles revendiquaient une démocratie plus participative et l’abandon du bipartisme ; nous étions alors à la veille d’élections municipales et régionales. Le mouvement a fait tache d’huile à travers toute l’Espagne, et on ne comptait plus les places de grandes villes envahies par une foule bigarrée et pacifique. Dans un premier temps, les membres du PP ont tenté de jeter l’opprobre sur ce mouvement en les taxant de « radicaux » et en tentant de convaincre les Espagnols qu’ils avaient perdu le soutien de la population. En vain.
Aujourd’hui, en revanche, grâce à la nouvelle loi, participer à une protestation lancée sur Facebook ou Twitter, sans qu’elle soit autorisée au préalable, sera considérée comme une infraction légère, sauf si elle poursuit une « finalité coercitive » ou si elle se déroule une journée d’élections, auquel cas elle deviendra une infraction grave.
Par ailleurs, la PAH, créée en 2009, est une plateforme de soutien aux personnes éprouvant des difficultés à payer leur emprunt hypothécaire et menacées d’expulsion. Après avoir déposé une initiative législative populaire en 2013 et l’avoir vue vidée de sa substance par le PP, elle a opté pour une nouvelle forme d’action : Los escraches, manifestations pacifiques devant le domicile d’élus ou devant le siège du PP. Après une période d’insultes et de dénigrement, le PP est passé à la vitesse supérieure, intégrant à la loi bâillon des articles punissant l’obstruction, la désobéissance et la résistance aux autorités en tant qu’infractions graves. Sont dans la ligne de mire les membres de la PAH, mais aussi les voisins des personnes expulsées qui, bien souvent, se mobilisent pour empêcher les expulsions. Il faut ajouter que Los escraches sont également susceptibles de tomber sous le coup de la prohibition des rassemblements « à finalité coercitive » (infraction grave). Une circulaire interdit d’ailleurs à quiconque de s’approcher à moins de 300 mètres des habitations et lieux de travail des élus PP.
D’autres mouvements sociaux, apparus concomitamment ou dans le sillage du 15M, sont aussi la cible des snipers conservateurs.
Ainsi, les nombreuses Mareas (marées) regroupant des corps de métiers : les mareas blanca — soins de santé —, verde — enseignement —, et bien d’autres encore protestent contre la privatisation des services publics et les coupes budgétaires. Leurs organisateurs et participants seront eux aussi passibles de lourdes amendes. Les syndicats sont bien entendu en ligne de mire : la protestation salariale est déjà de facto assimilée à un conflit qui menace l’ordre public.
La Coordinadora 25S2 a lancé, dès aout 2012, via les réseaux sociaux, des appels à manifester massivement pour entourer le Congrès des députés aux cris de « vous ne nous représentez pas ». Ceci sera bien entendu désormais considéré comme une infraction légère si la manifestation n’a pas été communiquée à l’avance. L’organisateur de la manifestation sera lui aussi condamné même s’il n’a pas montré le bout de son nez.
Des brigades de voisins pour l’observation des droits humains se sont également constituées afin de dénoncer les pratiques discriminatoires de la police. Il leur semblait que les contrôles policiers visaient à limiter la présence de minorités dans l’espace public. Vêtus de gilets sur lesquels on peut lire « vigilando a los vigilantes » (Nous surveillons les surveillants), ces brigades se sont assigné la tâche d’observer, de documenter (films et photos) et de dénoncer les contrôles abusifs d’identité visant des « allochtones ». Elles informent aussi les personnes de leurs droits et les renvoient vers des associations qui leur viennent en aide. Or filmer et/ou photographier des agents de police sera désormais considéré comme une infraction légère, soit qu’elle relève d’une « atteinte au droit à l’honneur, à l’intimité, à l’image du policier », soit que cela mette en péril une opération en cours.
Des personnes âgées, sciemment arnaquées par des banques qui leur ont proposé de placer leur épargne dans des produits financiers toxiques, ont également développé leurs formes de protestation, notamment en occupant le trottoir devant des agences. Bientôt, l’occupation de la voie publique pourra être punie en tant que désordre public, même si elle ne s’accompagne d’aucune menace, ni dommage.
