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Entrer dans la réforme par les enseignants

Numéro 5 - 2016 par Francis Tilman

août 2016

L’enseignement de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles ne se trans­for­me­ra en pro­fon­deur qu’à la condi­tion de faire son deuil d’une réforme géné­ra­li­sée basée sur un modèle unique d’organisation à adop­ter par tous les éta­blis­se­ments et de démarches péda­go­giques iden­tiques à pra­ti­quer par tous les ensei­gnants. Il ne s’agit pas non plus de pro­cé­der comme ces der­nières décen­nies à des modi­fi­ca­tions séquen­tielles, mais géné­ra­li­sées pour tous les éta­blis­se­ments. Un mou­ve­ment cen­tri­pète vers la mai­trise des socles de com­pé­tences n’est pos­sible que par une inno­va­tion dif­fé­ren­ciée par­tant des réa­li­tés des éta­blis­se­ments et de la dyna­mique de ses travailleurs.

Dossier

Peut-on réfor­mer l’école pour qu’elle soit plus juste et plus effi­cace ? Les deux der­nières ten­ta­tives d’envergure pour y arri­ver se sont sol­dées par des échecs.

Le Contrat pour l’école, stra­té­gie ambi­tieuse et bien réflé­chie, lan­cée par la ministre Are­na, n’a pas abou­ti à contrer les « défi­ciences de l’enseignement fran­co­phone1 ». La prin­ci­pale rai­son est l’absence de vision sys­té­mique. Dans ce Contrat, les pro­blèmes sont ana­ly­sés sous un angle par­tiel et à par­tir de ques­tions déjà ciblées d’avance (niveau sco­laire, choix du métier, mixi­té sociale et refus des écoles ghet­tos, outils du savoir, valo­ri­sa­tion et meilleurs for­ma­tion des ensei­gnants…) pour les­quelles on cherche une réponse spé­ci­fique, cha­cune pour­sui­vie indé­pen­dam­ment des autres dimen­sions du sys­tème. Il en résulte une absence de vue glo­bale des phé­no­mènes et une faible prise de conscience de l’ensemble des fac­teurs pou­vant expli­quer l’état de fait. Cette pos­ture ne peut donc mener qu’à des alter­na­tives par­tielles et jux­ta­po­sées per­çues comme des réformettes.

Com­men­cée avant ce Contrat et menée en paral­lèle, la « révo­lu­tion cultu­relle » (dixit ins­pec­teurs et théo­ri­ciens de l’éducation) de la « péda­go­gie des com­pé­tences » a été lan­cée avec force bat­tage. En adop­tant cette approche, l’enseignement allait enfin apprendre à tous les enfants à pen­ser, puisqu’avant on s’entêtait à leur trans­mettre des savoirs morts. Dans la fou­lée, cette nou­velle péda­go­gie allait éga­le­ment, selon un ministre de l’époque, per­mettre d’améliorer notre posi­tion dans les clas­se­ments inter­na­tio­naux. Pas plus que le Contrat pour l’école, cette stra­té­gie n’a eu l’effet escomp­té. Non seule­ment notre clas­se­ment est res­té mau­vais, mais nous n’avons obser­vé ni une amé­lio­ra­tion sen­sible du niveau de l’enseignement pour tous les jeunes ni une réduc­tion notoire des inéga­li­tés sociales. Par contre, cette réforme a engen­dré chez beau­coup d’enseignants un pro­fond décou­ra­ge­ment et ren­for­cé leur méfiance sur les « com­pé­tences » des res­pon­sables éducatifs.

Plus glo­ba­le­ment, les dif­fé­rentes voies emprun­tées par les déci­deurs ne semblent pas trans­for­mer les sys­tèmes sco­laires en pro­fon­deur. Les grandes stra­té­gies comme la décen­tra­li­sa­tion, la mise en concur­rence des éta­blis­se­ments et le pilo­tage par les résul­tats, ne modi­fient pas fon­da­men­ta­le­ment l’école et ne remé­dient pas beau­coup à ses vices struc­tu­rels. Vincent Dupriez conclut qu’il est une autre voie à essayer : la pro­fes­sion­na­li­sa­tion des ensei­gnants2.

