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Entrer pour sortir /sortir sans entrer…
L’errant qui chemine au cœur du Winterreise, le poignant Voyage d’hiver que Franz Schubert composa quelque temps avant sa mort, nous confie, dans le vingtième lied : « Eine Strasse muss ich gehen, die noch keiner ging zurück » (« Je dois parcourir un chemin dont nul n’est encore revenu »). Je réécoute — on est mardi — ce chant d’un départ funèbre au […]
L’errant qui chemine au cœur du Winterreise, le poignant Voyage d’hiver que Franz Schubert composa quelque temps avant sa mort, nous confie, dans le vingtième lied : « Eine Strasse muss ich gehen, die noch keiner ging zurück » (« Je dois parcourir un chemin dont nul n’est encore revenu »). Je réécoute — on est mardi — ce chant d’un départ funèbre au gré duquel le marcheur sait qu’il ne rebroussera pas chemin. Une version (trop?) tardive du grand interprète Dietrich Fischer-Dieskau, inégale, émouvante par sa faiblesse et les moments de fragilité de la voix. Mais puis-je vraiment en juger ? Je ne suis qu’un amateur avide. Pourquoi d’ailleurs, celui qui sait la route condamnée chanterait-il avec assurance ? Peut-on vraiment « revenir de tout », comme on dit familièrement ? Même de l’âge « qui lance » et de ce qui laisse l’homme, aux mains du temps qui va ? Question banale.
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Autre lieu, autre temps. « Non sono mai tornati»… « Ils ne sont jamais rentrés ». La formule, en italien, sonne un peu comme un vers lancinant de Salvatore Quasimodo. Pourtant, elle émane d’une dépêche d’agence glissant une faille éperdue dans la neutralité d’un rapport d’accident. Difficile de ne pas comprendre à nouveau ce qu’elle évoque d’irrémédiable et qui glace. D’autres communiqués de presse italiens seront progressivement plus détaillés.
Le gardien du refuge de Vallanta, par où ils étaient passés le mercredi 15septembre, constatant leur absence, le 16 au soir, a alerté les secours. L’hélicoptère a repéré les corps mais, à cause des conditions météo, son équipage n’a pu les récupérer et les transférer enfin à la morgue de Saluzzo que dans la journée du vendredi.
Ainsi, la porte du refuge de Vallanta, ne s’ouvrira jamais plus sur V. et son compagnon qui espéraient certainement y rentrer, heureux et fourbus, ascension réussie. Rentrer… La neige et le gel avaient déjà poudré la face nord-ouest du Monviso par laquelle ils comptaient atteindre le sommet. On ne peut que faire des hypothèses sur ce qui a provoqué la chute de deux-cents mètres qui leur fut fatale. On ne peut sans doute pas non plus savoir avec certitude à quel moment le drame s’est produit. Elle avait quarante-six ans et lui, cinquante. Ceux qui les connaissaient disent qu’ils ne manquaient pas d’expérience du terrain. Ils ne sont jamais rentrés.
Cette nouvelle, dont la confirmation s’avéra longuement et difficilement cernée, sans nécrologie officielle, ne laisse pas de m’obséder. Et la formule, ouverte sur la nuit (« Ils ne sont jamais rentrés…») me vient et me revient dans la tête, comme le pas de quelqu’un qui marcherait de long en large dans la neige du soir. Le visage de V., dans sa lumineuse jeunesse, il y a plus de vingt ans, grande, heureuse et rieuse fille sportive, les visages aussi, de ses proches — au moins de ceux que j’ai bien connus, remontent dans ma mémoire, même si nos vies et nos liens se sont un peu espacés -, cohorte flamboyante de gens hors de l’ordinaire, qui n’ont jamais cessé déjà, « de ne pas tout à fait rentrer » ni dans le moule ni dans les chemins tout tracés de la banalité. Le père, profil d’un Lanza del Vasto fantasque et chaleureux, qu’aucune épreuve n’aura épargné et qui les traversa toutes, dans une urgence mortelle. Aujourd’hui décédé après avoir exercé avec astuce tous les métiers. La mère de V., artiste éblouie au courage inusable, est sans doute bien seule, survivant au loin, dans son cabanon précaire et magnifique, sur une plage sarde, avec, dans la mémoire, cette porte de refuge à tout jamais ouverte sur ceux qui ne rentreront plus ?
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« Oft denk’ ich, sie sind nur ausgegangen » (« Je pensesouvent : ils n’ont fait que sortir »). Ce vers de Friedrich Rückert, mis en musique par Gustav Mahler dans un lied fameux, m’occupe et me hante depuis beaucoup d’années. Son bouleversant pouvoir — comme d’ailleurs celui de l’ensemble des Kindertotenlieder, qu’ils soient chantés par Jessie Norman, José van Dam ou Kathleen Ferrier — ne tient pas tant à ce que l’on sait de leur statut prémonitoire dans l’œuvre du musicien qui perdra un enfant trois ans après avoir composé ce chef-d’œuvre. Mais il se glisse dans une sorte de suspens, d’ouverture sans résolution. On n’avait pas douté de leur retour. Ils n’étaient partis que pour revenir bientôt. Mais la porte reste béante sur ce que les vivants devront bien devenir pour toujours : les attendants, les veilleurs d’on ne sait trop quoi ni de quelle folle patience beaucoup plus vaste. Simone Weil était fascinée par l’expression évangélique « Ils porteront des fruits dans l’attente » (Luc VIII, 15), et assurait, dans son style d’une beauté inimitable faite de raideur haute et d’une sorte d’«ostinato », que celui « qui sera aimé est celui qui se tient debout et immobile près de la porte, en état de veille, d’attente, de désir, pour ouvrir dès qu’il entendra frapper ».
