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Entrer pour sortir /sortir sans entrer…

Numéro 05/6 Mai-Juin 2011 par Jacques Vandenschrick

juin 2011

L’er­rant qui che­mine au cœur du Win­ter­reise, le poi­gnant Voyage d’hi­ver que Franz Schu­bert com­po­sa quelque temps avant sa mort, nous confie, dans le ving­tième lied : « Eine Strasse muss ich gehen, die noch kei­ner ging zurück » (« Je dois par­cou­rir un che­min dont nul n’est encore reve­nu »). Je réécoute — on est mar­di — ce chant d’un départ funèbre au […]

L’er­rant qui che­mine au cœur du Win­ter­reise, le poi­gnant Voyage d’hi­ver que Franz Schu­bert com­po­sa quelque temps avant sa mort, nous confie, dans le ving­tième lied : « Eine Strasse muss ich gehen, die noch kei­ner ging zurück » (« Je dois par­cou­rir un che­min dont nul n’est encore reve­nu »). Je réécoute — on est mar­di — ce chant d’un départ funèbre au gré duquel le mar­cheur sait qu’il ne rebrous­se­ra pas che­min. Une ver­sion (trop?) tar­dive du grand inter­prète Die­trich Fischer-Dies­kau, inégale, émou­vante par sa fai­blesse et les moments de fra­gi­li­té de la voix. Mais puis-je vrai­ment en juger ? Je ne suis qu’un ama­teur avide. Pour­quoi d’ailleurs, celui qui sait la route condam­née chan­te­rait-il avec assu­rance ? Peut-on vrai­ment « reve­nir de tout », comme on dit fami­liè­re­ment ? Même de l’âge « qui lance » et de ce qui laisse l’homme, aux mains du temps qui va ? Ques­tion banale.

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Autre lieu, autre temps. « Non sono mai tor­na­ti»… « Ils ne sont jamais ren­trés ». La for­mule, en ita­lien, sonne un peu comme un vers lan­ci­nant de Sal­va­tore Qua­si­mo­do. Pour­tant, elle émane d’une dépêche d’a­gence glis­sant une faille éper­due dans la neu­tra­li­té d’un rap­port d’ac­ci­dent. Dif­fi­cile de ne pas com­prendre à nou­veau ce qu’elle évoque d’ir­ré­mé­diable et qui glace. D’autres com­mu­ni­qués de presse ita­liens seront pro­gres­si­ve­ment plus détaillés.

Le gar­dien du refuge de Val­lan­ta, par où ils étaient pas­sés le mer­cre­di 15septembre, consta­tant leur absence, le 16 au soir, a aler­té les secours. L’hé­li­co­ptère a repé­ré les corps mais, à cause des condi­tions météo, son équi­page n’a pu les récu­pé­rer et les trans­fé­rer enfin à la morgue de Saluz­zo que dans la jour­née du vendredi.

Ain­si, la porte du refuge de Val­lan­ta, ne s’ou­vri­ra jamais plus sur V. et son com­pa­gnon qui espé­raient cer­tai­ne­ment y ren­trer, heu­reux et four­bus, ascen­sion réus­sie. Ren­trer… La neige et le gel avaient déjà pou­dré la face nord-ouest du Mon­vi­so par laquelle ils comp­taient atteindre le som­met. On ne peut que faire des hypo­thèses sur ce qui a pro­vo­qué la chute de deux-cents mètres qui leur fut fatale. On ne peut sans doute pas non plus savoir avec cer­ti­tude à quel moment le drame s’est pro­duit. Elle avait qua­rante-six ans et lui, cin­quante. Ceux qui les connais­saient disent qu’ils ne man­quaient pas d’ex­pé­rience du ter­rain. Ils ne sont jamais rentrés.

