Entreprise sociale Entra. Enjeux et pratiques de la gouvernance
Un patron de terrain montre une pratique d’entreprise sociale où les pratiques de management ont leur place, mais dans un équilibre avec d’autres modalités de gestion, par exemple participative. Une vision née d’une stratégie indexée sur une finalité sociale forte d’émancipation par l’activité économique avec un très grand souci de la qualité et du contenu du travail.
Entra est une entreprise de travail adapté constituée sous forme d’asbl qui emploie aujourd’hui environ neuf-cent-vingt personnes. Elle est active dans des domaines très variés. Cet acteur du monde associatif est aussi un agent décisif du tissu économique de sa région, puisqu’il est l’un des plus grands employeurs privés du bassin de Charleroi.
Ses normes de fonctionnement n’ont rien à envier aux standards des entreprises marchandes même si celles-ci peuvent parfois l’observer avec condescendance ou méfiance, notamment sous prétexte qu’Entra bénéficie de financements publics (dont la part est décroissante). Ces financements sont indispensables pour lui permettre d’agir dans le circuit économique avec l’unique objectif de créer et de préserver des emplois pour des personnes touchées par la maladie ou le handicap.
Entra est auditée, contrôlée par ses services internes, par ses réviseurs d’entreprises, par ses banquiers, par l’AVIQ (administration wallonne), par des agences certificatrices indépendantes. Et c’est très bien ainsi.
Entra mène ses activités dans un cadre stratégique défini par son conseil d’administration qui précise ses valeurs, ses missions, sa vision et ses objectifs stratégiques.
Son activité est encadrée par de nombreux dispositifs légaux et règlementaires qui sont censés garantir que ses pratiques opérationnelles soient conformes aux exigences de la société contemporaine et simultanément que son fonctionnement respecte les missions qui lui ont été confiées dans la création d’emplois pour son public cible.
Au sommet, la stratégie
On nous questionne souvent lorsque l’on visite Entra, que l’on constate la qualité de ses infrastructures, la nature de ses activités et leur pilotage quantifié, sur ce qui distingue une telle entreprise d’une entreprise classique.
Immanquablement, une visite à Entra entraine des questionnements et de l’étonnement. Immanquablement, on nous demande s’il s’agit bien d’une entreprise sociale.
Nous n’éprouvons aucune difficulté à répondre à une telle question car les éléments qui matérialisent notre engagement social sont nombreux et divers.
Ce qui distingue une telle entreprise d’une entreprise classique, c’est avant tout sa finalité. On ne peut pas parler de gouvernance sans parler de la stratégie car tout ce qui concerne, tout ce qui détermine le fonctionnement de l’entreprise, y compris sa gouvernance est lié à sa stratégie. La stratégie influence de manière directe la gouvernance car c’est en fonction des objectifs que nous nous donnons que nous mettons en œuvre un ensemble de moyens, mais surtout que nous cherchons à coaliser loyalement les hommes et les femmes qui sont à nos côtés.
Ce qui distingue également une telle entreprise d’une entreprise classique, ce sont les valeurs qu’elle se donne à elle-même.
Pourquoi la stratégie doit-elle influencer de manière décisive le modèle de gouvernance ?
Dès le départ, nous avons décidé d’inverser la logique économique classique. Plutôt que de rassembler des moyens de production pour concevoir, fabriquer et commercialiser un produit ou un service, une voiture, un lave-linge, des prestations de services dans le domaine des assurances ou des services administratifs, nous sommes partis d’une finalité sociale pour construire une production ou plutôt des productions.
La première pierre de l’édifice est d’affirmer que notre seul objectif, c’est la création d’emplois. Une entreprise comme celle-ci n’est pas comparable à une entreprise ordinaire, car son but est différent et, partant de là, son mode de fonctionnement l’est aussi.
Ensuite, une fois que nous nous sommes mis d’accord pour considérer que nous étions là pour créer des emplois, nous nous sommes demandé de quel type d’emplois il pouvait s’agir. Nous sommes alors arrivés à la conclusion que ce que nous voulions, c’était des emplois de qualité et nous avons décliné cet objectif en considérant que les emplois que nous allions créer devaient avoir certaines caractéristiques. Ils devaient être « gratifiants, rémunérateurs, utiles, évolutifs, stables ». Ce qu’on appelle chez nous des emplois cinq étoiles ou encore des emplois « grues ».
Notre mission est donc de renforcer l’émancipation et le bienêtre de notre public cible. Et finalement, aujourd’hui, nous avons seulement trois objectifs pour les quatre prochaines années :
- connaitre de mieux en mieux nos clients et leurs besoins pour anticiper les attentes et nous singulariser sur les marchés ;
- faire en sorte que nos collaborateurs soient impliqués et que leur santé soit préservée ;
- mettre en place une gouvernance de plus en plus participative et explicite, pour plus d’efficacité et d’engagement.
Au fond, si nous créons des emplois, c’est pour émanciper les personnes qui sont à nos côtés et qui, pour la plupart, n’ont pas été gâtées par les circonstances. C’est ce qui fonde notre action, et il serait inopportun de nous arrêter en chemin et de ne pas chercher à faire en sorte que notre modèle de gouvernance n’amplifie pas nos résultats dans la recherche de l’émancipation et du bienêtre. C’est donc la raison pour laquelle la stratégie d’une telle entreprise devrait avoir des conséquences majeures sur son modèle de gouvernance.
