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Espace de libertés

Numéro 07/8 Juillet-Août 2006 par Hervé Cnudde

juillet 2006

Sous l’in­ti­tu­lé « L’ascen­seur social en panne ? », le maga­zine du Centre d’ac­tion laïque publie un dos­sier impor­tant — bien que for­cé­ment frag­men­taire et, à cer­tains égards, dis­pa­rate — sur les dif­fé­rents blo­cages à l’emploi, leurs méca­nismes, et peut-être sur­tout leurs consé­quences, en termes de chute dans la pau­vre­té. Une ques­tion anthro­po­lo­gique, pla­cée en exergue du texte d’Y­van Mayeur en résume la […]

Sous l’in­ti­tu­lé « L’ascen­seur social en panne ? », le maga­zine du Centre d’ac­tion laïque publie un dos­sier impor­tant — bien que for­cé­ment frag­men­taire et, à cer­tains égards, dis­pa­rate — sur les dif­fé­rents blo­cages à l’emploi, leurs méca­nismes, et peut-être sur­tout leurs consé­quences, en termes de chute dans la pau­vre­té. Une ques­tion anthro­po­lo­gique, pla­cée en exergue du texte d’Y­van Mayeur en résume la por­tée : « Serions-nous sur terre pour sur­vivre avec la fin du mois qui com­mence le pre­mier jour ? ». Dans cet article de tête, Jean Sloo­ver inter­viewe le pré­sident du CPAS de Bruxelles à pro­pos de son récent livre Pauvres de nous — Pra­tiques de la pau­vre­té urbaine (éd. Luc Pire). On en retien­dra d’a­bord ce que les nan­tis ne veulent ni voir ni savoir : 15 % des ménages belges, c’est-à-dire 1,5 mil­lion de per­sonnes, doivent « vivre » avec un reve­nu qui ne dépasse pas, loin de là, 777 euros par mois, et, si toutes les allo­ca­tions sociales étaient sup­pri­mées, 42 % de la popu­la­tion connai­trait les affres de la misère. Pour s’at­ta­quer aux causes de cette situa­tion, la pro­blé­ma­tique de l’emploi n’est pas suf­fi­sante. À preuve, 4 ou 6 % des actifs (!) sont pauvres, car leurs salaires sont insuf­fi­sants, compte tenu notam­ment de l’aug­men­ta­tion du cout du loge­ment. Et, au demeu­rant, si notre sys­tème repose sur le tra­vail, il n’est pas « la » solu­tion pour tout le monde ! Le vrai pro­blème est la redis­tri­bu­tion des richesses.

En fin de dos­sier, un article de Julien Dohet se donne d’ailleurs à bon escient pour tâche de faire com­prendre à ceux qui n’ont pas d’yeux pour voir ni d’o­reilles pour entendre ce que peuvent vivre celles et ceux qui ont expé­ri­men­té divers types de chutes dans le dénue­ment social en pré­sen­tant trois livres per­cu­tants. D’a­bord, L’A­mé­rique pauvre. Com­ment ne pas sur­vivre en tra­vaillant (éd. Gras­set), où Bar­ba­ra Ehren­reich, jour­na­liste anglo­phone blanche de cin­quante ans, décrit son expé­rience de ser­veuse volon­taire en Flo­ride, de femme d’ou­vrage dans le Maine et de ven­deuse dans un grand maga­sin Wal-Mart. Ensuite, l’im­mer­sion volon­taire, à vingt-six ans, de Jack Lon­don dans l’East-End lon­do­nien, qui a valu à ce der­nier d’en rap­por­ter une des­crip­tion sai­sis­sante du Peuple d’en bas (éd. Phé­bus). Enfin la méta­mor­phose en noir par des moyens chi­miques du Blanc J.H. Grif­fin, qui relate Dans la peau d’un noir (éd. Gal­li­mard) son auto­ma­tique et fou­droyante déchéance au sein de la socié­té américaine.