Cette nou­velle, dont la confir­ma­tion s’a­vé­ra lon­gue­ment et dif­fi­ci­le­ment cer­née, sans nécro­lo­gie offi­cielle, ne laisse pas de m’ob­sé­der. Et la for­mule, ouverte sur la nuit (« Ils ne sont jamais ren­trés…») me vient et me revient dans la tête, comme le pas de quel­qu’un qui mar­che­rait de long en large dans la neige du soir. Le visage de V., dans sa lumi­neuse jeu­nesse, il y a plus de vingt ans, grande, heu­reuse et rieuse fille spor­tive, les visages aus­si, de ses proches — au moins de ceux que j’ai bien connus, remontent dans ma mémoire, même si nos vies et nos liens se sont un peu espa­cés -, cohorte flam­boyante de gens hors de l’or­di­naire, qui n’ont jamais ces­sé déjà, « de ne pas tout à fait ren­trer » ni dans le moule ni dans les che­mins tout tra­cés de la bana­li­té. Le père, pro­fil d’un Lan­za del Vas­to fan­tasque et cha­leu­reux, qu’au­cune épreuve n’au­ra épar­gné et qui les tra­ver­sa toutes, dans une urgence mor­telle. Aujourd’­hui décé­dé après avoir exer­cé avec astuce tous les métiers. La mère de V., artiste éblouie au cou­rage inusable, est sans doute bien seule, sur­vi­vant au loin, dans son caba­non pré­caire et magni­fique, sur une plage sarde, avec, dans la mémoire, cette porte de refuge à tout jamais ouverte sur ceux qui ne ren­tre­ront plus ?

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« Oft denk’ ich, sie sind nur aus­ge­gan­gen » (« Je pen­se­souvent : ils n’ont fait que sor­tir »). Ce vers de Frie­drich Rückert, mis en musique par Gus­tav Mah­ler dans un lied fameux, m’oc­cupe et me hante depuis beau­coup d’an­nées. Son bou­le­ver­sant pou­voir — comme d’ailleurs celui de l’en­semble des Kin­der­to­ten­lie­der, qu’ils soient chan­tés par Jes­sie Nor­man, José van Dam ou Kath­leen Fer­rier — ne tient pas tant à ce que l’on sait de leur sta­tut pré­mo­ni­toire dans l’œuvre du musi­cien qui per­dra un enfant trois ans après avoir com­po­sé ce chef-d’œuvre. Mais il se glisse dans une sorte de sus­pens, d’ou­ver­ture sans réso­lu­tion. On n’a­vait pas dou­té de leur retour. Ils n’é­taient par­tis que pour reve­nir bien­tôt. Mais la porte reste béante sur ce que les vivants devront bien deve­nir pour tou­jours : les atten­dants, les veilleurs d’on ne sait trop quoi ni de quelle folle patience beau­coup plus vaste. Simone Weil était fas­ci­née par l’ex­pres­sion évan­gé­lique « Ils por­te­ront des fruits dans l’at­tente » (Luc VIII, 15), et assu­rait, dans son style d’une beau­té inimi­table faite de rai­deur haute et d’une sorte d’«ostinato », que celui « qui sera aimé est celui qui se tient debout et immo­bile près de la porte, en état de veille, d’at­tente, de désir, pour ouvrir dès qu’il enten­dra frapper ».

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Entrer, sor­tir, ren­trer, les mots trottent tout seuls, construisent des images, des scé­na­rios. Être « juste sor­ti », un moment, le temps d’al­ler voir le sen­tier au soleil. Fin d’a­près-midi, entre bout d’hi­ver et prin­temps ger­cé. Pour ensuite, « vite-ren­trer », fer­mer la porte, retrou­ver la vraie cha­leur, celle qu’on a allu­mée soi-même dans le lieu fami­lier. « Je ne fais qu’en­trer et sor­tir », dit le visi­teur fur­tif qui ne veut pas déran­ger. Les syl­labes les plus quo­ti­diennes disent quelque chose du petit bon­heur ou de l’a­lié­na­tion de nos vies.

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Autre temps. Autre lieu. Chez moi. Trois heures du matin. Quar­tier mort et silen­cieux. Rien, sauf un puis­sant vent d’o­pé­ra en bour­rasques hal­lu­ci­nées qui balance les branches nues et noires comme la nuit. J’é­merge mal du som­meil. Mon épouse a enten­du des pas fur­tifs et proches. Puis, — et cette fois, j’en­tends aus­si, ahu­ri : ce sont des coups très nets, vio­lents contre qui sait quoi, sui­vis d’un fra­cas de vitres bri­sées, en bas, vers le jar­di­net et l’ar­rière de la mai­son. Dehors ou dedans ? Je des­cends voir, pas ras­su­ré. À la cui­sine, on a fait sau­ter une vitre avec assez de force pour que les éclats aient fusé loin dans la pièce. Lampe de poche, tour du jar­din. Per­sonne. Ni chat, ni branche, ni tuile décro­chée. A‑t-on seule­ment vou­lu entrer ? Effrac­tion ? Aucune trace. Appe­ler la police ? Sans aucun indice, sans rien de déro­bé, je répugne à devoir expli­quer une énigme sans auteur. Le vent ? J’al­lume des lampes un peu par­tout dans les étages pour signi­fier aux éven­tuels intrus que la mai­son n’est pas déser­tée et que l’heure des visites est pas­sée. On ne sait jamais. Et je retourne me cou­cher, assu­ré d’une anxieuse insom­nie jus­qu’à l’aube. Il ne s’est agi, en somme, cette nuit-là, que de frap­per sans entrer. Mais pourquoi ?

