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Espace de libertés
Sous l’intitulé « L’ascenseur social en panne ? », le magazine du Centre d’action laïque publie un dossier important — bien que forcément fragmentaire et, à certains égards, disparate — sur les différents blocages à l’emploi, leurs mécanismes, et peut-être surtout leurs conséquences, en termes de chute dans la pauvreté. Une question anthropologique, placée en exergue du texte d’Yvan Mayeur en résume la […]
Sous l’intitulé « L’ascenseur social en panne ? », le magazine du Centre d’action laïque publie un dossier important — bien que forcément fragmentaire et, à certains égards, disparate — sur les différents blocages à l’emploi, leurs mécanismes, et peut-être surtout leurs conséquences, en termes de chute dans la pauvreté. Une question anthropologique, placée en exergue du texte d’Yvan Mayeur en résume la portée : « Serions-nous sur terre pour survivre avec la fin du mois qui commence le premier jour ? ». Dans cet article de tête, Jean Sloover interviewe le président du CPAS de Bruxelles à propos de son récent livre Pauvres de nous — Pratiques de la pauvreté urbaine (éd. Luc Pire). On en retiendra d’abord ce que les nantis ne veulent ni voir ni savoir : 15 % des ménages belges, c’est-à-dire 1,5 million de personnes, doivent « vivre » avec un revenu qui ne dépasse pas, loin de là, 777 euros par mois, et, si toutes les allocations sociales étaient supprimées, 42 % de la population connaitrait les affres de la misère. Pour s’attaquer aux causes de cette situation, la problématique de l’emploi n’est pas suffisante. À preuve, 4 ou 6 % des actifs (!) sont pauvres, car leurs salaires sont insuffisants, compte tenu notamment de l’augmentation du cout du logement. Et, au demeurant, si notre système repose sur le travail, il n’est pas « la » solution pour tout le monde ! Le vrai problème est la redistribution des richesses.
En fin de dossier, un article de Julien Dohet se donne d’ailleurs à bon escient pour tâche de faire comprendre à ceux qui n’ont pas d’yeux pour voir ni d’oreilles pour entendre ce que peuvent vivre celles et ceux qui ont expérimenté divers types de chutes dans le dénuement social en présentant trois livres percutants. D’abord, L’Amérique pauvre. Comment ne pas survivre en travaillant (éd. Grasset), où Barbara Ehrenreich, journaliste anglophone blanche de cinquante ans, décrit son expérience de serveuse volontaire en Floride, de femme d’ouvrage dans le Maine et de vendeuse dans un grand magasin Wal-Mart. Ensuite, l’immersion volontaire, à vingt-six ans, de Jack London dans l’East-End londonien, qui a valu à ce dernier d’en rapporter une description saisissante du Peuple d’en bas (éd. Phébus). Enfin la métamorphose en noir par des moyens chimiques du Blanc J.H. Griffin, qui relate Dans la peau d’un noir (éd. Gallimard) son automatique et foudroyante déchéance au sein de la société américaine.
Parmi les autres articles de cet ensemble de qualité, le lecteur aura intérêt, pour rester dans cet esprit, à privilégier ceux qui parlent du terrain belge. Et d’abord la contribution de Stéphane Balthazar et Olivier Flohimont, sous-titrée « Quand emploi ne rime pas avec salaire décent ». Étude très fouillée, qui identifie et détaille les trois grandes catégories de risques de pauvreté : la faiblesse de la rémunération, les charges familiales et les contraintes de la consommation. Sur le premier point, les auteurs déclarent sans détour que le relèvement du « salaire poche » n’est pas une solution s’il n’obéit pas à une condition très claire : « Il y a piège à l’emploi lorsque le salaire ne dépasse pas l’allocation de chômage d’au moins 15 %. Par rapport au salaire minimum légal, il faudrait que l’allocation de chômage soit comprise entre 910 et 990 euros nets selon les situations familiales pour qu’il y ait effectivement piège à l’emploi. Or seulement 20 % des allocations versées dépassent les 900 euros. Le vrai problème de la précarité n’est pas tant la charge d’impôt mais plus fondamentalement que les salaires bruts sont insuffisants pour compenser l’allocation de chômage et éviter la précarité, surtout s’il y a charge de famille ». Le risque de pauvreté provenant des charges familiales va de soi. Quant aux contraintes de consommation, elles visent évidemment l’inflation qui érode le pouvoir d’achat, l’indice qui exclut une série de produits dont les prix ont explosé et dont le « panier » est basé sur les ménages « moyens », et la part du loyer dans le budget des ménages. D’où retour à la case départ : la croissance du nombre de travailleurs pauvres en Belgique est avant tout la conséquence d’une rémunération brute trop faible en fonction du travail. Ce n’est donc pas en relevant artificiellement la rémunération nette des bas salaires que l’on va régler le problème de la pauvreté des travailleurs.
À cette approche, Marie-Thérèse Casman ajoute un article, malheureusement trop court, sur « Monoparentalité et pauvreté », où elle exhorte les jeunes femmes avec enfants à « intégrer la nécessité de ne pas investir toute leur identité dans la construction d’une carrière familiale, mais aussi dans l’établissement d’une carrière professionnelle, seul gage d’autonomie et d’égalité véritable ».
Restent trois contributions plus généralistes s’appuyant soit sur des interviews, soit sur des publications d’auteurs étrangers. L’entretien avec Louis Chauvel (Sciences-Po Paris) aborde la paupérisation des classes moyennes. Il illustre le conflit économique objectif en France entre la génération des 30 – 35 ans et celle, quinquagénaire, issue du baby boom, dont l’installation confortable aux commandes retarde sinon bloque les possibilités de carrière.
Les deux dernières approches se concentrent quant à elles sur la question paradoxale de l’inutile et indispensable diplôme. Géry Coomans, auteur d’un Atlas mondial du travail, en parle essentiellement à partir du discuté Contrat français première embauche (CPE) et conclut, comme Louis Chauvel, qu’il faut que les « quinquas » d’aujourd’hui dis- paraissent pour « rendre la souplesse à toute une série d’organisations ». Se basant quant à lui sur l’ouvrage de Stéphane Beaud 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratie scolaire (éd. La Découverte), Matéo Alaluf stigmatise la déqualification en cascade des jeunes. Il souligne également la critique anticapitaliste que comporte la lutte des jeunes français contre le CPE, pour conclure de manière aussi désabusée qu’ironique à propos de l’ascenseur social en panne : « Rien de tel pour faire fonctionner l’ascenseur que de faire prendre l’escalier aux pauvres » (CPE, apprentissage dès quatorze ans, sélection pour l’accès à l’université, etc.). « L’ascenseur reprendra du service après avoir ainsi trié le bon grain de l’ivraie. »
La couverture du numéro est illustrée par un dessin puissamment symbolique de Cost.