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Entrer dans la réforme par les enseignants
L’enseignement de la Fédération Wallonie-Bruxelles ne se transformera en profondeur qu’à la condition de faire son deuil d’une réforme généralisée basée sur un modèle unique d’organisation à adopter par tous les établissements et de démarches pédagogiques identiques à pratiquer par tous les enseignants. Il ne s’agit pas non plus de procéder comme ces dernières décennies à des modifications séquentielles, mais généralisées pour tous les établissements. Un mouvement centripète vers la maitrise des socles de compétences n’est possible que par une innovation différenciée partant des réalités des établissements et de la dynamique de ses travailleurs.
Peut-on réformer l’école pour qu’elle soit plus juste et plus efficace ? Les deux dernières tentatives d’envergure pour y arriver se sont soldées par des échecs.
Le Contrat pour l’école, stratégie ambitieuse et bien réfléchie, lancée par la ministre Arena, n’a pas abouti à contrer les « déficiences de l’enseignement francophone1 ». La principale raison est l’absence de vision systémique. Dans ce Contrat, les problèmes sont analysés sous un angle partiel et à partir de questions déjà ciblées d’avance (niveau scolaire, choix du métier, mixité sociale et refus des écoles ghettos, outils du savoir, valorisation et meilleurs formation des enseignants…) pour lesquelles on cherche une réponse spécifique, chacune poursuivie indépendamment des autres dimensions du système. Il en résulte une absence de vue globale des phénomènes et une faible prise de conscience de l’ensemble des facteurs pouvant expliquer l’état de fait. Cette posture ne peut donc mener qu’à des alternatives partielles et juxtaposées perçues comme des réformettes.
Commencée avant ce Contrat et menée en parallèle, la « révolution culturelle » (dixit inspecteurs et théoriciens de l’éducation) de la « pédagogie des compétences » a été lancée avec force battage. En adoptant cette approche, l’enseignement allait enfin apprendre à tous les enfants à penser, puisqu’avant on s’entêtait à leur transmettre des savoirs morts. Dans la foulée, cette nouvelle pédagogie allait également, selon un ministre de l’époque, permettre d’améliorer notre position dans les classements internationaux. Pas plus que le Contrat pour l’école, cette stratégie n’a eu l’effet escompté. Non seulement notre classement est resté mauvais, mais nous n’avons observé ni une amélioration sensible du niveau de l’enseignement pour tous les jeunes ni une réduction notoire des inégalités sociales. Par contre, cette réforme a engendré chez beaucoup d’enseignants un profond découragement et renforcé leur méfiance sur les « compétences » des responsables éducatifs.
Plus globalement, les différentes voies empruntées par les décideurs ne semblent pas transformer les systèmes scolaires en profondeur. Les grandes stratégies comme la décentralisation, la mise en concurrence des établissements et le pilotage par les résultats, ne modifient pas fondamentalement l’école et ne remédient pas beaucoup à ses vices structurels. Vincent Dupriez conclut qu’il est une autre voie à essayer : la professionnalisation des enseignants2.
L’entrée par les enseignants
Et bien oui. Essayons de changer l’école à partir des enseignants en les considérant comme des artisans qualifiés habités par une grande conscience professionnelle. Quelles seraient les conditions pour qu’ils entament l’innovation pour un changement en profondeur ?
Vouloir que les enseignants pratiquent autrement leur métier n’est certes pas nouveau. Mais les initiatives prises pour y arriver se sont inscrites dans un paradigme dominant : « Je pense, donc tu suis. » Les autorités éducatives réfléchissent à l’idéal à atteindre qu’elles traduisent dans des programmes de plus en plus souvent accompagnés d’injonctions didactiques mises sur le même pied que les objectifs d’apprentissage. Les décideurs pédagogiques sont sûrs de leur fait. Responsables du bien commun, il est de leur ressort d’établir les finalités de l’enseignement et, partant, les moyens et l’organisation à mobiliser pour les atteindre. Les enseignants ne sont-ils pas des fonctionnaires chargés de mettre en application les règles établies par le pouvoir ? Les autorités se sentent donc légitimes dans le rôle qu’elles s’attribuent. De plus, leurs directives s’appuient sur les sciences de l’éducation, ce qui renforce leur légitimité.
