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Entre Malines et Tibhirine : comment peut-on être catho ?

Numéro 12 Décembre 2010 par Guillaume de Stexhe

décembre 2010

Être catho, pour les médias comme pour la théo­lo­gie conser­va­trice, c’est avant tout « appar­te­nir à l’É­glise », super-sujet repré­sen­té par ses per­ma­nents et sa hié­rar­chie. La réa­li­té montre aus­si une autre logique : c’est d’a­bord par­ti­ci­per à une his­toire où la mémoire vive de « l’é­vè­ne­ment Jésus » engage concrè­te­ment dans l’ad­ve­nir d’une huma­ni­té récon­ci­liée. Ce rap­port croi­sé au Christ et à l’hu­ma­ni­té est alors l’es­sen­tiel de l’être-catho. Il se vit au plu­riel, et c’est ce qui « fait Église » : mais dans l’é­preuve des dif­fé­rences, et selon des for­mules mul­tiples de proxi­mi­té et d’in­dé­pen­dance. Com­ment se situer dans ce réseau d’i­ti­né­raires et d’er­rances ? Entre la résis­tance au rêve d’une com­mu­nau­té des purs et les dis­tances que peut exi­ger la res­pon­sa­bi­li­té, les mul­tiples façons d’être « catho », jus­qu’à ne pas ou ne plus l’être, relèvent de par­cours sans modèle et sans garantie.

C’est presque un hasard si ces pages s’ajoutent à un dos­sier sur les abus sexuels ecclé­sias­tiques et dans le contexte d’une contes­ta­tion du nou­vel arche­vêque de Malines-Bruxelles comme du Vati­can qui l’a choi­si. Car cette actua­li­té ne fait que ren­for­cer un peu plus, pour moi comme pour bien d’autres, la ques­tion qui sert ici de titre : com­ment peut-on être catho ? En moins de deux géné­ra­tions, cette ques­tion est deve­nue, en Occi­dent, radi­ca­le­ment pro­blé­ma­tique, au point d’être sou­vent l’expression d’un simple non-sens — mais aus­si celle d’une téna­ci­té per­plexe. Comme le montre la qua­si-éva­po­ra­tion de l’affiliation com­mu­niste, ce phé­no­mène tra­verse d’autres « ins­ti­tu­tions de sens » ou « englo­bantes » : il relève donc de glis­se­ments socio­cul­tu­rels de fond. Pour autant, la ques­tion mérite d’être tra­vaillée. Je vou­drais ici l’aborder sous la forme d’une ana­lyse un peu sys­té­ma­tique : prendre la ques­tion de face, ce ne sera donc pas ici lui don­ner immé­dia­te­ment réponse, mais la construire ou la recons­truire de façon à ce que le tra­vail d’une réponse puisse prendre le plus de sens possible.

Quelques remarques encore pour cadrer le pro­pos. D’abord, dans les limites de ces quelques pages, c’est l’être-chrétien-catho ordi­naire de nos régions que je ques­tion­ne­rai en bloc, et non le détail de ce style de chris­tia­nisme, son actua­li­té ou son his­toire. Ensuite, un choix de méthode. Les enquêtes de sciences humaines et les témoi­gnages — les his­toires de vie sur­tout — ont l’avantage de mettre en lumière des faits et des méca­nismes effec­tifs : ils montrent en par­ti­cu­lier qu’être catho, dans le temps, l’espace et les tra­jec­toires sin­gu­lières des per­sonnes et des groupes, cela s’est fait et se fait de façon tou­jours mul­tiple et mou­vante. Sur ce fond d’attention aux faits, on peut ten­ter une troi­sième approche : une ana­lyse réflexive, comme celle que j’ébaucherai ici, au risque de rac­cour­cis, afin de com­prendre une ou deux logiques plau­sibles et réelles de ce qu’on pour­rait appe­ler « l’être-catho ».

La grille médiatique : « représentants » et « membres » de l’Église

Pour enta­mer la réflexion, un appa­rent détour est inévi­table : expli­ci­ter cer­taines images, cer­tains schèmes, qui fonc­tionnent habi­tuel­le­ment comme le cadre nor­mal ou évident de la ques­tion, ou même comme sa réponse. En quelques mots : être catho, ce serait en pre­mier lieu et en fin de compte « être membre de l’Église (catho­lique)», « appar­te­nir à la com­mu­nau­té catho­lique ». Je me limi­te­rai à deux ver­sions de ce sché­ma : média­tique, d’abord ; ecclé­sias­tique, ensuite.

Les médias expriment, et aus­si construisent, les « images » qui font aujourd’hui le sens com­mun. J’en retiens deux exemples récents, aus­si bien pour leur audience signi­fi­ca­tive que pour le violent contraste entre eux. D’abord le film de Xavier Beau­vois, Des hommes et des dieux, qui évoque avec tant de sen­si­bi­li­té les visages, les soli­da­ri­tés et la foi des moines cis­ter­ciens de Tib­hi­rine dans l’Algérie des ter­ribles années nonante ; ensuite le lugubre feuille­ton sur les embour­be­ments ecclé­sias­tiques dans les abus sexuels sur mineurs, qui met pro­fon­dé­ment en cause la culture et la hié­rar­chie catho­liques, notam­ment en Bel­gique. Tib­hi­rine et Malines : qu’est-ce qui se montre ain­si, média­ti­que­ment, de l’être-catho ?

D’abord une éton­nante diver­si­té, d’autant plus forte qu’elle se déploie ici dans un seul et même milieu. C’est dans la même Église, au même moment, et ici chez les mêmes clercs, que des figures aus­si dif­fé­rentes prennent forme au fil des vies et des cir­cons­tances. Rap­pel à la réa­li­té, donc : être-catho, c’est tout cela ensemble : tou­jours aus­si autre chose que ce qu’on ima­gine ou vou­drait. Leçon aga­çante, parce qu’on vou­drait savoir à quoi s’en tenir, s’en tenir aux cases de ses clas­se­ments, à ses cari­ca­tures ou à ses icônes.