La gouvernance, un vaste système d’interactions
Plus que pour d’autres entreprises, la gouvernance d’Entra se construit dans un modèle impliquant des interactions. Des enjeux particuliers se présentent si l’on approche et si l’on implique les principales parties prenantes. Voici cinq groupes auxquels nous nous adressons et que nous sollicitons : le conseil d’administration, les organisations syndicales, la communauté professionnelle globale, les pouvoirs publics et les clients.
Le conseil d’administration
Nous sommes partis d’un modèle associatif, construit sur un principe de militance et d’engagement social pour aboutir à un projet hybride socioéconomique serti de plusieurs certifications ISO, d’agréments de sécurité, répondant à des normes sévères dans des activités d’assurances, industrielles. Dans ce contexte, le rôle du conseil d’administration doit être nettement défini. Décider la stratégie, construire un système où la sécurité est préservée dans ces activités complexes, défendre la qualité des prestations, ce sont des défis pour le conseil d’administration qui doit être conscient de ses responsabilités réelles, qui doit s’investir fortement et qui doit acquérir les compétences nécessaires pour éclairer ses choix.
L’enjeu est de faire en sorte de définir explicitement les rôles du conseil d’administration, d’exprimer objectivement les responsabilités des administrateurs, d’évaluer le fonctionnement du CA, de renforcer les compétences des administrateurs dans les domaines clés, de demander un engagement réel.
Les organisations syndicales
À Entra, nous entretenons de très bonnes relations avec toutes les organisations syndicales. Nous avons mis au point un système où nous cherchons à établir un dialogue permanent. Je pense qu’à certains égards, les organisations syndicales considèrent que l’expérience Entra est intéressante et qu’elle mérite d’être soutenue. La gouvernance d’une telle entreprise ne peut, selon moi, se concevoir sans une interaction forte et quotidienne avec les organisations syndicales.
Alors que les circonstances économiques se tendent et que les pouvoirs publics peinent à accompagner cette évolution, l’enjeu est de trouver un nouveau point d’équilibre socioéconomique, dans une logique de concertation sociale. Un exemple ? Dans quelles conditions, avec quelles exigences, un travail de nuit est-il acceptable ou ne l’est-il pas dans une entreprise ?
La communauté professionnelle globale
Notre plan stratégique prévoit de renforcer l’implication des travailleurs dans le pilotage de l’entreprise. La compréhension des enjeux, l’adhésion au projet de l’entreprise, mais aussi la participation à la conception et à la mise en œuvre des solutions sont indispensables. Pour des raisons individuelles et collectives.
L’enjeu est de faire en sorte de susciter cet engagement sans que ses bénéfices ne soient connus et compris à priori par les personnes que nous souhaitons associer, tout en étant clair dans les potentialités et les limites du modèle.
Les pouvoirs publics
Une entreprise comme Entra exerce son activité dans un cadre défini par les pouvoirs publics. Nous devons respecter des normes en matière d’emplois, de sécurité, etc. C’est naturellement indispensable car, même dans ces conditions, des problèmes de gouvernance peuvent se poser. Est-il acceptable qu’un responsable d’entreprise de travail adapté gagne un salaire comparable ou supérieur à celui d’un directeur de grande entreprise privée ? Est-il normal que plusieurs membres d’une même famille soient membres d’un conseil d’administration ? Ce serait d’autant plus anormal que de telles entreprises sont partiellement financées par les pouvoirs publics. Des règles existent concernant ces questions.
Tout en renforçant les règles de bonne gouvernance et en contrôlant plus efficacement leur application, les pouvoirs publics peuvent-ils accompagner les entreprises associatives comme Entra dans la rénovation des modes de production qui impliquent notamment plus de mobilité et de flexibilité ?
Les clients
Nos clients sont d’autres entreprises et ne se préoccupent pas beaucoup de la gouvernance des entreprises associatives, ni réellement de leurs objectifs fondamentaux. À quelques exceptions, souvent de grandes entreprises d’ancrage belge, ils s’intéressent d’abord aux prix, à la flexibilité, à la qualité, à la conception de solution originales, à la sécurité… Notre rôle est de concilier les dimensions économiques et sociales, en considérant que ce deuxième aspect est notre seule raison d’être. De mettre l’économie au service du social et non l’inverse.
L’enjeu est de construire un modèle à plus-value humaine dans un circuit de nature très majoritairement économique.
Conclusion
En raison de leurs objectifs particuliers, les entreprises associatives doivent adopter des modèles de gouvernance spécifiques. Le sens de l’action associative (qui n’est pas la recherche de profit au bénéfice des actionnaires) et ses valeurs intrinsèques justifient que les parties prenantes soient associées loyalement à la gouvernance des entreprises associatives. Cela nécessite la mise en œuvre d’initiatives spécifiques. La poursuite d’objectifs économiques n’est pas contradictoire avec cette approche, pour autant que les bénéfices de l’action collective soient répartis entre les parties prenantes et spécialement avec le personnel. La stratégie de l’entreprise associative doit être exprimée de manière explicite pour renforcer la cohérence de son fonctionnement et garder un cap social dans un environnement où les contraintes économiques sont importantes. Il appartient également au conseil d’administration de réaliser une veille permanente à ce sujet. À cette fin, ses compétences et ses modes d’action doivent être appropriés.