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Entrer, sortir, rentrer, les mots trottent tout seuls, construisent des images, des scénarios. Être « juste sorti », un moment, le temps d’aller voir le sentier au soleil. Fin d’après-midi, entre bout d’hiver et printemps gercé. Pour ensuite, « vite-rentrer », fermer la porte, retrouver la vraie chaleur, celle qu’on a allumée soi-même dans le lieu familier. « Je ne fais qu’entrer et sortir », dit le visiteur furtif qui ne veut pas déranger. Les syllabes les plus quotidiennes disent quelque chose du petit bonheur ou de l’aliénation de nos vies.
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Autre temps. Autre lieu. Chez moi. Trois heures du matin. Quartier mort et silencieux. Rien, sauf un puissant vent d’opéra en bourrasques hallucinées qui balance les branches nues et noires comme la nuit. J’émerge mal du sommeil. Mon épouse a entendu des pas furtifs et proches. Puis, — et cette fois, j’entends aussi, ahuri : ce sont des coups très nets, violents contre qui sait quoi, suivis d’un fracas de vitres brisées, en bas, vers le jardinet et l’arrière de la maison. Dehors ou dedans ? Je descends voir, pas rassuré. À la cuisine, on a fait sauter une vitre avec assez de force pour que les éclats aient fusé loin dans la pièce. Lampe de poche, tour du jardin. Personne. Ni chat, ni branche, ni tuile décrochée. A‑t-on seulement voulu entrer ? Effraction ? Aucune trace. Appeler la police ? Sans aucun indice, sans rien de dérobé, je répugne à devoir expliquer une énigme sans auteur. Le vent ? J’allume des lampes un peu partout dans les étages pour signifier aux éventuels intrus que la maison n’est pas désertée et que l’heure des visites est passée. On ne sait jamais. Et je retourne me coucher, assuré d’une anxieuse insomnie jusqu’à l’aube. Il ne s’est agi, en somme, cette nuit-là, que de frapper sans entrer. Mais pourquoi ?
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Le philosophe Theodor W.Adorno, dans ses Minima Moralia sous-titrés Réflexions sur la vie mutilée médite, entre des centaines d’autres exemples (en un très court développement intitulé « Entrez sans frapper ! »), sur ce que signifient les pratiques brutales par lesquelles nous claquons les portes, ou l’usage commun par lequel nous laissons se claquer seules celles de la voiture, du frigo, etc. Sans plus jamais avoir à entrouvrir ou clore sans brusquerie, une porte, en actionnant souplement clenche et penne. Exemples minuscules, mais où s’entrevoient progressivement et très subtilement les pathologies ordinaires d’une époque promise à la déshumanisation des comportements collectifs de producteurs interchangeables, sujets assujettis, perdus dans la masse, crispés, s’illusionnant sur leurs droits individuels, mais fondamentalement privés de leur singularité humaine personnelle.
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Mais la lecture n’aide que celui qui est apaisé. Et je n’arrête pas de revenir sur l’incident de l’autre nuit. Sur les faits, j’y vois plus clair. La famille d’un de mes voisins est venue présenter des excuses embarrassées. Une pulsion irrésistible se serait emparée du jeune frère. Un artiste. Il n’aurait pas compris lui-même ce qui prenait possession de lui. Le vent en tempêtequi affole les nerfs ? Immédiatement rentré chez lui, par le même chemin (mais comment a‑t-il fait depuis mon jardin, de ce côté du mur mitoyen pour bondir par-dessus l’obstacle?), paniqué, me dit-on, il a téléphoné à sa famille, appelant à l’aide ceux qui le conduiront à l’hôpital pour un peu d’aide psychologique. Affaire close, vitre remplacée par l’apprenti vitrier que je suis devenu dès le lendemain. Et pourtant…
Sans doute, dans la perturbation psychologique de cet homme encore jeune sur qui pèse une souffrance noire, ceux qui sont ou seront encore amenés à l’aider, trouveront-ils les paroles et les remèdes pour l’aider à reprendre pied dans la réalité. Mais je reste à me demander — idée absurde ? — si au moment d’agir contre ma fenêtre, il se sentait « dedans » ou « dehors » ? Depuis l’adolescence, je le savais par ailleurs, il peint, travaillant comme un forçat au bagne de son excellence. Une maitrise stupéfiante. Activité exclusive, presque forcenée, dévoratrice. La reconnaissance n’a jamais suivi. Pas de galeriste intéressé, pas de vente, pas d’expo. Artiste trop solitaire, assurément. Et la question me vient : voulait-il vraiment entrer, faire irruption chez moi ? Ou précisément, cherchait-il frénétiquement, sans même le savoir, à s’échapper d’une sorte de prisonintérieure ? Frapper sans entrer, sortir symboliquement, s’évader désespérément. Et l’acte pathétique, que l’on dit volontiers pathologique, ne peut-il pas, parfois, être l’ultime sursaut lucide, posé pour ne pas étouffer sous l’irréel de son rêve ? Entrer pour sortir ?