Sauf que les enseignants ne sont pas que des fonctionnaires. Pour réussir à faire apprendre, il faut plus qu’appliquer des procédures. Il faut un savoir-faire complexe qui fait des enseignants, des experts. Un expert doit disposer d’une autonomie. Il se construit une identité professionnelle basée, entre autres, sur sa conception de la pratique du métier.
Et c’est là que le bât blesse. L’enseignant ordinaire s’est forgé une pratique professionnelle faite, comme pour tous les métiers, de routines. Celles-ci lui permettent, à la fois, de réaliser ce qui lui apparait être les finalités de son emploi, de rencontrer les contraintes qui lui sont imposées et d’effectuer d’une manière économique le travail qui y est lié. Ces routines ont été façonnées historiquement par des générations d’enseignants et sont devenues des pratiques dominantes. Elles sont généralement acquises par mimétisme, les jeunes observant les plus anciens, ou par reprise par les jeunes des pratiques des professeurs qui les ont marqués ou qu’ils trouvaient excellents durant leurs propres études.
Ces pratiques doivent néanmoins rencontrer les prescriptions des autorités, car l’enseignant sait bien qu’il appartient aussi à une administration. Mais comme le professeur, en tant qu’expert, dispose d’une certaine autonomie professionnelle, il est en position de « négocier avec les consignes », ce qu’il fait allègrement : lecture personnelle des programmes, exploitation de la liberté pédagogique dont il dispose de fait pour choisir ses méthodes, etc. Les enseignants approchent tout cela à travers l’interprétation qu’ils se font de leur contexte et de leurs conditions de travail. Parmi ces représentations, l’idée qu’ils ont de leurs élèves et de la manière dont ils apprennent constitue des grilles de lecture déterminantes. Ces professionnels évoluent dans un modèle d’action « maison », pas toujours explicite, qui leur permet d’assumer leurs tâches et de se donner une image professionnelle.
Les injonctions nouvelles, venues des autorités, surtout si elles sont radicales, sont donc ressenties comme des menaces. Non seulement, il est exigé de travailler autrement, ce qui remet en question leur fonctionnement professionnel, mais ce qui est perçu derrière cette exigence, c’est une remise en question de leur identité professionnelle. Comme me le disait un collègue à la suite d’un exposé de l’inspection sur « l’entrée en pédagogie par les compétences » : « Donc pendant vingt-sept ans, j’étais à côté de mes pompes et j’ai enseigné idiot. » Dès lors, les nouveaux programmes basés sur de nouveaux paradigmes didactiques, aussi intelligents soient-ils, aussi étayés sur des savoirs savants soient-ils, ne peuvent rentrer en résonance avec la culture professionnelle de l’enseignant, sauf exception. Ils sont d’autant moins bien reçus que, selon les enseignants, loin de les aider à répondre aux problèmes qu’ils rencontrent3, ils en ajoutent de nouveaux en remettant en question des pratiques professionnelles éprouvées.
Mobiliser les enseignants
Et pourtant, le changement pour une autre école exige une mobilisation des enseignants que nous ne pouvons concevoir que dans une perspective émancipatrice. L’émancipation est la sortie d’une tutelle, ce qui suppose que les acteurs du terrain accroissent leur autonomie, c’est-à-dire puissent définir leurs propres règles dans un contexte social donné avec son jeu de contraintes. L’émancipation suppose donc un accroissement de pouvoir4. Concrètement, cela veut dire une grande liberté dans l’organisation du dispositif d’enseignement, mais aussi dans le choix des objectifs à atteindre.