Second élé­ment : ce n’est évi­dem­ment pas un hasard si ces deux évè­ne­ments média­tiques concernent en pre­mier lieu des clercs, des pro­fes­sion­nels de l’Église. Car la diver­si­té catho est presque tou­jours mise en pers­pec­tive par une grille qui dis­tingue, d’un côté ceux qui repré­sentent le catho­li­cisme, de l’autre ceux qui sim­ple­ment lui appar­tiennent. Infor­ma­tions, repor­tages ou débats sont struc­tu­rés par cette dif­fé­ren­cia­tion : d’un côté, les pro­fes­sion­nels, les per­ma­nents, les repré­sen­tants de l’Église : prêtres, reli­gieux, hié­rar­chie sur­tout, géné­ra­le­ment dési­gnée tout bon­ne­ment comme l’«Église » elle-même. Et de l’autre côté, les indi­vi­dus, groupes ou mou­ve­ments cathos, inter­pré­tés soit comme échan­tillons exem­pla­tifs de la géné­ra­li­té catho, soit comme excep­tions — en par­ti­cu­lier sur les modes de la sain­te­té : l’abbé Pierre, les sœurs de cha­ri­té ; ou de la mar­gi­na­li­té contes­ta­taire : Gabriel Rin­glet, les homo­sexuels catholiques.

Les mar­gi­naux, donc. Ici appa­rait le troi­sième élé­ment de l’image média­tique : le cri­tère pre­mier d’identification de toute réa­li­té catho serait celle de son degré de confor­mi­té aux normes et repré­sen­ta­tions auto­ri­sées (ou sup­po­sées telles) de l’être-catho. Avec une ten­dance mar­quée à l’alternative mas­sive : dedans, ou dehors ? Tel dogme : oui, non ? Ain­si, la forme essen­tielle de l’être-catho, ce serait la « fidé­li­té » à l’«Église » : confor­mi­té aux modèles, obéis­sance aux auto­ri­tés, « com­mu­nion » par rap­port au noyau cen­tral. L’être-catho serait l’être-conforme. Exemple qui n’est pas anec­do­tique, ni sans effets : lorsqu’ils vont à Rome ou accueillent le pape, les évêques troquent doci­le­ment leur pan­ta­lon-ves­ton ordi­naire pour la sou­tane règle­men­taire. Mais peut-être quitte-t-on ain­si le monde de la réa­li­té pour celui des images (bien sages)?

« L’Église », vrai sujet de l’être catho ?

Parce que leurs contraintes pre­mières sont les clas­se­ments simples, l’évènement et le spec­ta­cu­laire, les médias font infi­ni­ment plus de place au pape (en blanc) ou aux car­di­naux (en rouge) qu’aux chré­tiens ano­nymes (gris sur gris); à la pro­cla­ma­tion d’un règle­ment qu’à la vie d’un mou­ve­ment ; à une messe-spec­tacle qu’à des gestes quo­ti­diens ; éven­tuel­le­ment, à des gestes de dis­si­dence plus qu’à une indé­pen­dance très ordi­naire. On fait ain­si pas­ser les têtes d’affiche et les « évè­ne­ments » comme images repré­sen­ta­tives de la réa­li­té catho. Mais ce qui est encore plus remar­quable, c’est que, de cette façon, l’approche média­tique adopte et dif­fuse les prin­cipes d’une théo­lo­gie his­to­ri­que­ment située, celle des milieux catho­liques conser­va­teurs ou res­tau­ra­teurs. D’abord, l’«Église » serait le véri­table sujet de l’être-catho : car on lui applique la manière habi­tuelle de com­prendre une ins­ti­tu­tion : comme un « gros sujet » col­lec­tif, non seule­ment ras­sem­blant, mais aus­si enve­lop­pant et trans­cen­dant les sujets sin­gu­liers. Ins­ti­tu­tion et col­lec­ti­vi­té, cette Église (catho­lique) serait repré­sen­tée, et même consti­tuée par excel­lence, par ses pro­fes­sion­nels ou ses per­ma­nents (tous céli­ba­taires), et sur­tout par sa hié­rar­chie (exclu­si­ve­ment mas­cu­line). Ensuite, et logi­que­ment, ce qui ferait l’identité catho des indi­vi­dus, des groupes, de leurs pra­tiques, ce serait avant tout ce sta­tut d’appartenance à l’Église ; cathos, ils le sont moins par eux-mêmes qu’en tant que « membres de », par une appar­te­nance dont il importe assez peu qu’elle soit « tra­di­tion » ou « option per­son­nelle ». Enfin, cette appar­te­nance aurait comme cri­tère fon­da­men­tal l’obéissance ou la fidé­li­té, c’est-à-dire l’identification aux modèles ins­ti­tu­tion­nels en vigueur. À l’exception des « saints » recon­nus tels, les aven­tures humaines sin­gu­lières des cathos, leurs liens, leurs pra­tiques, leurs pen­sées, sont fina­le­ment acces­soires au regard de ce que repré­sentent authen­ti­que­ment les officiels.