Par­mi les autres articles de cet ensemble de qua­li­té, le lec­teur aura inté­rêt, pour res­ter dans cet esprit, à pri­vi­lé­gier ceux qui parlent du ter­rain belge. Et d’a­bord la contri­bu­tion de Sté­phane Bal­tha­zar et Oli­vier Flo­hi­mont, sous-titrée « Quand emploi ne rime pas avec salaire décent ». Étude très fouillée, qui iden­ti­fie et détaille les trois grandes caté­go­ries de risques de pau­vre­té : la fai­blesse de la rému­né­ra­tion, les charges fami­liales et les contraintes de la consom­ma­tion. Sur le pre­mier point, les auteurs déclarent sans détour que le relè­ve­ment du « salaire poche » n’est pas une solu­tion s’il n’o­béit pas à une condi­tion très claire : « Il y a piège à l’emploi lorsque le salaire ne dépasse pas l’al­lo­ca­tion de chô­mage d’au moins 15 %. Par rap­port au salaire mini­mum légal, il fau­drait que l’al­lo­ca­tion de chô­mage soit com­prise entre 910 et 990 euros nets selon les situa­tions fami­liales pour qu’il y ait effec­ti­ve­ment piège à l’emploi. Or seule­ment 20 % des allo­ca­tions ver­sées dépassent les 900 euros. Le vrai pro­blème de la pré­ca­ri­té n’est pas tant la charge d’im­pôt mais plus fon­da­men­ta­le­ment que les salaires bruts sont insuf­fi­sants pour com­pen­ser l’al­lo­ca­tion de chô­mage et évi­ter la pré­ca­ri­té, sur­tout s’il y a charge de famille ». Le risque de pau­vre­té pro­ve­nant des charges fami­liales va de soi. Quant aux contraintes de consom­ma­tion, elles visent évi­dem­ment l’in­fla­tion qui érode le pou­voir d’a­chat, l’in­dice qui exclut une série de pro­duits dont les prix ont explo­sé et dont le « panier » est basé sur les ménages « moyens », et la part du loyer dans le bud­get des ménages. D’où retour à la case départ : la crois­sance du nombre de tra­vailleurs pauvres en Bel­gique est avant tout la consé­quence d’une rému­né­ra­tion brute trop faible en fonc­tion du tra­vail. Ce n’est donc pas en rele­vant arti­fi­ciel­le­ment la rému­né­ra­tion nette des bas salaires que l’on va régler le pro­blème de la pau­vre­té des travailleurs.
À cette approche, Ma­­rie-Thé­rèse Cas­man ajoute un article, malheureuse­ment trop court, sur « Mono­parentalité et pau­vre­té », où elle exhorte les jeunes femmes avec enfants à « inté­grer la néces­si­té de ne pas inves­tir toute leur iden­ti­té dans la construc­tion d’une car­rière fami­liale, mais aus­si dans l’é­ta­blis­se­ment d’une car­rière pro­fes­sion­nelle, seul gage d’au­to­no­mie et d’é­ga­li­té véritable ».

Res­tent trois contri­bu­tions plus géné­ra­listes s’ap­puyant soit sur des inter­views, soit sur des publi­ca­tions d’au­teurs étran­gers. L’en­tre­tien avec Louis Chau­vel (Sciences-Po Paris) aborde la pau­pé­ri­sa­tion des classes moyennes. Il illustre le conflit éco­no­mique objec­tif en France entre la géné­ra­tion des 30 – 35 ans et celle, quin­qua­gé­naire, issue du baby boom, dont l’ins­tal­la­tion confor­table aux com­mandes retarde sinon bloque les pos­si­bi­li­tés de carrière.

Les deux der­nières approches se concentrent quant à elles sur la ques­tion para­doxale de l’i­nu­tile et indis­pen­sable diplôme. Géry Coomans, auteur d’un Atlas mon­dial du tra­vail, en parle essen­tiel­le­ment à par­tir du dis­cu­té Contrat fran­çais pre­mière embau­che (CPE) et conclut, comme Louis Chau­vel, qu’il faut que les « quin­quas » d’au­jourd’­hui dis- paraissent pour « rendre la sou­plesse à toute une série d’or­ga­ni­sa­tions ». Se basant quant à lui sur l’ou­vrage de Sté­phane Beaud 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démo­cra­tie sco­laire (éd. La Décou­verte), Matéo Ala­luf stig­ma­tise la déqua­li­fi­ca­tion en cas­cade des jeunes. Il sou­ligne éga­le­ment la cri­tique anti­ca­pi­ta­liste que com­porte la lutte des jeunes fran­çais contre le CPE, pour conclure de manière aus­si désa­bu­sée qu’i­ro­nique à pro­pos de l’as­cen­seur social en panne : « Rien de tel pour faire fonc­tion­ner l’as­cen­seur que de faire prendre l’es­ca­lier aux pauvres » (CPE, appren­tis­sage dès qua­torze ans, sélec­tion pour l’ac­cès à l’u­ni­ver­si­té, etc.). « L’as­cen­seur repren­dra du ser­vice après avoir ain­si trié le bon grain de l’ivraie. »

La cou­ver­ture du numé­ro est illus­trée par un des­sin puis­sam­ment sym­bo­lique de Cost.

Hervé Cnudde


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