Si certaines autorités et les démocrates ne contestent pas la liberté organisationnelle, ils s’insurgent sur la revendication de la liberté dans la définition des buts à atteindre, au nom d’un principe d’équité : le traitement égalitaire de tous les élèves. Regardons, voulez-vous, la réalité en face. À quel jeu joue-t-on en donnant à tous les établissements les mêmes objectifs de formation ? Qui ne voit pas que, aujourd’hui, dans l’enseignement, spécialement secondaire, les établissements sont dissemblables, offrant un enseignement de nature différente5 ? Est-ce une hérésie éthique de s’interroger sur les priorités éducatives des publics spécifiques que chaque enseignant (ou établissement) a devant lui ? Croit-on que l’on va combler les différences entre les établissements et gommer les objectifs dissemblables poursuivis de fait par les enseignants, en réponse aux pressions des parents dont les attentes divergent d’une classe sociale à l’autre, en décrétant une réforme globale aux buts aussi nobles et pertinents soient-ils ? Est-on en mesure de supprimer par une décision commune à tous les établissements le quasi-marché scolaire qui permet la ségrégation sociale des établissements ? Le décret Inscription ne semble pas y avoir réussi ! Quelle naïveté de croire qu’il suffit de déclarer le passé révolu pour édifier sur une terre vierge un nouvel édifice enfin équitable et efficace. L’enjeu est de rééquilibrer un système partiellement inefficace et injuste qui a pour lui d’être bien en place.
Quand un artisan accepte une commande, il estime qu’il peut l’honorer parce qu’il considère que ce qui lui est demandé est le cœur de son métier. Partisan d’une finalité, il acceptera d’apprendre d’éventuelles nouvelles techniques si elles lui paraissent nécessaires pour les atteindre. Ne serait-ce pas une bonne chose si une adhésion à des objectifs ambitieux, mais choisis, car considérés comme spécialement pertinents pour leur public, entrainait chez les enseignants une motivation et un engagement moral les amenant à tout faire pour chercher à les atteindre ?
Avoir prise sur ses objectifs ne signifie pas le droit de faire n’importe quoi. À la base d’un enseignement démocratique, les divers acteurs sociaux — et pas seulement les « institutionnels6 » — doivent convenir des finalités d’un enseignement pour aujourd’hui et pour demain. Ces finalités traduites en buts prioritaires et fondamentaux doivent être discutées et appropriées par les acteurs de terrain et spécialement les professionnels qui devront travailler à les atteindre. Elles doivent devenir les leurs. Il ne suffira pas de leur expliquer la pertinence des choix faits par d’autres, car toute explication, si claire soit-elle, ne suffit pas pour susciter l’adhésion. En effet, pour mobiliser, il faut adhérer et pour adhérer, il faut que les protagonistes retrouvent dans les buts à atteindre leurs convictions profondes. Autrement dit, il faut un débat démocratique à tous les niveaux.
Les organisations syndicales ou les associations de parents peuvent avoir un rôle important : organiser des débats relatifs aux finalités et aux structures de l’école dans une perspective participative. Ce ne peut être ni de la communication, ni de la consultation, mais de l’action. Les participants doivent avoir la conviction qu’ils ont une certaine prise sur l’objet des débats et sur l’usage des conclusions. Autrement dit un réel pouvoir. À défaut, la mobilisation sera faible.
L’adhésion acquise aux finalités et aux buts définis dans leurs grandes lignes, il reviendra aux enseignants, en équipe dans leur établissement, d’envisager comment y tendre au mieux et d’en opérationnaliser le contenu en fonction de leur contexte, définissant ainsi ce qui leur semble prioritaire pour leur public. Ils élaboreront de la sorte un programme pour lequel ils accepteront de s’imposer une obligation de moyens. Articulant buts et stratégies pédagogiques, ils construiront un modèle d’action qui organisera un dispositif et définira le travail permettant d’y mener. Ce même modèle d’action servira également de référence pour une évaluation de la conduite suivie, en offrant des critères pour évaluer les résultats effectivement obtenus. Surtout, en cas d’insuccès relatif, il permettra d’interroger les choix des méthodes suivies, voire les objectifs eux-mêmes.