Enfin, des ONG, telle Greenpeace, sont dans le collimateur du pouvoir, puisque la loi prévoit l’interdiction d’escalader des monuments ou édifices sans autorisation, de se réunir près de centrales nucléaires, d’aéroports, etc.
On notera, d’une manière générale, que la loi bâillon regorge de notions floues, à tel point qu’un groupe de pénalistes la considère comme la loi la plus mal écrite du droit espagnol. Il sera de facto impossible pour le citoyen de savoir ce qui lui est interdit, les organes étatiques disposant à cet égard d’une énorme marge d’interprétation.
Les recettes classiques
Outre l’élaboration de nouvelles peines, la nouvelle loi inclut également des procédés répressifs plus classiques. C’est ainsi que les délits repris ci-dessus échapperont au droit pénal pour entrer dans le domaine du droit administratif. Comme on le sait, les garanties juridictionnelles en matière administrative sont moindres qu’en droit pénal, celui-ci ayant fait l’objet d’une attention toute particulière dans le champ des droits humains.
De plus, dans ce système, il est impossible d’introduire un recours en appel avant de s’être acquitté de l’amende administrative décidée en première instance. En outre, l’introduction du recours sera soumise au paiement d’une taxe, laquelle ne lui sera en aucun cas remboursée, quand bien même gagnerait-il son recours. Il faudra dorénavant être riche, voire très riche, pour défendre ses droits dans la rue.
La fragilisation de la position du justiciable ne serait pas complète si la loi bâillon ne donnait pas un rôle prépondérant aux forces de l’ordre. En effet, elle prévoit que les allégations de ces dernières bénéficieront d’une « présomption de vérité ». Pour des infractions comme celle du « manque de considération envers un agent » où les éléments de preuve seront particulièrement difficiles à réunir, comment établir les faits ? Tout simplement en se fiant au témoignage de l’agent lui-même, qui, comme chacun sait, est parfaitement objectif. Il en ira de même pour le refus d’obéir à une injonction policière, laquelle est même une infraction grave.
La loi bâillon prend place dans une entreprise bien plus large de réforme du droit pénal et de la procédure pénale. Il ne s’agit pas d’un texte isolé, mais bien d’un élément d’un large projet de mise au pas de la société espagnole. On pourrait y voir l’œuvre de conservateurs corrompus et aux abois, profitant qu’ils tiennent les rênes du pouvoir pour museler une contestation qui les menace. Il y a certes de cela, mais s’en tenir à cette hypothèse reviendrait à oublier que l’Espagne demeure un pays travaillé de manière récurrente par l’autoritarisme et la tentation totalitaire. En effet, depuis la mort du dictateur en 1975, le pays a connu des attentats d’extrême droite3 et indépendantistes, une tentative de coup d’État retentissante en février 1981 et un terrorisme d’État incarné par les GAL4. En 92, ce sont les socialistes du PSOE qui promulguaient la mère de l’actuelle loi de sécurité citoyenne, appelée alors la « loi du coup de pied dans la porte5 ». Il faut y ajouter les charges policières extrêmement dures lors des manifestations en opposition à la participation à la guerre en Irak sous l’ère Aznar, intervention militaire qui aboutit in fine aux attentats de Madrid. On le voit, l’Espagne entretient un rapport complexe au recours à la force, lequel est un réflexe presque inné chez les gouvernants espagnols de droite comme de gauche.
- Citation de la loi.
- Nom tiré de la première manifestation qui eut lieu le 25 septembre 2012.
- En 1977, Arturo Ruiz, un étudiant avait été abattu par des fascistes. Lors des manifestations de contestation, d’autres étudiants ont perdu la vie. Le sommet fut atteint lorsque des avocats travaillistes furent froidement assassinés dans leur bureau de la rue Atocha. C’était l’époque où le gouvernement travaillait à légaliser le PCE espagnol.
- GAL : Groupes antiterroristes de libération formés pour lutter principalement contre l’ETA et financés par des hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur. Ils se sont livrés à des assassinats politiques ciblés de 1983 à 1987.
- Nom donné par la rue à la loi qui permettait de pénétrer dans les domiciles sans mandat.