L’entrée par les enseignants

Et bien oui. Essayons de chan­ger l’école à par­tir des ensei­gnants en les consi­dé­rant comme des arti­sans qua­li­fiés habi­tés par une grande conscience pro­fes­sion­nelle. Quelles seraient les condi­tions pour qu’ils entament l’innovation pour un chan­ge­ment en profondeur ?

Vou­loir que les ensei­gnants pra­tiquent autre­ment leur métier n’est certes pas nou­veau. Mais les ini­tia­tives prises pour y arri­ver se sont ins­crites dans un para­digme domi­nant : « Je pense, donc tu suis. » Les auto­ri­tés édu­ca­tives réflé­chissent à l’idéal à atteindre qu’elles tra­duisent dans des pro­grammes de plus en plus sou­vent accom­pa­gnés d’injonctions didac­tiques mises sur le même pied que les objec­tifs d’apprentissage. Les déci­deurs péda­go­giques sont sûrs de leur fait. Res­pon­sables du bien com­mun, il est de leur res­sort d’établir les fina­li­tés de l’enseignement et, par­tant, les moyens et l’organisation à mobi­li­ser pour les atteindre. Les ensei­gnants ne sont-ils pas des fonc­tion­naires char­gés de mettre en appli­ca­tion les règles éta­blies par le pou­voir ? Les auto­ri­tés se sentent donc légi­times dans le rôle qu’elles s’attribuent. De plus, leurs direc­tives s’appuient sur les sciences de l’éducation, ce qui ren­force leur légitimité.

Sauf que les ensei­gnants ne sont pas que des fonc­tion­naires. Pour réus­sir à faire apprendre, il faut plus qu’appliquer des pro­cé­dures. Il faut un savoir-faire com­plexe qui fait des ensei­gnants, des experts. Un expert doit dis­po­ser d’une auto­no­mie. Il se construit une iden­ti­té pro­fes­sion­nelle basée, entre autres, sur sa concep­tion de la pra­tique du métier.

Et c’est là que le bât blesse. L’enseignant ordi­naire s’est for­gé une pra­tique pro­fes­sion­nelle faite, comme pour tous les métiers, de rou­tines. Celles-ci lui per­mettent, à la fois, de réa­li­ser ce qui lui appa­rait être les fina­li­tés de son emploi, de ren­con­trer les contraintes qui lui sont impo­sées et d’effectuer d’une manière éco­no­mique le tra­vail qui y est lié. Ces rou­tines ont été façon­nées his­to­ri­que­ment par des géné­ra­tions d’enseignants et sont deve­nues des pra­tiques domi­nantes. Elles sont géné­ra­le­ment acquises par mimé­tisme, les jeunes obser­vant les plus anciens, ou par reprise par les jeunes des pra­tiques des pro­fes­seurs qui les ont mar­qués ou qu’ils trou­vaient excel­lents durant leurs propres études.

Ces pra­tiques doivent néan­moins ren­con­trer les pres­crip­tions des auto­ri­tés, car l’enseignant sait bien qu’il appar­tient aus­si à une admi­nis­tra­tion. Mais comme le pro­fes­seur, en tant qu’expert, dis­pose d’une cer­taine auto­no­mie pro­fes­sion­nelle, il est en posi­tion de « négo­cier avec les consignes », ce qu’il fait allè­gre­ment : lec­ture per­son­nelle des pro­grammes, exploi­ta­tion de la liber­té péda­go­gique dont il dis­pose de fait pour choi­sir ses méthodes, etc. Les ensei­gnants approchent tout cela à tra­vers l’interprétation qu’ils se font de leur contexte et de leurs condi­tions de tra­vail. Par­mi ces repré­sen­ta­tions, l’idée qu’ils ont de leurs élèves et de la manière dont ils apprennent consti­tue des grilles de lec­ture déter­mi­nantes. Ces pro­fes­sion­nels évo­luent dans un modèle d’action « mai­son », pas tou­jours expli­cite, qui leur per­met d’assumer leurs tâches et de se don­ner une image professionnelle.