Dans la construction de leur modèle d’action, les enseignants ne doivent pas tout réinventer. Non seulement les buts sont donnés, mais ils existent une panoplie de méthodes et de démarches didactiques qui ont fait leurs preuves. C’est à ce stade que les bonnes pratiques sont utiles. Une bonne pratique ne se transfère qu’à plusieurs conditions. Tout d’abord, il faut qu’elle constitue un changement de fonctionnement d’une certaine envergure. Ensuite, il est nécessaire que l’enseignant perçoive en quoi elle peut l’aider à atteindre ses objectifs, les priorités pédagogiques qu’il a faites siennes. Ensuite, elle doit être transposée et adaptée au contexte de l’adoptant, ce qui constitue un travail en soi. Une pratique est toujours contextualisée. Enfin, il faut qu’elle soit transmise par des personnes crédibles qui connaissent concrètement le terrain. La transmission par compagnonnage est ici la plus efficace.
L’observation des établissements et des enseignants qui pratiquent l’Éducation nouvelle et qui se sont donc montrés novateurs, nous apprend qu’un enseignement militant est une culture dans laquelle objectifs, méthodes, dispositifs sont articulés comme réponse à une éthique, le tout intégré dans une certaine image du métier, autrement dit une identité professionnelle. Ce qu’il faut construire, c’est une nouvelle identité professionnelle et pas seulement changer les règles du jeu.
Pourquoi se mobiliser ?
Mais pourquoi les enseignants se mettraient-ils en route alors qu’ils peuvent faire ce qu’ils ont toujours fait : adapter les injonctions externes par des modifications périphériques leur permettant de sauver le noyau central de leurs pratiques ? Pourquoi accepteraient-ils de reconnaitre que leurs façons de faire ont peut-être une part de responsabilité dans les problèmes de l’école ? Tout simplement parce qu’ils sont frustrés et insatisfaits de leur situation actuelle et qu’ils le reconnaissent. On sait que si des professionnels sont satisfaits de leur expérience de travail, ils estimeront qu’il n’y a aucune raison de changer leurs façons d’agir, même si on leur affirme le contraire.
La prise de conscience des difficultés et des insatisfactions de la profession ne conduit pas d’office à une volonté de changement, à fortiori à une démarche émancipatrice. Il est tellement plus facile de se plaindre et de rejeter la faute sur l’autre (l’élève « bête » ou paresseux, les parents démissionnaires, les autorités éducatives interventionnistes mal à propos, etc.). Changer, chercher à faire tout autre chose, crée une insécurité : ne va-t-on pas à l’aventure?, n’y a‑t-il pas plus à perdre qu’à gagner?, etc. Cette insécurité légitime doit entrainer un nécessaire travail d’accompagnement.
Pour illustrer cet enjeu, un exemple. Mes expériences de formation m’ont montré que des changements de regards et de pratiques radicaux ont été possibles pour des enseignants, grâce à une formation longue. À partir d’une prise de conscience des dysfonctionnements de leur enseignement et désireux de trouver une réponse à leur malêtre, des professeurs ont accepté de s’engager dans une formation résidentielle d’une semaine préparant à des changements importants. Cette condition de temps a permis de garantir aux participants la sécurité psychologique en les convainquant qu’une remise en question est possible et bénéfique puisqu’ils ressortiront, au terme de la session, avec un nouveau modèle d’action opérationnel, plus efficace que leurs pratiques frustrantes actuelles leur permettant de mieux atteindre les buts qu’ils poursuivent. Chemin faisant, une réflexion fut menée sur les conceptions que chacun se faisait de son rôle d’enseignant ainsi qu’un questionnement sur ce qu’il estimait important que les élèves apprennent et pourquoi. Un travail de conscientisation fut également mené pour permettre aux enseignants de se rendre compte que la pédagogie est un « construit » social, qui a une histoire et a connu différentes formes dont on peut comprendre les raisons de l’apparition. Ils perçoivent ainsi que les pratiques éducatives n’ont rien d’intangible ni d’absolu.