L’enjeu de cette inter­pré­ta­tion, ce n’est pas d’abord ni sur­tout le rap­port entre les indi­vi­dus et l’institution, ni entre clercs et laïcs : c’est la logique et le sens même de ce que c’est qu’être chré­tien-catho­lique. Et pour sai­sir cet enjeu, je vou­drais évo­quer un texte ful­gu­rant : la Lettre à Rome1, qu’Edmond Ortigues2, alors brillant jeune théo­lo­gien, adres­sa en 1952 au Vati­can avant d’être, sur cette base, exclu de ses fonc­tions, et de rompre avec l’Église. C’était au moment de la pré­cé­dente gla­cia­tion catho­lique (inter­dic­tions des prêtres-ouvriers et de la « nou­velle théo­lo­gie », qui aura sa revanche au Concile3), gla­cia­tion que rap­pelle en grande par­tie la res­tau­ra­tion qui court aujourd’hui de Rome à Malines (liqui­da­tion de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, dis­ci­pli­na­ri­sa­tion obses­sion­nelle de la sexua­li­té et de la bioé­thique, etc.). L’analyse d’Ortigues remon­tait au noyau dont décou­lait pour lui, dans l’Église, l’enchainement d’une série de dérives : l’étouffement du débat ; le déni de la fon­cière liber­té humaine, res­pon­sable et créa­trice (sur ce point-ci au moins, la révo­lu­tion cultu­relle conci­liaire a fait bou­ger les choses); la cari­ca­ture du divin en ordre objec­tif du monde ; un double jeu « pas­to­ral », de rai­dis­se­ment sur les prin­cipes et d’indulgence pra­tique ; enfin, la sur­éva­lua­tion d’une figure his­to­ri­que­ment mar­quée des clercs et de leur rôle4. Le noyau de ces dérives, c’était à ses yeux une (théo-)logique « idéa­liste », qui néglige comme acces­soires les aven­tures effec­tives des hommes et des cathos ordi­naires dans la socié­té et l’histoire réelles. Cette logique pro­jette en fait l’«Église » dans un ordre de réa­li­té idéal et intem­po­rel, qui trans­cende le concret des exis­tences, des liens sociaux et de l’histoire se fai­sant : à ce niveau, « pour les yeux de la foi », l’Église (éter­nelle) se trouve immu­ni­sée contre une impli­ca­tion sérieuse par ce qu’elle est, fait et paraît dans l’effectivité du quo­ti­dien et aux yeux de tout le monde5.

Ortigues réflé­chit ain­si cette façon d’hypostasier l’Église (comme super-sujet de l’être-catho) et de l’idéaliser (comme une réa­li­té « spi­ri­tuelle » trans­cen­dant les vicis­si­tudes concrètes): « Au lieu de rap­pe­ler que la coexis­tence humaine se retrouve au com­men­ce­ment et à la fin […], le sys­tème clé­ri­cal sym­bo­lise un « englo­bant » inerte, qui enlève à l’idée de Dieu sa vigueur offen­sive, sa puis­sance de renou­vè­le­ment. On ne voit pas que la trans­cen­dance de Dieu s’indique dans le carac­tère insur­mon­table de la coexis­tence humaine, dans une ouver­ture indé­fi­nie au sein d’un monde qui se prête à la com­mu­ni­ca­tion humaine parce qu’il est d’abord sus­cep­tible d’être orga­ni­sé, trans­for­mé, inté­gré…» (Lettre à Rome, p. 59). Avec ces lignes vigou­reuses, on bas­cule vers une logique très dif­fé­rente de celle d’une pri­mor­diale « appar­te­nance à l’Église », que ce soit sur mode média­tique ou théo­lo­gique. Tout sim­ple­ment parce que l’Église est ici rela­ti­vi­sée, rame­née ici à son double hori­zon, à son (double) fon­de­ment : l’invention concrète de la fra­ter­ni­té humaine et la dyna­mique — non moins concrète ! — de la « trans­cen­dance de Dieu » — qui, pour la foi chré­tienne, ren­voient consti­tu­ti­ve­ment l’une à l’autre : « qui­conque aime est né de Dieu et connait Dieu », pour citer la Pre­mière lettre de Jean.

Entre l’homme de Nazareth et son corps universel

Au fond, Ortigues rap­pe­lait tout sim­ple­ment ce que la for­mule si évi­dente du « catho égale membre de l’Église » passe sous silence : à savoir qu’être catho, c’est d’abord et bien plus essen­tiel­le­ment, être « chré­tien ». Dans cette logique-ci, le centre de gra­vi­té de l’être-catho n’est pas ici une appar­te­nance ins­ti­tu­tion­nelle ou com­mu­nau­ta­riste, mais la recon­nais­sance et l’adoption de l’évènement Jésus-Christ comme décisif.

Encore faut-il expli­ci­ter un tant soit peu ce que cela peut signi­fier (puisqu’on peut com­prendre Jésus, avant tout, comme le « fon­da­teur de l’Église », ce qui nous ramè­ne­rait à la logique pré­cé­dente). Je ris­que­rai, dans un lan­gage par­mi bien d’autres, une façon d’exprimer le ren­voi réci­proque6 de ce qu’Ortigues appe­lait la « coexis­tence humaine » et la « trans­cen­dance divine » : les chré­tiens pres­sentent, dans la manière d’être de Jésus, une capa­ci­té unique à enga­ger des rela­tions où s’ouvre et se par­tage le « fonds de bon­té » (Ricœur) ori­gi­naire auquel chaque humain par­ti­cipe à sa façon sin­gu­lière : des liens qui, même au creux de l’échec et de la mort, dénouent la vio­lence, et font ain­si vivre et revivre ceux qui y par­ti­cipent. Et cette capa­ci­té témoigne, de façon unique elle aus­si, d’une source énig­ma­tique (« Dieu », que « nul n’a jamais vu »), source qui se com­mu­nique elle-même de façon conta­gieuse (« l’Esprit » qui fait tout homme « fils de Dieu »).