Les injonc­tions nou­velles, venues des auto­ri­tés, sur­tout si elles sont radi­cales, sont donc res­sen­ties comme des menaces. Non seule­ment, il est exi­gé de tra­vailler autre­ment, ce qui remet en ques­tion leur fonc­tion­ne­ment pro­fes­sion­nel, mais ce qui est per­çu der­rière cette exi­gence, c’est une remise en ques­tion de leur iden­ti­té pro­fes­sion­nelle. Comme me le disait un col­lègue à la suite d’un expo­sé de l’inspection sur « l’entrée en péda­go­gie par les com­pé­tences » : « Donc pen­dant vingt-sept ans, j’étais à côté de mes pompes et j’ai ensei­gné idiot. » Dès lors, les nou­veaux pro­grammes basés sur de nou­veaux para­digmes didac­tiques, aus­si intel­li­gents soient-ils, aus­si étayés sur des savoirs savants soient-ils, ne peuvent ren­trer en réso­nance avec la culture pro­fes­sion­nelle de l’enseignant, sauf excep­tion. Ils sont d’autant moins bien reçus que, selon les ensei­gnants, loin de les aider à répondre aux pro­blèmes qu’ils ren­contrent3, ils en ajoutent de nou­veaux en remet­tant en ques­tion des pra­tiques pro­fes­sion­nelles éprouvées.

Mobiliser les enseignants

Et pour­tant, le chan­ge­ment pour une autre école exige une mobi­li­sa­tion des ensei­gnants que nous ne pou­vons conce­voir que dans une pers­pec­tive éman­ci­pa­trice. L’émancipation est la sor­tie d’une tutelle, ce qui sup­pose que les acteurs du ter­rain accroissent leur auto­no­mie, c’est-à-dire puissent défi­nir leurs propres règles dans un contexte social don­né avec son jeu de contraintes. L’émancipation sup­pose donc un accrois­se­ment de pou­voir4. Concrè­te­ment, cela veut dire une grande liber­té dans l’organisation du dis­po­si­tif d’enseignement, mais aus­si dans le choix des objec­tifs à atteindre.

Si cer­taines auto­ri­tés et les démo­crates ne contestent pas la liber­té orga­ni­sa­tion­nelle, ils s’insurgent sur la reven­di­ca­tion de la liber­té dans la défi­ni­tion des buts à atteindre, au nom d’un prin­cipe d’équité : le trai­te­ment éga­li­taire de tous les élèves. Regar­dons, vou­lez-vous, la réa­li­té en face. À quel jeu joue-t-on en don­nant à tous les éta­blis­se­ments les mêmes objec­tifs de for­ma­tion ? Qui ne voit pas que, aujourd’hui, dans l’enseignement, spé­cia­le­ment secon­daire, les éta­blis­se­ments sont dis­sem­blables, offrant un ensei­gne­ment de nature dif­fé­rente5 ? Est-ce une héré­sie éthique de s’interroger sur les prio­ri­tés édu­ca­tives des publics spé­ci­fiques que chaque ensei­gnant (ou éta­blis­se­ment) a devant lui ? Croit-on que l’on va com­bler les dif­fé­rences entre les éta­blis­se­ments et gom­mer les objec­tifs dis­sem­blables pour­sui­vis de fait par les ensei­gnants, en réponse aux pres­sions des parents dont les attentes divergent d’une classe sociale à l’autre, en décré­tant une réforme glo­bale aux buts aus­si nobles et per­ti­nents soient-ils ? Est-on en mesure de sup­pri­mer par une déci­sion com­mune à tous les éta­blis­se­ments le qua­si-mar­ché sco­laire qui per­met la ségré­ga­tion sociale des éta­blis­se­ments ? Le décret Ins­crip­tion ne semble pas y avoir réus­si ! Quelle naï­ve­té de croire qu’il suf­fit de décla­rer le pas­sé révo­lu pour édi­fier sur une terre vierge un nou­vel édi­fice enfin équi­table et effi­cace. L’enjeu est de rééqui­li­brer un sys­tème par­tiel­le­ment inef­fi­cace et injuste qui a pour lui d’être bien en place.