Si l’on veut des transformations d’importance, il faut prendre le temps de gérer les états psychiques qu’une remise en question de ses habitudes entraine. Il faut aussi prendre le temps de permettre aux enseignants, dans une démarche coopérative, non seulement de construire une alternative, mais aussi de la manipuler, de la mobiliser dans des simulations, d’interroger les difficultés que son adaptation au contexte personnel risque d’entrainer, etc. Un cadre sécurisant, un mode de travail participatif permettant l’expression de ce qui est ressenti, l’appropriation d’un contenu concret et opérationnel les amèneront à faire le pari qu’ils ont plus à gagner qu’à perdre en se lançant dans la mise au point d’un nouveau modèle d’action pédagogique. En pratiquant de la sorte, on peut arriver à construire une nouvelle culture pédagogique.
Ce mode d’action a un cout, celui du temps important nécessaire pour permettre aux enseignants de mener cette réflexion, sans que ce travail ne s’ajoute à leurs tâches ordinaires. Il faudra également payer les animateurs qui aideront les professeurs dans la construction de leur alternative pédagogique, dans les tâtonnements et les ajustements de sa mise en pratique. Les autorités scolaires doivent donner ces moyens. Ne pas le faire, c’est s’enfermer dans l’illusion qu’il y a des stratégies plus légères qui reposent toutes sur une transmission de bonnes pratiques.
La recherche du changement se traduit par le souci de faire des enseignants les constructeurs de leur pédagogie, tout comme ceux-ci doivent se préoccuper de faire de leurs élèves les constructeurs de leurs apprentissages.
Je ne peux résister à présenter l’analogie que cette stratégie présente avec les recommandations les plus récentes de la didactique. N’affirme-t-elle pas que les savoirs et savoir-faire (définition officielle de la compétence) ne s’acquerront vraiment que s’ils sont construits par les apprenants eux-mêmes à partir de « situations-problèmes » ? Pourquoi n’en serait-il pas de même pour l’apprentissage de nouvelles compétences professionnelles ? La situation-problème qui va servir de point de départ à l’apprentissage est elle-même construite par les enseignants. Les travaux des chercheurs peuvent éclairer la compréhension de l’expérience du terrain sans qu’il faille tout redécouvrir. Les nouvelles compétences ne doivent cependant pas parvenir aux praticiens via une communication descendante des autorités éducatives, mais introduites, via l’animateur, entre autres, dans des recherches-actions7.
En une fois ou progressivement ?
On peut reprendre la question en se demandant s’il faut faire muter l’école en une fois ou progressivement ? Distinguons la stratégie au niveau de tout le système et au niveau de l’établissement.
La Finlande qui est parvenue à transformer radicalement son enseignement de base ne l’a pas fait en une fois. Cette réforme a d’abord été précédée de vingt ans de tâtonnements et de débats. Ensuite, elle a été introduite dans une seule région (la Laponie en 1972) pour s’étendre progressivement aux autres régions. (Elle n’a été mise en application à Helsinki qu’en 1977.) Cet étalement a permis d’évaluer chaque mise en route, d’ajuster les dispositifs, de prouver leur efficacité. La diffusion a été facilitée par la disposition de modèles opérationnels mis au point dans les premières introductions. La démonstration de leur efficacité a contribué à rallier les enseignants. La Finlande disposait également d’atouts extra-pédagogiques comme une culture et une réalité économico-sociale plus égalitaires que dans les pays du sud de l’Europe. Elle a également réformé le statut des enseignants. Si dans un pays aux conditions sociales si favorables, il a fallu procéder par étapes, dans notre Fédération, si éloignée de ces réalités, il faut envisager la transformation de l’école avec une stratégie souple et progressive.
L’idée de base pourrait être de promouvoir et de soutenir des établissements novateurs, d’encourager des écoles pilotes qui accepteraient de mettre en place et de vivre un dispositif expérimental. Mais attention, il faut éviter l’«effet expérience pilote », celui qui rend possible une nouvelle organisation et une nouvelle pratique à cause de l’encadrement exceptionnel qui accompagne généralement de telles initiatives volontaires. Pour être généralisable et avoir une chance d’être adoptée par d’autres établissements, pas spécialement entreprenants, de telles expériences doivent, après un certain temps, être standardisées et se traduire dans des routines qui constituent la base de la compétence professionnelle.