Jésus-Christ ou « Dieu » rem­placent-ils ain­si l’Église comme point de réfé­rence cen­tral et unique de l’être-chrétien ? Ce serait négli­ger le fait que la figure de Jésus est essen­tiel­le­ment figure de rela­tions : elle ren­voie, par tout elle-même, aux autres que lui-même, et à autre chose : au « Royaume qui vient» ; et qui advient pré­ci­sé­ment comme la conta­gion de l’esprit qui anime l’homme de Naza­reth. La logique de l’être-chrétien consiste ici, en décou­vrant dans cette figure une façon unique de faire huma­ni­té, à se trou­ver enga­gé dans l’advenir d’une huma­ni­té ani­mée par cet esprit qui lui vient tou­jours d’un peu au-delà d’elle-même. C’est ce que Jésus appe­lait le « Royaume qui se fait proche », et Paul, auda­cieu­se­ment, l’accomplissement du Christ en la plé­ni­tude de son « corps » : l’universel de l’humanité réconciliée.

L’être-chrétien est ici le mou­ve­ment qui s’enracine dans « l’évènement Jésus de Naza­reth », et de là se tend vers l’universel d’humanité qui y a son sym­bole et son germe, lais­sant l’énigme de « Dieu » se signi­fier au creux de cette genèse concrète de fra­ter­ni­té. C’est bien un tel mou­ve­ment qu’ont adop­té — pro­gres­si­ve­ment, et pas sans ques­tions — les frères de Tib­hi­rine, tels que les a com­pris l’agnostique Xavier Beau­vois : nouant l’une à l’autre leur réfé­rence évan­gé­lique et leur com­mu­nion de des­tin avec le peuple et l’islam algé­riens, leur prière noc­turne et leur soli­da­ri­té charnelle.

Le Royaume : l ‘humanité ou l’Église ?

À ce point, une for­mule célèbre de Loi­sy (en 1902) nous ramène au pro­blème de l’être-catho : « Le Christ a annon­cé le Royaume, mais c’est l’Église qui est venue. » Entre l’unicité du Naza­réen et l’universel de l’humanité en adve­nir, quel sens peut-il y avoir à inter­po­ser une com­mu­nau­té par­ti­cu­lière comme l’Église (catho­lique)?

Pour­quoi ? Bien sûr, il y a une logique pos­sible, et bien réelle : la soli­da­ri­té entre ceux qui se découvrent un point com­mun aus­si essen­tiel que cette foi. Mais à elle seule, cette logique-là ne fonde qu’un clan, fût-il de fra­ter­ni­té cha­leu­reuse. Par contre, dans la logique de l’analyse pré­cé­dente, « faire Église » vise aus­si et avant tout à déployer un espace où se croisent visi­ble­ment la mémoire vivante de Jésus et l’espérance active du monde humain en deve­nir. Ce qui signi­fie déci­dé­ment que la com­mu­nau­té chré­tienne n’est pas l’essentiel : elle n’a de sens qu’en ren­voyant dou­ble­ment au-dehors d’elle-même. Mais encore : pour­quoi cet espace devrait-il être col­lec­tif, com­mu­nau­taire ? Pour­quoi pas seule­ment un enga­ge­ment et un témoi­gnage per­son­nels, pour­quoi deve­nir, mal­gré tout, « membre de » ? C’est la ques­tion qui porte la plus forte charge d’incompréhension dans une culture pro­fon­dé­ment indi­vi­dua­liste (en par­tie pré­ci­sé­ment en rai­son de son héri­tage chré­tien). Et pour­tant, écou­ter cette ques­tion peut conduire à deux aspects impor­tants de la logique chré­tienne : l’un à pro­pos de la mémoire du Christ, l’autre à pro­pos du rap­port entre Église et humanité.

Pas l’Évangile d’un seul

D’abord, ce n’est pas par hasard si la mémoire du Naza­réen, par un pro­ces­sus très pré­coce dans l’histoire du chris­tia­nisme, se cris­tal­lise à la fois dans un nombre limi­té de ver­sions col­lec­ti­ve­ment reçues, et pour­tant en plu­sieurs évan­giles (cinq, si on compte Paul!): plu­sieurs ver­sions, locales, par­tiales, incom­plètes, et non syn­thé­ti­sables, d’une sil­houette et d’une parole qui de cette façon sont pro­cla­mées tou­jours autres. La réfé­rence au Christ ne peut ain­si se déve­lop­per de façon pri­vée, ou mono­lo­gique : ni dans une pure dis­per­sion (cha­cun de son côté : autant d’évangiles qu’on veut) ni dans une uni­for­mi­sa­tion qui pré­ten­drait mai­tri­ser la figure du Christ (un seul évan­gile). Nul, indi­vi­du ou groupe, ne pos­sède l’«Évangile » à lui seul : il ne peut que le par­ta­ger tou­jours à nou­veau avec d’autres, qui le font réson­ner autre­ment. Le plu­riel de l’Église est, en ce sens, d’abord plu­ra­li­té struc­tu­rante, et même plu­ra­lisme : impos­si­bi­li­té de s’approprier de façon pri­va­tive le rap­port au Christ. Cette plu­ra­li­té fon­da­trice a été, sur­tout dans la moder­ni­té, com­bat­tue par une poli­tique cen­tra­li­sa­trice et homo­gé­néi­sante ; ici comme par­tout la logique « inté­griste » sup­porte mal dif­fé­rences et alté­ri­tés ; le mou­ve­ment va alors sup­plan­ter les évan­giles plu­riels par un seul caté­chisme, les créa­tions de pen­sée par une doc­trine uni­voque, les styles par­ti­cu­liers par une « dis­ci­pline » uni­forme, l’échange par une auto­ri­té cen­tra­li­sée. Il reste que, non seule­ment l’histoire, mais la réa­li­té la plus quo­ti­dienne du « faire Église », c’est la plu­ra­li­té des sen­si­bi­li­tés (voyez dans n’importe quelle paroisse ou groupe!), des tra­di­tions et des cou­rants (par exemple les ordres reli­gieux et mou­ve­ments, cha­cun avec sa « spi­ri­tua­li­té » particulière).