Quand un arti­san accepte une com­mande, il estime qu’il peut l’honorer parce qu’il consi­dère que ce qui lui est deman­dé est le cœur de son métier. Par­ti­san d’une fina­li­té, il accep­te­ra d’apprendre d’éventuelles nou­velles tech­niques si elles lui paraissent néces­saires pour les atteindre. Ne serait-ce pas une bonne chose si une adhé­sion à des objec­tifs ambi­tieux, mais choi­sis, car consi­dé­rés comme spé­cia­le­ment per­ti­nents pour leur public, entrai­nait chez les ensei­gnants une moti­va­tion et un enga­ge­ment moral les ame­nant à tout faire pour cher­cher à les atteindre ?

Avoir prise sur ses objec­tifs ne signi­fie pas le droit de faire n’importe quoi. À la base d’un ensei­gne­ment démo­cra­tique, les divers acteurs sociaux — et pas seule­ment les « ins­ti­tu­tion­nels6 » — doivent conve­nir des fina­li­tés d’un ensei­gne­ment pour aujourd’hui et pour demain. Ces fina­li­tés tra­duites en buts prio­ri­taires et fon­da­men­taux doivent être dis­cu­tées et appro­priées par les acteurs de ter­rain et spé­cia­le­ment les pro­fes­sion­nels qui devront tra­vailler à les atteindre. Elles doivent deve­nir les leurs. Il ne suf­fi­ra pas de leur expli­quer la per­ti­nence des choix faits par d’autres, car toute expli­ca­tion, si claire soit-elle, ne suf­fit pas pour sus­ci­ter l’adhésion. En effet, pour mobi­li­ser, il faut adhé­rer et pour adhé­rer, il faut que les pro­ta­go­nistes retrouvent dans les buts à atteindre leurs convic­tions pro­fondes. Autre­ment dit, il faut un débat démo­cra­tique à tous les niveaux.

Les orga­ni­sa­tions syn­di­cales ou les asso­cia­tions de parents peuvent avoir un rôle impor­tant : orga­ni­ser des débats rela­tifs aux fina­li­tés et aux struc­tures de l’école dans une pers­pec­tive par­ti­ci­pa­tive. Ce ne peut être ni de la com­mu­ni­ca­tion, ni de la consul­ta­tion, mais de l’action. Les par­ti­ci­pants doivent avoir la convic­tion qu’ils ont une cer­taine prise sur l’objet des débats et sur l’usage des conclu­sions. Autre­ment dit un réel pou­voir. À défaut, la mobi­li­sa­tion sera faible.

L’adhésion acquise aux fina­li­tés et aux buts défi­nis dans leurs grandes lignes, il revien­dra aux ensei­gnants, en équipe dans leur éta­blis­se­ment, d’envisager com­ment y tendre au mieux et d’en opé­ra­tion­na­li­ser le conte­nu en fonc­tion de leur contexte, défi­nis­sant ain­si ce qui leur semble prio­ri­taire pour leur public. Ils éla­bo­re­ront de la sorte un pro­gramme pour lequel ils accep­te­ront de s’imposer une obli­ga­tion de moyens. Arti­cu­lant buts et stra­té­gies péda­go­giques, ils construi­ront un modèle d’action qui orga­ni­se­ra un dis­po­si­tif et défi­ni­ra le tra­vail per­met­tant d’y mener. Ce même modèle d’action ser­vi­ra éga­le­ment de réfé­rence pour une éva­lua­tion de la conduite sui­vie, en offrant des cri­tères pour éva­luer les résul­tats effec­ti­ve­ment obte­nus. Sur­tout, en cas d’insuccès rela­tif, il per­met­tra d’interroger les choix des méthodes sui­vies, voire les objec­tifs eux-mêmes.