De même qu’il n’est pas nécessaire que tous les établissements adoptent en même temps les mêmes dispositifs, tout un établissement ne doit pas muer en même temps. Deux stratégies novatrices, visant des transformations limitées, peuvent parvenir à transformer tout un établissement8. La première est celle de la multiplication, au sein de l’établissement, des ilots de changement, par la création du plus grand nombre possible de projets autonomes, avec des enseignants volontaires. Passé un seuil d’initiatives radicales, le changement devient global car se crée une culture dominante du changement au sein de l’institution, qui provoque un effet d’entrainement. Cette culture est renforcée par un sentiment d’une lutte pour un enseignement plus juste et plus efficace : notre école est une école dynamique, novatrice, créative… sociale !
L’autre modèle de changement vise des transformations décisives ciblées. Il ne s’agit pas ici d’introduire des ilots novateurs, mais des changements dans le fonctionnement général de l’école. Ce modèle apporte des modifications limitées, mais globales et radicales. Au départ, il ne vise pas à tout changer, mais progressivement, si le nombre des modifications atteint un seuil décisif, la perception du changement s’en trouve modifiée : nous sommes capables d’innover avec efficacité, percevront les enseignants. Cette perception de sa capacité à innover devient un facteur de fierté et d’identité. Il est alors plus facile de poursuivre sur sa lancée et de travailler à étendre les innovations pédagogiques9.
- CEF, État des lieux du « Contrat pour l’école ». Dossier d’instruction, janvier 2015.
- Voir Dupriez V., Peut-on réformer l’école ? Approches organisationnelle et institutionnelle du changement pédagogique, De Boeck, 2015.
- Voir Tilman Fr., « Le blues de l’école secondaire », ainsi que Tilman Fr., Grootaers D., La mutation de l’école secondaire, ch. 1, Couleur livres, 2011.
- Voir Tilman Fr., Grootaers D., Le défi pédagogique. Émanciper par l’action sociale et l’éducation, Couleur livres, 2016.
- Si les résultats de la Fédération aux tests internationaux sont faibles, en moyenne, ils peuvent être excellents pour certains établissements et (très) médiocres pour d’autres.
- Le Pacte pour un enseignement d’excellence ne semble pas avoir choisi la bonne méthode malgré le coaching des experts du management, puisqu’il n’a travaillé qu’avec les institutionnels. Sur le plan de l’exercice du métier, les enseignants ne sont pas représentés par les syndicats. De même, les associations de parents ne représentent pas la diversité de tous les points de vue. Quant aux élèves… Et ce n’est pas quelques « focus-groupes » mis en place çà et là, quand la plupart des conclusions étaient quasi écrites, qui constituent une participation démocratique. Quoi qu’on en dise en haut lieu, les acteurs du terrain n’ont pas été associés et ne se sentent ni coauteurs des conclusions du Pacte ni engagés par celles-ci. Que vont faire les autorités éducatives avec toutes les bonnes idées produites en équipes élargies, maintenant que le Pacte (entre qui et qui?) est scellé ?
- Ce qui est présenté ici ne fait-il pas fortement penser à la politique de construction du projet d’établissement (très différent du « projet d’établissement » de notre vocabulaire scolaire légal), telle qu’elle a été promue, surtout en France, dans les années 1980 ? Des enseignements précieux de cette démarche peuvent surement être tirés, Broch M.-H., Cros Fr., « Comment faire un projet d’établissement, écoles – collèges – lycées – LP ? », Chronique sociale, 1991 (3e éd.); Broch M.-H., Cros Fr., Ils ont voulu un projet d’établissement. Stratégies et méthodes, INRP, 1989.
- Tilman Fr., Ouali N., Piloter un établissement scolaire. Lectures et stratégies de la conduite du changement à l’école, De Boeck, 2001.
- Il existe encore un autre moyen pour changer un fonctionnement organisationnel : le remplacement pur et simple d’un dispositif par un autre, entièrement repensé. Cette stratégie existe et fonctionne avec des volontaires ; je l’ai rencontrée !