Plu­ra­li­té, jusqu’aux rup­tures entre dif­fé­rentes cultures chré­tiennes, deve­nant Églises sépa­rées. C’est ici que joue une logique de fond du catho­li­cisme : il refuse la sépa­ra­tion entre des Églises indé­pen­dantes en fonc­tion des lieux ou des sen­si­bi­li­tés. Évi­dem­ment, ce refus est l’expression d’une logique de pou­voir et d’un cen­tra­lisme auto­ri­taire ; mais le lien assu­mé avec une seule « grande » Église est aus­si confron­ta­tion obli­gée, per­ma­nente, incon­for­table, éprou­vante, avec d’autres façons de réson­ner à la mémoire et à l’esprit du Christ. Para­doxe par rap­port à l’imaginaire média­tique ou auto­ri­taire : être-catho, et au quo­ti­dien, c’est donc avoir à faire l’épreuve, au plus creux de ce qui vous fait vivre, du « pas tout seul », « pas d’une seule façon », « pas selon un seul style» ; c’est, pour un évêque inté­gri­sant ou un grou­pus­cule fémi­niste, un intel­lec­tuel euro­péen ou une paroisse afri­caine, devoir se lais­ser à la fois mettre en ques­tion et — si pos­sible ! — sti­mu­ler l’un par l’autre : faire l’épreuve per­ma­nente à la fois de la confir­ma­tion et de la contes­ta­tion de sa foi par celles, proches et éloi­gnées, des autres, et par d’autres ver­sions du chris­tia­nisme. Et les ten­sions, désac­cords, dis­putes, incom­pré­hen­sions, qui tissent ain­si cet être-catho réel, ne sont alors pas des inci­dents ou des ano­ma­lies, mais les aven­tures obli­gées de l’apprentissage d’une uni­té plurielle.

Dans une culture à la fois sou­cieuse de plu­ra­lisme et sou­mise au poli­ti­que­ment cor­rect, atten­tive aux dif­fé­rences et tra­ver­sée par la « pen­sée unique », c’est un fait digne d’attention, sou­vent incon­ce­vable pour ceux qu’aveugle l’image du « catho-membre-conforme » : le che­min réel de nom­breux cathos est celui d’une expé­rience per­ma­nente de dif­fé­rences incon­for­tables, de mises en ques­tion bous­cu­lantes. Est-ce un signe de décom­po­si­tion, qui plaide pour la res­tau­ra­tion d’une logique iden­ti­taire ? Ou une gran­deur pro­phé­tique, qui pré­fi­gure l’unité plu­rielle que cherche l’humanité mon­dia­li­sée ? Ou encore un ali­bi du n’importe quoi, qui per­met de ne pas fina­le­ment se situer ? On revien­dra à ces questions.

Faire Église : seulement un signe

Mais d’abord, il est inté­res­sant de noter que cette logique d’apprentissage struc­ture aus­si l’autre pôle de l’être-chrétien : l’engagement dans l’advenir de l’humanité récon­ci­liée. Le phi­lo­sophe Alain Badiou (Saint Paul, PUF, 1997) a remar­qua­ble­ment ana­ly­sé ce noyau de la pen­sée et de l’action de l’apôtre Paul, qu’il appelle La fon­da­tion de l’universalisme. Mais, dans l’histoire, après en être venue à s’identifier sans plus à la socié­té comme telle (c’est la logique de chré­tien­té, qui a de beaux restes), l’identité catho fonc­tionne sou­vent comme un com­mu­nau­ta­risme, une iden­ti­fi­ca­tion par sépa­ra­tion. Elle ne conserve alors la réfé­rence à l’humanité à venir qu’en pen­sant l’Église comme la « par­tie sau­vée » de l’humanité ; l’ouverture à l’universel prend alors le sens d’une expan­sion de cette Église. À cette logique auto­cen­trée s’en oppose une autre, qui a repris le des­sus à Vati­can II, dans des textes déci­sifs dis­cu­tés avec achar­ne­ment (Lumen Gen­tium et Gau­dium et spes): c’est la com­pré­hen­sion de l’Église comme (seule­ment) signe, germe et anti­ci­pa­tion de l’humanité en adve­nir. Dans cette logique-ci, de nou­veau, « faire Église » ren­voie struc­tu­rel­le­ment au dehors et au delà de toute com­mu­nau­té chré­tienne : celle-ci n’a pour sens que de signi­fier et d’appeler l’humanité récon­ci­liée en adve­nir. Et ce qui fait signe ici, c’est la fra­ter­ni­té sans vio­lence, la recon­nais­sance échan­gée qui ouvre cha­cun à son propre don, qu’elle a pour exi­gence de cher­cher à vivre, à la fois au-dedans et au dehors d’elle-même. Être-catho, c’est alors, non pas appar­te­nir à un groupe, mais par­ti­ci­per à une dyna­mique de fra­ter­ni­té uni­ver­selle, dont le sens et le mou­ve­ment essen­tiels sont de fran­chir toute fron­tière de situa­tion, d’appartenance ou de sta­tut : « Il n’y a ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme », écri­vait l’apôtre Paul. Cer­tains aspects de notre mon­dia­li­sa­tion, en par­ti­cu­lier l’universalisation des droits de l’homme et de l’exigence huma­ni­taire, peuvent être per­çus dans cette logique comme une avan­cée déci­sive de cette fra­ter­ni­té qui est l’horizon de la foi, un recou­pe­ment concret de l’identité catho et de la citoyen­ne­té pla­né­taire, un signe de ce que, du milieu même des hor­reurs et des bou­le­ver­se­ments, « les temps se font proches ». Cela n’étonnera que ceux qui oublient ou ignorent cette tra­di­tion basique : l’«Église » pré­sente n’est que signe de la véri­table Église — l’Humanité récon­ci­liée en advenir.