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Le phi­lo­sophe Theo­dor W.Adorno, dans ses Mini­ma Mora­lia sous-titrés Réflexions sur la vie muti­lée médite, entre des cen­taines d’autres exemples (en un très court déve­lop­pe­ment inti­tu­lé « Entrez sans frap­per ! »), sur ce que signi­fient les pra­tiques bru­tales par les­quelles nous cla­quons les portes, ou l’u­sage com­mun par lequel nous lais­sons se cla­quer seules celles de la voi­ture, du fri­go, etc. Sans plus jamais avoir à entrou­vrir ou clore sans brus­que­rie, une porte, en action­nant sou­ple­ment clenche et penne. Exemples minus­cules, mais où s’en­tre­voient pro­gres­si­ve­ment et très sub­ti­le­ment les patho­lo­gies ordi­naires d’une époque pro­mise à la déshu­ma­ni­sa­tion des com­por­te­ments col­lec­tifs de pro­duc­teurs inter­chan­geables, sujets assu­jet­tis, per­dus dans la masse, cris­pés, s’illu­sion­nant sur leurs droits indi­vi­duels, mais fon­da­men­ta­le­ment pri­vés de leur sin­gu­la­ri­té humaine personnelle.

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Mais la lec­ture n’aide que celui qui est apai­sé. Et je n’ar­rête pas de reve­nir sur l’in­ci­dent de l’autre nuit. Sur les faits, j’y vois plus clair. La famille d’un de mes voi­sins est venue pré­sen­ter des excuses embar­ras­sées. Une pul­sion irré­sis­tible se serait empa­rée du jeune frère. Un artiste. Il n’au­rait pas com­pris lui-même ce qui pre­nait pos­ses­sion de lui. Le vent en tem­pê­te­qui affole les nerfs ? Immé­dia­te­ment ren­tré chez lui, par le même che­min (mais com­ment a‑t-il fait depuis mon jar­din, de ce côté du mur mitoyen pour bon­dir par-des­sus l’obs­tacle?), pani­qué, me dit-on, il a télé­pho­né à sa famille, appe­lant à l’aide ceux qui le condui­ront à l’hô­pi­tal pour un peu d’aide psy­cho­lo­gique. Affaire close, vitre rem­pla­cée par l’ap­pren­ti vitrier que je suis deve­nu dès le len­de­main. Et pourtant…

Sans doute, dans la per­tur­ba­tion psy­cho­lo­gique de cet homme encore jeune sur qui pèse une souf­france noire, ceux qui sont ou seront encore ame­nés à l’ai­der, trou­ve­ront-ils les paroles et les remèdes pour l’ai­der à reprendre pied dans la réa­li­té. Mais je reste à me deman­der — idée absurde ? — si au moment d’a­gir contre ma fenêtre, il se sen­tait « dedans » ou « dehors » ? Depuis l’a­do­les­cence, je le savais par ailleurs, il peint, tra­vaillant comme un for­çat au bagne de son excel­lence. Une mai­trise stu­pé­fiante. Acti­vi­té exclu­sive, presque for­ce­née, dévo­ra­trice. La recon­nais­sance n’a jamais sui­vi. Pas de gale­riste inté­res­sé, pas de vente, pas d’ex­po. Artiste trop soli­taire, assu­ré­ment. Et la ques­tion me vient : vou­lait-il vrai­ment entrer, faire irrup­tion chez moi ? Ou pré­ci­sé­ment, cher­chait-il fré­né­ti­que­ment, sans même le savoir, à s’é­chap­per d’une sorte de pri­so­nin­té­rieure ? Frap­per sans entrer, sor­tir sym­bo­li­que­ment, s’é­va­der déses­pé­ré­ment. Et l’acte pathé­tique, que l’on dit volon­tiers patho­lo­gique, ne peut-il pas, par­fois, être l’ul­time sur­saut lucide, posé pour ne pas étouf­fer sous l’ir­réel de son rêve ? Entrer pour sortir ?

Jacques Vandenschrick


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