Dans la construc­tion de leur modèle d’action, les ensei­gnants ne doivent pas tout réin­ven­ter. Non seule­ment les buts sont don­nés, mais ils existent une pano­plie de méthodes et de démarches didac­tiques qui ont fait leurs preuves. C’est à ce stade que les bonnes pra­tiques sont utiles. Une bonne pra­tique ne se trans­fère qu’à plu­sieurs condi­tions. Tout d’abord, il faut qu’elle consti­tue un chan­ge­ment de fonc­tion­ne­ment d’une cer­taine enver­gure. Ensuite, il est néces­saire que l’enseignant per­çoive en quoi elle peut l’aider à atteindre ses objec­tifs, les prio­ri­tés péda­go­giques qu’il a faites siennes. Ensuite, elle doit être trans­po­sée et adap­tée au contexte de l’adoptant, ce qui consti­tue un tra­vail en soi. Une pra­tique est tou­jours contex­tua­li­sée. Enfin, il faut qu’elle soit trans­mise par des per­sonnes cré­dibles qui connaissent concrè­te­ment le ter­rain. La trans­mis­sion par com­pa­gnon­nage est ici la plus efficace.

L’observation des éta­blis­se­ments et des ensei­gnants qui pra­tiquent l’Éducation nou­velle et qui se sont donc mon­trés nova­teurs, nous apprend qu’un ensei­gne­ment mili­tant est une culture dans laquelle objec­tifs, méthodes, dis­po­si­tifs sont arti­cu­lés comme réponse à une éthique, le tout inté­gré dans une cer­taine image du métier, autre­ment dit une iden­ti­té pro­fes­sion­nelle. Ce qu’il faut construire, c’est une nou­velle iden­ti­té pro­fes­sion­nelle et pas seule­ment chan­ger les règles du jeu.

Pourquoi se mobiliser ?

Mais pour­quoi les ensei­gnants se met­traient-ils en route alors qu’ils peuvent faire ce qu’ils ont tou­jours fait : adap­ter les injonc­tions externes par des modi­fi­ca­tions péri­phé­riques leur per­met­tant de sau­ver le noyau cen­tral de leurs pra­tiques ? Pour­quoi accep­te­raient-ils de recon­naitre que leurs façons de faire ont peut-être une part de res­pon­sa­bi­li­té dans les pro­blèmes de l’école ? Tout sim­ple­ment parce qu’ils sont frus­trés et insa­tis­faits de leur situa­tion actuelle et qu’ils le recon­naissent. On sait que si des pro­fes­sion­nels sont satis­faits de leur expé­rience de tra­vail, ils esti­me­ront qu’il n’y a aucune rai­son de chan­ger leurs façons d’agir, même si on leur affirme le contraire.

La prise de conscience des dif­fi­cul­tés et des insa­tis­fac­tions de la pro­fes­sion ne conduit pas d’office à une volon­té de chan­ge­ment, à for­tio­ri à une démarche éman­ci­pa­trice. Il est tel­le­ment plus facile de se plaindre et de reje­ter la faute sur l’autre (l’élève « bête » ou pares­seux, les parents démis­sion­naires, les auto­ri­tés édu­ca­tives inter­ven­tion­nistes mal à pro­pos, etc.). Chan­ger, cher­cher à faire tout autre chose, crée une insé­cu­ri­té : ne va-t-on pas à l’aventure?, n’y a‑t-il pas plus à perdre qu’à gagner?, etc. Cette insé­cu­ri­té légi­time doit entrai­ner un néces­saire tra­vail d’accompagnement.

Pour illus­trer cet enjeu, un exemple. Mes expé­riences de for­ma­tion m’ont mon­tré que des chan­ge­ments de regards et de pra­tiques radi­caux ont été pos­sibles pour des ensei­gnants, grâce à une for­ma­tion longue. À par­tir d’une prise de conscience des dys­fonc­tion­ne­ments de leur ensei­gne­ment et dési­reux de trou­ver une réponse à leur malêtre, des pro­fes­seurs ont accep­té de s’engager dans une for­ma­tion rési­den­tielle d’une semaine pré­pa­rant à des chan­ge­ments impor­tants. Cette condi­tion de temps a per­mis de garan­tir aux par­ti­ci­pants la sécu­ri­té psy­cho­lo­gique en les convain­quant qu’une remise en ques­tion est pos­sible et béné­fique puisqu’ils res­sor­ti­ront, au terme de la ses­sion, avec un nou­veau modèle d’action opé­ra­tion­nel, plus effi­cace que leurs pra­tiques frus­trantes actuelles leur per­met­tant de mieux atteindre les buts qu’ils pour­suivent. Che­min fai­sant, une réflexion fut menée sur les concep­tions que cha­cun se fai­sait de son rôle d’enseignant ain­si qu’un ques­tion­ne­ment sur ce qu’il esti­mait impor­tant que les élèves apprennent et pour­quoi. Un tra­vail de conscien­ti­sa­tion fut éga­le­ment mené pour per­mettre aux ensei­gnants de se rendre compte que la péda­go­gie est un « construit » social, qui a une his­toire et a connu dif­fé­rentes formes dont on peut com­prendre les rai­sons de l’apparition. Ils per­çoivent ain­si que les pra­tiques édu­ca­tives n’ont rien d’intangible ni d’absolu.