Une organisation — ou un réseau d’itinéraires ?

Mais com­ment faire Église ? Selon quel style ? L’imaginaire média­tique et le pro­jet conser­va­teur pro­jettent le fan­tasme (et un fan­tasme peut être vécu) d’une orga­ni­sa­tion mono­li­thique, homo­gène, où les indi­vi­dus se fondent en « membres » sous une règle de confor­mi­té. En contraste, il y a d’abord la réa­li­té, chez de nom­breux cathos, d’une indé­pen­dance très banale, d’une indif­fé­rence très cou­rante aux modèles offi­ciels, qui va jusqu’à une sorte d’anarchie ordi­naire : la ques­tion est alors de savoir s’il s’agit là d’un défi­cit par rap­port à la logique catho, à la règle ou à l’idéal ; et par exemple d’un effet de l’individualisme post­mo­derne. Sans doute les choses sont-elles, comme tou­jours, ambigües ; mais deux traits de la mémoire chré­tienne fon­da­trice sug­gèrent qu’il y a ici quelque chose qui consonne en pro­fon­deur avec une sorte de « liber­té errante » carac­té­ris­tique de l’évènement christique.

D’abord le carac­tère très per­son­nel, tou­jours sin­gu­lier, du mou­ve­ment par lequel un homme, une femme, un groupe se trouvent proches du Christ et se lient à lui : tou­jours à par­tir de soi-même, de son his­toire, de sa situa­tion. Aus­si, le sym­bole même de l’unité entre chré­tiens se pro­nonce tou­jours : Cré­do, Je crois, et non pas Nous croyons. Être-catho, en un mot, c’est être sujet en pre­mière per­sonne. Un second témoi­gnage de la mémoire fon­da­trice va au rebours de la pente cen­tra­li­sa­trice qui marque l’histoire de l’Église : les rela­tions qui se tissent autour du Christ forment un réseau non homo­gène, et non pas un col­lec­tif orga­ni­sé. Il y a le groupe des femmes et le groupe des mis­sion­naires ; les proches de Gali­lée, ceux de Judée ; les par­ti­sans publics, et ceux qui le sont « en secret» ; etc. Et encore plus nom­breux et plus signi­fi­ca­tifs, ceux, sou­vent ano­nymes — un aveugle, une femme de Sama­rie, un offi­cier romain… qu’une ren­contre avec Jésus a conduits au pro­fond d’eux-mêmes — et qui, sans se joindre au groupe des com­pa­gnons, dis­pa­raissent de la scène, confir­més dans leur propre che­min — selon ce mot typique de Jésus : « Va, c’est ta foi qui t’a sau­vé»… De la même façon, les pre­mières com­mu­nau­tés forment un réseau lâche, et non un mou­ve­ment cen­tra­li­sé. Lorsqu’on per­çoit dès les ori­gines cette diver­si­té des façons de par­ti­ci­per à l’«évènement Jésus », on peut accor­der plus de poids qu’on ne le fait habi­tuel­le­ment à la diver­si­té des styles que montre aujourd’hui la réa­li­té de l’être-catho : ils com­binent, avec une grande varié­té, l’attachement et la dis­tance, la confor­mi­té et l’originalité. C’est évi­dem­ment ren­for­cé par l’individualisme contem­po­rain : mais l’histoire et le pré­sent montrent qu’un catho n’est pas néces­sai­re­ment un homme ou une femme qui appar­tiennent au monde catho, mais qui cultivent à leur façon des liens avec l’évènement chris­tique et le mou­ve­ment catho. Dira-t-on alors qu’il y a les vrais et les faux cathos ? Les bru­lants et les tièdes, les mili­tants et les consom­ma­teurs ? Ce genre d’évaluation est ten­tant, peut-être inévi­table, mais risque avant tout de contour­ner la réa­li­té : on est tou­jours catho selon une for­mule ori­gi­nale de proxi­mi­té et de dis­tance avec ce qui est en cause : non pas d’abord l’organisation ecclé­sias­tique, ni davan­tage la com­mu­nau­té des mili­tants, mais l’évènement chris­tique et le plu­riel de sa résonance.

Témoins, maItres, traitres ?

Aus­si diver­si­fiée qu’elle soit, aus­si tra­ver­sée d’indépendances et de dis­tances, aus­si rela­ti­vi­sée par l’existence d’autres mou­vances chré­tiennes, il existe ain­si une com­mu­nau­té catho. Dans les limites de ces pages qui déjà s’allongent, je sug­gè­re­rai quelques remarques abruptes sur l’organisation de cette com­mu­nau­té et sur ses dis­cours de réfé­rence. Sur ses « auto­ri­tés », donc : on rejoint (enfin!) ce qui est pre­mier pour la logique domi­nante : le rap­port aux auto­ri­tés. Pour l’organisation, les choses sont assez simple : c’est un mono­pole clé­ri­cal (et donc mas­cu­lin) et hié­rar­chique — sauf par endroits à la base, où l’autogestion pro­gresse (sou­vent faute de clercs). Pour les dis­cours de réfé­rence, par delà les textes fon­da­teurs, et sur le fond d’un héri­tage théo­rique immense, c’est aujourd’hui une sur­abon­dance de dis­cours offi­ciels (ency­cliques, docu­ments en tous genres) média­ti­sés en petites phrases. La ques­tion que je creuse rebon­dit ici : com­ment la logique catho conduit-elle à se situer par rap­port à cette orga­ni­sa­tion et ce dis­cours ? Il me semble qu’on peut déve­lop­per ici deux niveaux d’analyse. Un niveau plus socio­lo­gique, d’abord : dans le contexte qui est le nôtre, ni l’organisation ni le dis­cours offi­ciels ne jouent un rôle déci­sif pour de nom­breux cathos en dehors — et ce n’est pas rien — de grandes orien­ta­tions comme l’attachement (récent) aux droits de l’homme, ou, dans une mesure très limi­tée, un dis­cours de morale sexuelle rigo­riste. Les rai­sons de cette rela­tive indif­fé­rence sont com­plexes. Sans doute, d’un côté, l’individualisme ambiant désa­morce à la fois l’affiliation aux struc­tures ins­ti­tu­tion­nelles et la cri­tique mili­tante de ces mêmes struc­tures. Sans doute aus­si, en post­mo­der­ni­té, pour le meilleur ou pour le pire, les éla­bo­ra­tions théo­riques ne font plus grand sens et ne sus­citent guère de pas­sion, qu’elle soit posi­tive ou néga­tive. Sans doute enfin l’essentiel, pour de nom­breux cathos, est de faire réson­ner comme ils le peuvent la mémoire du Christ et de lui inven­ter une fécon­di­té concrète. Mais il faut ici relan­cer le ques­tion­ne­ment : cette très banale dis­tance par rap­port aux struc­tures et dis­cours ins­ti­tu­tion­nels, quel est son sens dans la logique catho ? À nou­veau : un défi­cit d’adhésion ? Une paresse intel­lec­tuelle ? Une dis­si­dence ou un schisme silencieux ?

Il y a sur­ement de tout cela. Mais à ce point, je vou­drais une fois de plus lais­ser la réa­li­té pré­sente ren­voyer à la mémoire fon­da­trice. Quelle place y trouve cette dis­tance pro­blé­ma­tique envers la struc­ture institutionnelle ?

Il me semble que les textes évan­gé­liques, loin de l’ignorer, l’inscrivent dans le para­doxe de ce qu’on pour­rait appe­ler une auto­ri­té sus­pecte. En effet, d’un côté la pre­mière géné­ra­tion chré­tienne sou­ligne qu’elle ne vit pas d’elle-même, mais d’une mémoire et d’une annonce dont il y a des témoins auto­ri­sés. Ceux-ci, au fond, rap­pellent en per­ma­nence la dif­fé­rence entre ce que la com­mu­nau­té vit et ce qui ne cesse de la sus­ci­ter et de l’appeler, en quelque sorte d’au-delà d’elle-même : le Christ, l’Esprit. Mais en même temps, la mémoire fon­da­trice mul­ti­plie les aver­tis­se­ments : nul ne peut pré­tendre occu­per la place du Christ, unique « maitre » et ensei­gnant — et les pre­miers dis­ciples se sont pour­tant mon­trés avides de domi­na­tion et fon­ciè­re­ment rétifs à ce qu’ils sont char­gés de trans­mettre. Il est ain­si très signi­fi­ca­tif que chaque sou­ve­nir de la res­pon­sa­bi­li­té par­ti­cu­lière que l’homme de Naza­reth a confiée à Pierre soit accom­pa­gné d’un épi­sode de tra­hi­son, par le même Pierre, de ce qui lui a été confié ; très pré­ci­sé­ment, d’un refus obs­ti­né, répé­té, du che­min de modeste ser­vice, de contra­dic­tion accep­tée, de non-pou­voir radi­cal, qui a été le che­min de son maitre. La ten­ta­tion per­ma­nente de Pierre, « roc de l’Église », est celle de l’inversion même de la figure de Jésus en figure de pou­voir. Cet aver­tis­se­ment est ins­crit avec insis­tance dans le noyau de la logique catho : sans conver­sion sans cesse à reprendre, les « auto­ri­tés » dans l’Église ne peuvent que tra­hir l’évènement Jésus-Christ.

Bien au-delà d’histoires édi­fiantes, ce qu’on trouve ici consti­tue un élé­ment de réponse essen­tiel à la ques­tion : com­ment peut-on être catho ? Car cela signi­fie que la logique catho com­porte, non seule­ment un espace de diver­si­té et de dis­tance par rap­port à la confor­mi­té ins­ti­tu­tion­nelle, mais aus­si une place pour la résis­tance, ou la dis­si­dence, par rap­port à ce qui semble la carac­té­ris­tique du catho­li­cisme romain : sa struc­ture hié­rar­chique. L’argument « Ame­ri­ca, Love it or leave it » que cer­tains assé­naient naguère aux objec­teurs amé­ri­cains à la guerre du Viet­nam est encore moins per­ti­nent ici, sous la forme « accep­tez votre Église comme elle est et comme ses auto­ri­tés la défi­nissent, ou quit­tez la ! » Cette logique d’alternative — dedans ou dehors — est le fruit du sché­ma qui réduit l’être-catho par une appar­te­nance fidèle. Oui, la logique struc­tu­rante de l’être-catho com­porte une mise en com­mun, un par­tage fon­da­teur de la foi, mais dans ce par­tage elle ins­ti­tue un jeu, non seule­ment de liber­té errante, mais aus­si de vigi­lance cri­tique, et même de dis­si­dence. Ain­si, le « com­plexe anti­ro­man » qu’on attri­bue par­fois aux cathos dis­si­dents est-il en fait pro­fon­dé­ment conforme à la logique catho — comme le confirme le grand exemple de Paul s’opposant fron­ta­le­ment à Pierre, dès les ori­gines, sur les ques­tions déci­sives de l’accueil des païens dans l’Église, et par consé­quent d’une inévi­table rup­ture avec la com­mu­nau­té juive.