Si l’on veut des trans­for­ma­tions d’importance, il faut prendre le temps de gérer les états psy­chiques qu’une remise en ques­tion de ses habi­tudes entraine. Il faut aus­si prendre le temps de per­mettre aux ensei­gnants, dans une démarche coopé­ra­tive, non seule­ment de construire une alter­na­tive, mais aus­si de la mani­pu­ler, de la mobi­li­ser dans des simu­la­tions, d’interroger les dif­fi­cul­tés que son adap­ta­tion au contexte per­son­nel risque d’entrainer, etc. Un cadre sécu­ri­sant, un mode de tra­vail par­ti­ci­pa­tif per­met­tant l’expression de ce qui est res­sen­ti, l’appropriation d’un conte­nu concret et opé­ra­tion­nel les amè­ne­ront à faire le pari qu’ils ont plus à gagner qu’à perdre en se lan­çant dans la mise au point d’un nou­veau modèle d’action péda­go­gique. En pra­ti­quant de la sorte, on peut arri­ver à construire une nou­velle culture pédagogique.

Ce mode d’action a un cout, celui du temps impor­tant néces­saire pour per­mettre aux ensei­gnants de mener cette réflexion, sans que ce tra­vail ne s’ajoute à leurs tâches ordi­naires. Il fau­dra éga­le­ment payer les ani­ma­teurs qui aide­ront les pro­fes­seurs dans la construc­tion de leur alter­na­tive péda­go­gique, dans les tâton­ne­ments et les ajus­te­ments de sa mise en pra­tique. Les auto­ri­tés sco­laires doivent don­ner ces moyens. Ne pas le faire, c’est s’enfermer dans l’illusion qu’il y a des stra­té­gies plus légères qui reposent toutes sur une trans­mis­sion de bonnes pratiques.

La recherche du chan­ge­ment se tra­duit par le sou­ci de faire des ensei­gnants les construc­teurs de leur péda­go­gie, tout comme ceux-ci doivent se pré­oc­cu­per de faire de leurs élèves les construc­teurs de leurs apprentissages.

Je ne peux résis­ter à pré­sen­ter l’analogie que cette stra­té­gie pré­sente avec les recom­man­da­tions les plus récentes de la didac­tique. N’affirme-t-elle pas que les savoirs et savoir-faire (défi­ni­tion offi­cielle de la com­pé­tence) ne s’acquerront vrai­ment que s’ils sont construits par les appre­nants eux-mêmes à par­tir de « situa­tions-pro­blèmes » ? Pour­quoi n’en serait-il pas de même pour l’apprentissage de nou­velles com­pé­tences pro­fes­sion­nelles ? La situa­tion-pro­blème qui va ser­vir de point de départ à l’apprentissage est elle-même construite par les ensei­gnants. Les tra­vaux des cher­cheurs peuvent éclai­rer la com­pré­hen­sion de l’expérience du ter­rain sans qu’il faille tout redé­cou­vrir. Les nou­velles com­pé­tences ne doivent cepen­dant pas par­ve­nir aux pra­ti­ciens via une com­mu­ni­ca­tion des­cen­dante des auto­ri­tés édu­ca­tives, mais intro­duites, via l’animateur, entre autres, dans des recherches-actions7.