Mais le mal­heur, pour de nom­breux cathos, c’est que cette situa­tion de dis­si­dence, d’objection de conscience jusqu’à l’exil inté­rieur, dure main­te­nant depuis bien long­temps et débouche sou­vent sur l’exil tout court.

Tous comptes faits…

Com­ment peut-on être catho ? Au fil de cette ana­lyse sont appa­rus des élé­ments qui montrent com­ment l’être-catho peut faire sens — sur­tout si on passe d’une logique de l’appartenance ins­ti­tu­tion­nelle à celle d’une his­toire qui vient de loin et qu’on tente en réso­nance avec d’autres. Mais cette his­toire est tis­sée d’errances, et même d’horreurs, autant que de mer­veilles d’humanité. Et sur­tout, à cer­tains moments, c’est la masse et la struc­ture du réseau catho qui semblent s’orienter de façon obs­ti­née dans des logiques qui sub­ver­tissent en vio­lence l’espérance même dont elles auraient à témoi­gner. Alors, même l’objection de conscience peut deve­nir radi­cale, la dis­tance et le débat peuvent deve­nir rup­ture, parce qu’il faut assu­mer ses res­pon­sa­bi­li­tés une fois qu’on a « tout bien pesé ». La seule façon pos­sible d’être chré­tien peut alors être de ne plus être catho.

Depuis l’évènement Jésus, une grande frac­ture dra­ma­tique brise ain­si la com­mu­nau­té chré­tienne à peu près tous les demi-mil­lé­naires, et en pro­gres­sant chaque fois d’un bon mil­lier de kilo­mètres vers l’ouest. Au pre­mier siècle, à Jéru­sa­lem, rup­ture entre les chré­tiens et leur com­mu­nau­té juive d’origine ; au Ve siècle, rup­tures de nom­breuses com­mu­nau­tés d’Orient à pro­pos de la per­sonne de Jésus (homme ? Dieu?); au XIe siècle, à Constan­ti­nople, rup­ture entre les Églises d’Orient et celle d’Occident ; au XVIe siècle, en Europe cen­trale, entre les Églises pro­tes­tantes et l’Église romaine. À ce rythme, le temps serait proche d’une nou­velle grande frac­ture. Une hypo­thèse plau­sible est qu’elle se joue­rait, si elle se cris­tal­lise, autour du sys­tème clé­ri­cal en vigueur dans l’Église romaine, qui devient pour beau­coup insup­por­table : exclu­sion géné­rale des femmes des fonc­tions dans l’Église, mono­po­li­sa­tion auto­ri­taire de ces fonc­tions par la tri­bu des céli­ba­taires consa­crés, et dans la fou­lée rai­dis­se­ment d’une approche abs­traite, et donc sou­vent vio­lente, de la sexua­li­té. Nom­breux sont déjà ceux dont la dis­tance s’est creu­sée pro­gres­si­ve­ment, jusqu’à deve­nir exode — en atten­dant peut-être, pour cer­tains, des jours meilleurs. En trou­vant, par­fois, une autre com­mu­nau­té d’accueil où s’enraciner. Mais aus­si, et bien plus sou­vent, en expé­ri­men­tant l’insignifiance, pour eux désor­mais, de l’expérience chrétienne.

Com­ment peut-on être catho ? La ques­tion prend ou reprend alors son sens radical.

  1. Lettre à Rome. Le pro­blème de la liber­té d’expression dans les struc­tures actuelles de l’Église, in E. Ortigues, La révé­la­tion et le droit, Beau­chesne, 2007. Pour les cir­cons­tances de ce texte, voir E. Ortigues, Sur la phi­lo­so­phie et la reli­gion. Les entre­tiens de Cou­tances, recueillis par P.-Y. Le Quel­lec et M. Taf­fo­reau, Presses uni­ver­si­taires de Rennes, 2003, en par­ti­cu­lier p. 89 – 97.
  2. Edmond Ortigues (1917 – 2005) a lais­sé plu­sieurs œuvres mar­quantes : Le dis­cours et le sym­bole (Aubier, 1962); avec Marie-Cécile Ortigues, Œdipe afri­cain (Plon, 1966); Reli­gions du livre, reli­gions de la cou­tume (Le Syco­more, 1981); et dans l’Ency­clopæ­dia uni­ver­sa­lis, les vigou­reux articles « Athéisme » (1982), « Psy­chia­trie com­pa­rée, sciences humaines » (1979).
  3. Voir F. Leprieur, Quand Rome condamne, Plon-Cerf, 1989.
  4. On ne peut qu’être frap­pé — déses­pé­ré ? — par la conver­gence de ce diag­nos­tic avec l’analyse qu’à un demi-siècle de dis­tance Albert Bas­te­nier publie dans ce numéro.
  5. E. Ortigues, Lettre à Rome, op. cit., p. 33. Un bon exemple est la dif­fi­cul­té des auto­ri­tés catho­liques à admettre une mise en cause struc­tu­relle de la culture catho par les drames de la sexua­li­té des clercs.
  6. Ce ren­voi réci­proque, qui tisse l’histoire biblique et cris­tal­lise dans la figure de Jésus telle que ses dis­ciples l’expérimentent, sera théo­ri­sé comme « dogme » en 471 à Chal­cé­doine, dans le lan­gage du « mer­veilleux échange » entre les « deux natures » de la « per­sonne » (unique) de Jésus, plei­ne­ment humain et plei­ne­ment divin, « sans confu­sion ni sépa­ra­tion ». Voir José Reding, « Le dogme chré­tien comme gram­maire d’agapè », dans Fr. Cop­pens (dir.), Varia­tions sur Dieu. Lan­gages, silences, pra­tiques, Fusl, 2005.

Guillaume de Stexhe


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