En une fois ou progressivement ?

On peut reprendre la ques­tion en se deman­dant s’il faut faire muter l’école en une fois ou pro­gres­si­ve­ment ? Dis­tin­guons la stra­té­gie au niveau de tout le sys­tème et au niveau de l’établissement.

La Fin­lande qui est par­ve­nue à trans­for­mer radi­ca­le­ment son ensei­gne­ment de base ne l’a pas fait en une fois. Cette réforme a d’abord été pré­cé­dée de vingt ans de tâton­ne­ments et de débats. Ensuite, elle a été intro­duite dans une seule région (la Lapo­nie en 1972) pour s’étendre pro­gres­si­ve­ment aux autres régions. (Elle n’a été mise en appli­ca­tion à Hel­sin­ki qu’en 1977.) Cet éta­le­ment a per­mis d’évaluer chaque mise en route, d’ajuster les dis­po­si­tifs, de prou­ver leur effi­ca­ci­té. La dif­fu­sion a été faci­li­tée par la dis­po­si­tion de modèles opé­ra­tion­nels mis au point dans les pre­mières intro­duc­tions. La démons­tra­tion de leur effi­ca­ci­té a contri­bué à ral­lier les ensei­gnants. La Fin­lande dis­po­sait éga­le­ment d’atouts extra-péda­go­giques comme une culture et une réa­li­té éco­no­mi­co-sociale plus éga­li­taires que dans les pays du sud de l’Europe. Elle a éga­le­ment réfor­mé le sta­tut des ensei­gnants. Si dans un pays aux condi­tions sociales si favo­rables, il a fal­lu pro­cé­der par étapes, dans notre Fédé­ra­tion, si éloi­gnée de ces réa­li­tés, il faut envi­sa­ger la trans­for­ma­tion de l’école avec une stra­té­gie souple et progressive.

L’idée de base pour­rait être de pro­mou­voir et de sou­te­nir des éta­blis­se­ments nova­teurs, d’encourager des écoles pilotes qui accep­te­raient de mettre en place et de vivre un dis­po­si­tif expé­ri­men­tal. Mais atten­tion, il faut évi­ter l’«effet expé­rience pilote », celui qui rend pos­sible une nou­velle orga­ni­sa­tion et une nou­velle pra­tique à cause de l’encadrement excep­tion­nel qui accom­pagne géné­ra­le­ment de telles ini­tia­tives volon­taires. Pour être géné­ra­li­sable et avoir une chance d’être adop­tée par d’autres éta­blis­se­ments, pas spé­cia­le­ment entre­pre­nants, de telles expé­riences doivent, après un cer­tain temps, être stan­dar­di­sées et se tra­duire dans des rou­tines qui consti­tuent la base de la com­pé­tence professionnelle.

De même qu’il n’est pas néces­saire que tous les éta­blis­se­ments adoptent en même temps les mêmes dis­po­si­tifs, tout un éta­blis­se­ment ne doit pas muer en même temps. Deux stra­té­gies nova­trices, visant des trans­for­ma­tions limi­tées, peuvent par­ve­nir à trans­for­mer tout un éta­blis­se­ment8. La pre­mière est celle de la mul­ti­pli­ca­tion, au sein de l’établissement, des ilots de chan­ge­ment, par la créa­tion du plus grand nombre pos­sible de pro­jets auto­nomes, avec des ensei­gnants volon­taires. Pas­sé un seuil d’initiatives radi­cales, le chan­ge­ment devient glo­bal car se crée une culture domi­nante du chan­ge­ment au sein de l’institution, qui pro­voque un effet d’entrainement. Cette culture est ren­for­cée par un sen­ti­ment d’une lutte pour un ensei­gne­ment plus juste et plus effi­cace : notre école est une école dyna­mique, nova­trice, créa­tive… sociale !

L’autre modèle de chan­ge­ment vise des trans­for­ma­tions déci­sives ciblées. Il ne s’agit pas ici d’introduire des ilots nova­teurs, mais des chan­ge­ments dans le fonc­tion­ne­ment géné­ral de l’école. Ce modèle apporte des modi­fi­ca­tions limi­tées, mais glo­bales et radi­cales. Au départ, il ne vise pas à tout chan­ger, mais pro­gres­si­ve­ment, si le nombre des modi­fi­ca­tions atteint un seuil déci­sif, la per­cep­tion du chan­ge­ment s’en trouve modi­fiée : nous sommes capables d’innover avec effi­ca­ci­té, per­ce­vront les ensei­gnants. Cette per­cep­tion de sa capa­ci­té à inno­ver devient un fac­teur de fier­té et d’identité. Il est alors plus facile de pour­suivre sur sa lan­cée et de tra­vailler à étendre les inno­va­tions péda­go­giques9.

  1. CEF, État des lieux du « Contrat pour l’école ». Dos­sier d’instruction, jan­vier 2015.
  2. Voir Dupriez V., Peut-on réfor­mer l’école ? Approches orga­ni­sa­tion­nelle et ins­ti­tu­tion­nelle du chan­ge­ment péda­go­gique, De Boeck, 2015.
  3. Voir Til­man Fr., « Le blues de l’école secon­daire », ain­si que Til­man Fr., Groo­taers D., La muta­tion de l’école secon­daire, ch. 1, Cou­leur livres, 2011.
  4. Voir Til­man Fr., Groo­taers D., Le défi péda­go­gique. Éman­ci­per par l’action sociale et l’éducation, Cou­leur livres, 2016.
  5. Si les résul­tats de la Fédé­ra­tion aux tests inter­na­tio­naux sont faibles, en moyenne, ils peuvent être excel­lents pour cer­tains éta­blis­se­ments et (très) médiocres pour d’autres.
  6. Le Pacte pour un ensei­gne­ment d’excellence ne semble pas avoir choi­si la bonne méthode mal­gré le coa­ching des experts du mana­ge­ment, puisqu’il n’a tra­vaillé qu’avec les ins­ti­tu­tion­nels. Sur le plan de l’exercice du métier, les ensei­gnants ne sont pas repré­sen­tés par les syn­di­cats. De même, les asso­cia­tions de parents ne repré­sentent pas la diver­si­té de tous les points de vue. Quant aux élèves… Et ce n’est pas quelques « focus-groupes » mis en place çà et là, quand la plu­part des conclu­sions étaient qua­si écrites, qui consti­tuent une par­ti­ci­pa­tion démo­cra­tique. Quoi qu’on en dise en haut lieu, les acteurs du ter­rain n’ont pas été asso­ciés et ne se sentent ni coau­teurs des conclu­sions du Pacte ni enga­gés par celles-ci. Que vont faire les auto­ri­tés édu­ca­tives avec toutes les bonnes idées pro­duites en équipes élar­gies, main­te­nant que le Pacte (entre qui et qui?) est scellé ?
  7. Ce qui est pré­sen­té ici ne fait-il pas for­te­ment pen­ser à la poli­tique de construc­tion du pro­jet d’établissement (très dif­fé­rent du « pro­jet d’établissement » de notre voca­bu­laire sco­laire légal), telle qu’elle a été pro­mue, sur­tout en France, dans les années 1980 ? Des ensei­gne­ments pré­cieux de cette démarche peuvent sur­ement être tirés, Broch M.-H., Cros Fr., « Com­ment faire un pro­jet d’établissement, écoles – col­lèges – lycées – LP ? », Chro­nique sociale, 1991 (3e éd.); Broch M.-H., Cros Fr., Ils ont vou­lu un pro­jet d’établissement. Stra­té­gies et méthodes, INRP, 1989.
  8. Til­man Fr., Oua­li N., Pilo­ter un éta­blis­se­ment sco­laire. Lec­tures et stra­té­gies de la conduite du chan­ge­ment à l’école, De Boeck, 2001.
  9. Il existe encore un autre moyen pour chan­ger un fonc­tion­ne­ment orga­ni­sa­tion­nel : le rem­pla­ce­ment pur et simple d’un dis­po­si­tif par un autre, entiè­re­ment repen­sé. Cette stra­té­gie existe et fonc­tionne avec des volon­taires ; je l’ai rencontrée !

Francis Tilman


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